L’art de la narration chez Rembrandt (1606–1669)

Voir aussi « Rembrandt et l’iconographie religieuse » .

https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_tableaux_de_Rembrandt

http://www.rembrandtpainting.net/complete_catalogue/complete_catalogue.htm

The Rembrandt Research Project  

https://fr.wikipedia.org/wiki/Gravures_de_Rembrandt

https://essentiels.bnf.fr/fr/arts/arts-graphiques/4d8a9112-a401-4f51-93da-27b25b692cad-estampes-grand-siecle/personnalite/188bca69-065f-4e76-93b1-d739dcd86552-rembrandt

https://essentiels.bnf.fr/fr/fichier/9ccb23e9-7977-4f7f-a77b-a3fa6ea44c3c-rembrandt-lumiere-lombre

Introduction.

Contrairement à ce qui était la règle en Hollande du Siècle d’or (XVIIe) (calviniste), pays dans lequel la décoration domestique par des tableaux (paysages,  scènes de genre, portraits) était la plus largement diffusée, y compris dans les milieux populaires, Rembrandt a été un artiste polyvalent.

Dans un pays Calviniste, la peinture est absente des églises mais un peintre peut peindre des sujets religieux, la crise iconoclaste de la fin du XVIe passée, la peinture religieuse réapparaît dans les villes hollandaises. Pour se distinguer tu tableau d’autel, du retable à plusieurs volets celles-ci sont peintes sur des toiles montées sur châssis, donc des tableaux de chevalet. Les peintres hollandais ne peuvent pas compter sur autant de grandes commandes religieuses qu’en pays catholique mais Rembrandt montre cependant une véritable prédilection pour les sujets religieux.

Rembrandt a utilisé très souvent le motif du livre ouvert en le magnifiant comme pour renforcer cette vision calviniste de la religion (selon la devise Sola Scriptura, Sola Gratia, Sole Fide). Le texte est magnifié en tant que tel plutôt que par des compositions extraordinaires aux personnages puissants et au mouvement tourbillonnant à la Rubens. C’est un défi immense pour des peintres qui avaient le sens de la narration et de la théâtralité comme Rembrandt, que de créer un art biblique illustrant de façon directe l’Ecriture sans charger la composition de figures agitées, d’ornementations et de décors architecturaux compliqués.

 La particularité de R. est d’attirer notre attention à la fois sur le centre de la composition (le personnage ou la scène représentée) mais aussi sur la matière colorée elle même. Il assombrit la surface des êtres et des choses quand la plupart des autres peintres se souciait des détails. Les personnages surgissent du fond et apparaissent en pleine lumière. Les pigments ne sont pas seulement colorés mais travaillés, modelés presque « sculptés » sur la surface du tableau.

Il a pratiqué tous les genres que ce soit en gravure ou en peinture. Mais ce qui a fait sa grandeur, et qui nous séduit aujourd’hui encore, c’est sa faculté de raconter, de mettre en scène les thèmes bibliques ou mythologiques en insistant sur l’émotion, sur la psychologie des personnages vers lesquels il concentre de plus en plus son attention au détriment du décor.

(voir par exemple les personnages monumentaux :

– Moïse brandissant les tables de la Loi (1659, Gemäldegalerie, Berlin),

rembrandt Moise et les tables de la loi

– Saint Matthieu et l’ange (1661, Louvre).

rembrandt saint matthieu et l'ange

Comment Rembrandt envisageait-il la peinture narrative ?

1. Sa capacité à s’adresser par l’émotion à la fois à l’oeil, à l’esprit et à l’imagination du spectateur connaisseur.

Les histoires peintes par Rembrandt semblent solliciter l’oeil et l’esprit pour déchiffrer le sens des images – comme les personnages dans le Festin de Balthasar, les caractères mystérieux apparus sur la paroi (vers 1635, National Gallery, Londres) – des visages dissimulant la haine :David jouant de la harpe devant Saül(vers 1629, Städelsches Kunstinstitut, Francfort). (autre version de Mauritsuis à La Haye ici)

Mais aussi l’ouïe : Saint Pierre et saint Paul en conversation (1628, National Gallery of Victoria, Melbourne) :

Rembrandt, Dispute entre deux vieillards, 1628, huile sur panneau de chêne, 72,4 x 59,7 cm. National Gallery of Victoria, Melbourne.

ou le toucher : la main d’Aristote contemplant le buste d’Homère, peint pour Antonio Ruffo, gentilhomme de Messine en 1653 (Metropolitan Museum, New York), Jacob bénissant les fils de Joseph (1656, Gemäldegalerie, Kassel). Ces figures bibliques sont peut-être à interpréter, à la lumière des recherches sur l’imaginaire des contemporains de Rembrandt inspiré de pièces de théâtre contemporaines (voir partie sur la théâtralité ci-dessous).

