E.A.F – Les sujets donnés en Polynésie Française le 8 juin. Entraînez-vous !

SERIE L

Objet d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours.

Texte A : Étienne de LA BOÉTIE, Discours de la servitude volontaire, 1574
Texte B : Jean RACINE, Britannicus, IV, 4, vers 1428 à 1454, 1669
Texte C : Denis DIDEROT, Encyclopédie, extrait de l’article « Autorité politique », 1751
Texte D : Victor HUGO, Les Châtiments, « Le Parti du crime » (section 6), 1853

Texte A : Étienne DE LA BOÉTIE, Discours de la servitude volontaire, rédigé en
1549, publié en 1574

Pauvres et misérables peuples insensés, nations opiniâtres 1 en votre mal et aveugles en votre bien, vous vous laissez emporter devant vous le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, voler vos maisons et les dépouiller des meubles anciens et paternels ! Vous vivez de sorte que vous ne vous pouvez vanter que rien soit à vous ; et semblerait que meshui ce vous serait grand heur 2 de tenir à  ferme vos biens, vos familles et vos vies ; et tout ce dégât, ce malheur, cette ruine, vous vient, non pas des ennemis, mais certes oui bien de l’ennemi, et de celui que vous faites si grand qu’il est, pour lequel vous allez si courageusement à la guerre, pour la grandeur duquel vous ne refusez point de présenter à la mort vos personnes. Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. D’où a-t-il pris tantd’yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez 3 ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d’où les a-t-il, s’ils ne sont des vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par  vous ? Comment vous oserait-il courir sus 4 , s’il n’avait intelligence avec vous ? Que vous pourrait-il faire, si vous n’étiez receleurs 5 du larron 6 qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ? Vous semez vos fruits, afin qu’il en fasse le dégât ; vous meublez et remplissez vos maisons, afin de fournir à ses pilleries ; vous nourrissez vos filles, afin qu’il ait de quoi soûler sa luxure 7 ; vous  nourrissez vos enfants, afin que, pour le mieux qu’il leur saurait faire, il les mène en ses guerres, qu’il les conduise à la boucherie, qu’il les fasse les ministres de ses convoitises, et les exécuteurs de ses vengeances ; vous rompez à la peine vos personnes, afin qu’il se puisse mignarder 8 en ses délices et se vautrer dans les sales et vilains plaisirs ; vous vous affaiblissez, afin de le rendre plus fort et roide à vous  tenir plus courte la bride ; et de tant d’indignités, que les bêtes mêmes ou ne les sentiraient point, ou ne l’endureraient point, vous pouvez vous en délivrer, si vous l’essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre.

1 Opiniâtre : qui est obstiné dans sa résolution, tenace dans sa volonté.
2 « et semblerait que meshui ce vous serait grand heur » : lire « et cependant, il semblerait que maintenant ce vous serait grand bonheur ».
3 Bailler : donner.
4 Courir sus : poursuivre.
5 Receleur : personne coupable de recel ; action de garder en sa possession des objets que l’on sait avoir été volés par un autre.
6 Larron : voleur.
7 Soûler sa luxure : assouvir ses désirs.
8 Mignarder : faire des manières, prendre des airs affectés.

Texte B : Jean RACINE, Britannicus, IV, 4, vers 1428 à 1454, 1669

La scène se passe à Rome, au I er siècle après J.-C., dans le palais du jeune
empereur Néron. Il envisage d’empoisonner son frère Britannicus, son rival politique,
mais il hésite. Il se tourne vers son conseiller Narcisse.

NÉRON
Sur les pas des tyrans veux-tu que je m’engage,
Et que Rome, effaçant tant de titres d’honneur,
Me laisse pour tous noms celui d’empoisonneur ?
Ils 1 mettront ma vengeance au nom des parricides 2 .
NARCISSE
Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides ? 
Avez-vous prétendu qu’ils se tairaient toujours ?
Est-ce à vous de prêter l’oreille à leurs discours ?
De vos propres désirs perdrez-vous le mémoire ?
Et serez-vous le seul que vous n’oserez croire ?
Mais, Seigneur, les Romains ne vous sont pas connus. 
Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus.
Tant de précaution affaiblit votre règne :
Ils croiront, en effet, mériter qu’on les craigne.
Au joug, depuis longtemps, ils se sont façonnés :
Ils adorent la main qui les tient enchaînés. 
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.
Leur prompte servitude a fatigué Tibère 3 .
Moi-même, revêtu d’un pouvoir emprunté,
Que je reçus de Claude 4 avec la liberté,
J’ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée, 
Tenté leur patience, et ne l’ai point lassée.
D’un empoisonnement vous craignez la noirceur ?
Faites périr le frère, abandonnez la sœur 5 ;
Rome, sur ses autels prodiguant 6 leurs victimes,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes ; 
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés.

1. Ils : les Romains.
2 Parricide : assassinat du père.
3 Tibère : empereur romain (42 avt J.C.-37 après J.C.).
4 Claude : empereur romain (41-54) qui régna avant Néron et fit de l’esclave Narcisse un de ses proches conseillers.
5 Sœur : il s’agit d’Octavie, sœur de Britannicus et épouse de Néron.
6 Prodiguer : fournir en abondance.

Texte C : Denis DIDEROT, Encyclopédie, « Autorité politique » (extrait), 1751
Autorité politique

   Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du Ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la puissance paternelle 1 : mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l’état de nature, elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d’une autre origine que la nature. Qu’on examine bien et on la fera toujours remonter à l’une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé ; ou le consentement de ceux qui s’y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré l’autorité.
   La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation et ne dure qu’autant que la force de celui qui commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent : en sorte que, si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu’ils secouent le joug 2 , ils le font avec autant de droit et de justice que l’autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l’autorité la défait alors : c’est la loi du plus fort.
   Quelquefois l’autorité qui s’établit par la violence change de nature ; c’est lorsqu’elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu’on a soumis : mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler et celui qui se l’était arrogée 3 devenant alors prince cesse d’être tyran.

1 A l’époque de Diderot, le père avait toute puissance sur sa famille.
2 Joug : pièce de bois qui sert à attacher les bœufs ; symbolise l’asservissement.
3 Arrogée : attribuée sans y avoir droit.

Texte D : Victor HUGO, Les Châtiments, « Le Parti du crime », 1853

Après le coup d’État du 2 décembre 1851 organisé par Louis-Napoléon Bonaparte
qui rétablit l’Empire, Victor Hugo est contraint de s’exiler à Jersey où il écrit une
grande partie des Châtiments. Cette œuvre exprime l’indignation du poète face à
l’illégitimité et aux excès du nouveau régime.

[…]
Et maintenant il règne, appuyant, ô patrie,
Son vil talon fangeux 1 sur ta bouche meurtrie ;
Voilà ce qu’il a fait ; je n’exagère rien ;
Et quand, nous indignant de ce galérien
Et de tous les escrocs de cette dictature, 
Croyant rêver devant cette affreuse aventure,
Nous disons, de dégoût et d’horreur soulevés :
– Citoyens, marchons ! Peuple, aux armes, aux pavés !
À bas ce sabre abject qui n’est pas même un glaive !
Que le jour reparaisse et que le droit se lève ! – 
C’est nous, proscrits frappés par ces coquins hardis,
Nous, les assassinés, qui sommes les bandits !
Nous qui voulons le meurtre et les guerres civiles !
Nous qui mettons la torche aux quatre coins des villes !
Donc trôner par la mort, fouler aux pieds le droit ; 
Être fourbe, impudent, cynique, atroce, adroit ;
Dire : je suis César, et n’être qu’un maroufle 2 ;
Étouffer la pensée et la vie et le souffle ;
Forcer quatre-vingt-neuf 3 qui marche à reculer ;
Supprimer lois, tribune et presse ; museler 
La grande nation comme une bête fauve ;
Régner par la caserne et du fond d’une alcôve ;
Restaurer les abus au profit des félons ;
Livrer ce pauvre peuple aux voraces Troplongs 4. ,
Sous prétexte qu’il fut, loin des temps où nous sommes, 
Dévoré par les rois et par les gentilshommes ;
Faire manger aux chiens ce reste des lions ;
Prendre gaîment pour soi palais et millions ;
[…]
Ceci, c’est la justice, ô peuple, et la vertu !

Jersey, novembre 1852

1 Fangeux : abject, qui inspire le dégoût, le mépris.
2 Maroufle (familier) : personnage grossier ou malhonnête.
3 Quatre-vingt-neuf : allusion à la Révolution de 1789.
4 Troplongs : référence à Raymond-Théodore Troplong, rapporteur de la loi qui rétablit l’Empire.

ÉCRITURE

I. Après avoir lu les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

        De quelles façons le pouvoir d’un seul homme s’impose-t-il d’après ces textes ?

II. Vous traiterez ensuite au choix l’un des sujets suivants (16 points) :

1. Commentaire :
Vous ferez le commentaire du texte de Victor Hugo (texte D)

2. Dissertation :
  Quelles sont les armes dont disposent les écrivains pour défendre la liberté des hommes ? Vous répondrez à cette question en un développement structuré, en vous appuyant sur les textes du corpus et sur ceux étudiés pendant l’année. Vous pouvez aussi faire appel à vos connaissances et lectures personnelles.

3. Invention :
  A l’occasion d’une réédition du Discours de la servitude volontaire (texte A), vous rédigez une lettre destinée à l’éditeur : cette lettre justifiera ou remettra en question la vision du peuple qu’Etienne de la Boétie défend dans son ouvrage. Vous illustrerez votre réflexion d’exemples tirés de vos lectures et de votre culture personnelle.
  Votre texte comportera 60 lignes au minimum.

SERIES S / ES

Objet d’étude : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours.

Texte A : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.
Texte B : Honoré de Balzac, La Maison du chat-qui-pelote, 1842 corrigé par l’auteur.
Texte C : Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839.
Texte D : André Gide, Isabelle, 1911.

Texte A : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678

Amoureuse de Monsieur de Nemours, la princesse de Clèves, par fidélité envers son mari, lutte contre ses sentiments et se retire dans une maison de campagne. Monsieur de Nemours, ignorant cet amour, cherche à la voir.

[…] Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet 1 , toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait Mme de Clèves. Il vit qu’elle était seule, mais il la vit d’une si admirable beauté, qu’à peine fut-il maître du transport 2 que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans, elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisait des nœuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps et qu’il avait donnée à sa sœur, à qui Mme de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à M. de Nemours. Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur, elle prit un flambeau et s’en alla, proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours, elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner.
   On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du  rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant.
   Ce prince était aussi tellement hors de lui-même, qu’il demeurait immobile à regarder Mme de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devait attendre à lui parler qu’elle allât dans le jardin, il crut qu’il pourrait le faire avec plus de sûreté, parce qu’elle serait plus éloignée de ses femmes 3 , mais, voyant qu’elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant de douceur et de le voir devenir plein de sévérité et de colère ! 
   Il trouva qu’il y avait eu de la folie, non pas à venir voir Mme de Clèves sans en être vu, mais à penser de s’en faire voir, il vit tout ce qu’il n’avait point encore envisagé. Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre, au milieu de la nuit, une personne à qui il n’avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu’il ne devait pas prétendre qu’elle le voulût écouter, et qu’elle aurait une juste colère du péril où il l’exposait par les accidents qui pouvaient arriver. Tout son courage l’abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à prendre la résolution de s’en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoins par le désir de lui parler, et rassurépar les espérances que lui donnait tout ce qu’il avait vu, il avança quelques pas, mais avec tant de trouble, qu’une écharpe qu’il avait, s’embarrassa dans la fenêtre, en  sorte qu’il fit du bruit. Mme de Clèves tourna la tête, et, soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle le pût distinguer, elle crut le reconnaître et sans balancer 4 ni se retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes. […]

1 Cabinet : petit salon.
2 Transport : vive émotion.                                                                                                      3 Femmes : dames de compagnie de la princesse de Clèves.
4 Sans balancer : sans hésiter

Texte B : Honoré de Balzac, La Maison du chat-qui-pelote, 1842 corrigé par
l’auteur.

À Paris, devant une maison dont le rez-de-chaussée est occupé par le magasin La Maison du chat-qui-pelote, tenu par le drapier Guillaume, un jeune homme est arrêté sur le trottoir d’en face depuis un long moment, observant attentivement la façade.

[…] En ce moment, une main blanche et délicate fit remonter vers l’imposte 1 la partie inférieure d’une des grossières croisées du troisième étage, au moyen de ces coulisses dont le tourniquet laisse souvent tomber à l’improviste le lourd vitrage qu’il doit retenir. Le passant fut alors récompensé de sa longue attente. La figure d’une jeune fille, fraîche comme un de ces blancs calices qui fleurissent au sein des eaux, se montra couronnée d’une ruche en mousseline froissée 2 qui donnait à sa tête un air d’innocence admirable.       Quoique couverts d’une étoffe brune, son cou, ses épaules s’apercevaient, grâce à de légers interstices ménagés par les mouvements du sommeil. Aucune expression de contrainte n’altérait ni l’ingénuité de ce visage, nile calme de ces yeux immortalisés par avance dans les sublimes compositions de Raphaël 3 : c’était la même grâce, la même tranquillité de ces vierges devenues proverbiales. Il existait un charmant contraste produit par la jeunesse des joues de cette figure, sur laquelle le sommeil avait comme mis en relief une surabondance de vie, et par la vieillesse de cette fenêtre massive aux contours grossiers, dont l’appui était noir. Semblable à ces fleurs de jour qui n’ont pas encore au matin déplié leur tunique roulée par le froid des nuits, la jeune fille, à peine éveillée, laissa errer ses yeux bleus sur les toits voisins et regarda le ciel ; puis, par une sorte d’habitude, elle les baissa sur les sombres régions de la rue, où ils rencontrèrent aussitôt ceux de son adorateur : la coquetterie la fit sans doute souffrir d’être vue en déshabillé, elle se retira vivement en arrière, le tourniquet tout usé tourna, la croisée redescendit  avec cette rapidité qui, de nos jours, a valu un nom odieux à cette naïve invention de nos ancêtres, et la vision disparut. Pour ce jeune homme, la plus brillante des étoiles du matin semblait avoir été soudain cachée par un nuage.
   […] Mais, en ce moment, le vieux drapier ne fit aucune attention à ses apprentis, il était occupé à chercher le motif de la sollicitude avec laquelle le jeune homme en bas de soie et en manteau portait alternativement les yeux sur son enseigne et sur les profondeurs de son magasin. Le jour, devenu plus éclatant, permettait d’y apercevoir le bureau grillagé, entouré de rideaux en vieille soie verte, où se tenaient les livres immenses, oracles muets de la maison. Le trop curieux étranger semblait convoiter ce petit local, y prendre le plan d’une salle à manger latérale, éclairée par un vitrage pratiqué dans le plafond, et d’où la famille réunie devait facilement voir, pendant ses repas, les plus légers accidents qui pouvaient arriver sur le seuil de la boutique. Un si grand amour pour son logis paraissait suspect à un négociant qui avait subi le régime du Maximum 4 . Monsieur Guillaume pensait donc assez naturellement que cette figure sinistre en voulait à la caisse du  Chat-qui-pelote. Après avoir discrètement joui du duel muet qui avait lieu entre son patron et l’inconnu, le plus âgé des commis hasarda de se placer sur la dalle où était monsieur Guillaume, en voyant le jeune homme contempler à la dérobée les croisées du troisième. Il fit deux pas dans la rue, leva la tête, et crut avoir aperçu mademoiselle Augustine Guillaume qui se retirait avec précipitation.

1 Imposte : partie supérieure d’une fenêtre ici appelée « croisée ».
2 Ruche en mousseline froissée : coiffe de nuit en étoffe légère et plissée.
3 Raphaël : peintre de la Renaissance.
4 Régime du maximum : régime voté en 1793 par la Convention, fixant le prix maximum des produits de première nécessité et prévoyant jusqu’à la mort pour les contrevenants.

Texte C : Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839.

Fabrice del Dongo, prisonnier pour des raisons politiques, est enfermé dans une tour qui
surplombe une volière ; il y a aperçu Clélia, la fille du geôlier, et attend son retour.

    Mais enfin, à son inexprimable joie, après une si longue attente et tant de regards, vers midi Clélia vint soigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il était debout contre les énormes barreaux de sa fenêtre et fort près. Il remarqua qu’elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements avaient l’air gêné, comme ceux de quelqu’un qui se sent regardé. Quand elle l’aurait voulu, la pauvre fille n’aurait pas pu oublier le sourire si fin qu’elle avait vu errer sur les lèvres du prisonnier, la veille, au moment où les gendarmes l’emmenaient du corps de garde.
    Quoique, suivant toute apparence, elle veillât sur ses actions avec le plus grand soin, au moment où elle s’approcha de la fenêtre de la volière, elle rougit fort  sensiblement. La première pensée de Fabrice, collé contre les barreaux de fer de sa fenêtre, fut de se livrer à l’enfantillage de frapper un peu avec la main sur ces barreaux, ce qui produirait un petit bruit ; puis la seule idée de ce manque de délicatesse lui fit horreur. Je mériterais que pendant huit jours elle envoyât soigner ses oiseaux par sa femme de chambre. Cette idée délicate ne lui fût point venue à Naples ou à Novare.
    Il la suivait ardemment des yeux : Certainement, se disait-il, elle va s’en aller sans daigner jeter un regard sur cette pauvre fenêtre, et pourtant elle est bien en face. Mais, en revenant du fond de la chambre que Fabrice, grâce à sa position plus élevée apercevait fort bien, Clélia ne put s’empêcher de le regarder du haut de l’œil, tout en marchant, et c’en fut assez pour que Fabrice se crût autorisé à la saluer. Ne sommes-nous pas seuls au monde ici ? se dit-il pour s’en donner le courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile et baissa les yeux ; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement ; et évidemment, en faisant effort sur elle-même, elle salua le prisonnier avec le mouvement le plus grave et le plus distant, mais elle ne put  imposer silence à ses yeux ; sans qu’elle le sût probablement, ils exprimèrent un instant la pitié la plus vive. Fabrice remarqua qu’elle rougissait tellement que la teinte rose s’étendait rapidement jusque sur le haut des épaules, dont la chaleur venait d’éloigner, en arrivant à la volière, un châle de dentelle noire. Le regard involontaire par lequel Fabrice répondit à son salut redoubla le trouble de la jeune fille. Que cette  pauvre femme serait heureuse, se disait-elle en pensant à la duchesse 1 , si un instant seulement elle pouvait le voir comme je le vois !
    Fabrice avait eu quelque léger espoir de la saluer de nouveau à son départ ; mais, pour éviter cette nouvelle politesse, Clélia fit une savante retraite par échelons, de cage en cage, comme si, en finissant, elle eût dû soigner les oiseaux placés le 
plus près de la porte. Elle sortit enfin ; Fabrice restait immobile à regarder la porte par laquelle elle venait de disparaître ; il était un autre homme.

1 La duchesse désigne ici la tante de Fabrice

Texte D : André Gide, Isabelle, 1911.

Séjournant dans le château d’une famille noble ruinée, le narrateur découvre l’existence
d’Isabelle, qui s’est déshonorée aux yeux de ses parents qui l’ont reniée. Une nuit, elle
vient demander de l’argent à sa tante Mme Floche et sa mère Mme de Saint-Auréol les
surprend. Le narrateur caché est le témoin de cette scène.

     J’étais comme au spectacle. Mais puisqu’elles ne se savaient pas observées, pour qui ces deux marionnettes jouaient-elles la tragédie ? Les attitudes et les gestes de la fille me paraissaient aussi exagérés, aussi faux que ceux de la mère… Celle-ci me faisait face, de sorte que je voyais de dos Isabelle qui, prosternée, gardait sa pose d’Esther 1 suppliante ; tout à coup je remarquai ses pieds : ils étaient chaussés en pou-de-soie 2 couleur prune, autant qu’il me sembla et que l’on en pouvait juger encore sous la couche de boue qui recouvrait les bottines ; au-dessus, un bas blanc, où le volant de la jupe, en se relevant, mouillé, fangeux, avait fait une traînée sale… Et soudain, plus haut que la déclamation de la vieille, retentit en moi tout ce que ces pauvres objets racontaient d’aventureux, de misérable. Un sanglot m’étreignit la gorge ; et je me promis, quand Isa quitterait la maison, de la suivre à travers le jardin.
    Mme de Saint-Auréol cependant avait fait trois pas vers le fauteuil de Mme Floche :
   « – Allons ! donnez-moi ces billets ! Pensez-vous que, sous votre mitaine 3 , je ne voie pas se froisser le papier ? Me croyez-vous aveugle, ou folle ? Donnez-moi cet argent, vous dis-je ! » Et, mélodramatiquement, approchant les billets, dont elles’était emparée, de la flamme d’une des bougies du candélabre :
   « – Je préfèrerais brûler le tout (faut-il dire qu’elle n’en faisait rien) plutôt que
de lui donner un liard 4 . »
   Elle glissa les billets dans sa poche et reprit son geste déclamatoire : 
  « – Fille ingrate ! Fille dénaturée ! Le chemin qu’ont pris mes bracelets et mes colliers, vous saurez l’apprendre à mes bagues ! » Ce disant, d’un geste habile de sa main étendue, elle en fit tomber deux ou trois sur le tapis. Comme un chien affamé se jette sur un os, Isabelle s’en saisit.
   « – Partez, à présent : nous n’avons plus rien à nous dire, et je ne vous 
reconnais plus. »                                                                                                                     Puis ayant été prendre un éteignoir sur la table de nuit, elle en coiffa successivement chaque bougie du candélabre, et partit.

1 Esther : princesse biblique, héroïne d’une tragédie de Racine.
2 Pou-de-soie : étoffe grossière.
3 Mitaine : gant laissant à découvert l’extrémité des doigts.
4 Liard : monnaie de très faible valeur.

ÉCRITURE

I – Vous répondrez d’abord à la question suivante (4 points) :

Observer et être observé : selon vous quel est l’intérêt du jeu des regards dans les quatre textes du corpus ?

II – Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des trois sujets suivants (16 points) :

1. Commentaire :
  Vous commenterez le texte d’André Gide (texte D).

2. Dissertation :
     Quand on lit un roman, voit-on à travers les yeux du personnage ?
     Vous répondrez à la question en vous fondant sur les textes du corpus ainsi que sur les textes que vous avez étudiés et lus.

3. Invention :
  A partir des éléments du texte de Stendhal (texte C), écrivez le monologue intérieur de Clélia depuis son entrée jusqu’à la sortie de la volière.
  Votre texte comportera une soixantaine de lignes environ.

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