Dans l’une des sept lettres de lui que nous avons conservées, adressées à Constantijn Huygens, Rembrandt indique qu’il a recherché longuement, en élaborant les tableaux pour le stathouder, « le mouvement le plus grand et la plus naturel possible ». Le terme mouvement doit probablement être compris dans le sens des « mouvements de l’âme » que le peintre devait savoir saisir selon le poète latin Martial. Une exposition d’eaux fortes de la collection Frits Lugt (Institut néerlandais de Paris)  intitulée Rembrandt en tant que narrateur génial avait été organisée en 2006 à Leyde, sa ville natale, afin de montrer l’extraordinaire capacité de l’artiste hollandais à se concentrer sur des moments particuliers du récit, sans pour autant innover complètement comme l’a montré Christian Tümpel  dans « Rembrandt, études iconographiques« .

Selon l’historien de l’art nordique (il a également repris plusieurs Vies de peintres de Vasari)  et théoricien de l’art  Karel van Mander auteur d’un ouvrage fondamental :

Het Schilder-Boeck ou Schilder-boek (connu en français comme Le livre des peintresla narration, dans l’art, peut s’exprimer selon deux modes antinomiques :

surpeuplé (avec beaucoup de « figurants ») ou solitaire,
plantureux (décors riches) ou parcimonieux (cadre dépouillé).

Rembrandt a pratiqué toutes les deux mais il les transcende souvent pour créer des scènes inédites au-delà des conventions. C’est ce qui explique souvent la difficulté de saisir le sens de la scène que ce soit dans des grandes compositions comme Le Mariage de Samson que dans des représentations parcimonieuses comme la gravure intitulée  « La Grande mariée juive » , une femme imposante tenant une lettre, sorte de portrait, peut-être de Saskia mais dont le sujet réel nous échappe. (vous trouverez sur le site de la BNF des explications et des hypothèse quant au sens de cette œuvre).

Karel Van Mander affirme :

« Des esprits intelligents poussent à inclure (quand cela convient) pour créer l’abondance dans l’histoire : chevaux, chiens et autres animaux, apprivoisés ainsi que des bêtes sauvages et oiseaux des forêts ; de jeunes gens et jolies jeunes filles, vieillards, matrones, enfants de toutes sortes ainsi que des paysages, des éléments d’architecture, bijoux accoutrements et ornements ».

Par exemple dans le dessin Rebecca quittant la maison de ses parents (pour aller épouser Isaac) ci-dessous, épisode de la Genèse (24), il ajoute aux chameaux du texte un éléphant dans le cortège, et d’autres personnages non cités dans le texte.
Rembrandt annote le dessin sur le bord du papier ci-dessous : « il faudrait ajouter beaucoup de voisins qui viennent la voir s’en aller. »

Départ de Rebecca de la maison de ses parents, Stuttgart encre brune et lavis, 18x30cm.

Il embellit le récit mais Van Mander prend de son côté position contre la tentation de la profusion : « Les bons maîtres, dans leurs oeuvres majeures, évitent souvent l’excès (…) Ces artistes ne suivent pas la mode des avocats et procureurs qui utilisent beaucoup de mots (…) ils imitent plutôt les grands monarques (…) qui, sans guère parler, communiquent leurs volontés en quelques mots écrits ou prononcés(…) ».

Inversement dans le Samson et Dalila de Berlin (1628, panneau, 61×40 cm) on voit toute la force de suggestion narrative de Rembrandt dans une économie de moyens. Mais Van Mander opte pour la sobriété, peu de fioritures (comme dans le discours) les plaidoyers bavards sont inefficaces. Comme pour la Bethsabée du Louvreil réduit le récit à la vue d’une femme nue en train de se faire essuyer les pieds par une servante et tenant une lettre dans la main.

Rembrandt, Bethsabée (sous les traits de la concubine de l’artiste, Hendrickje Stoffels.) au bain tenant la lettre de David, 1654, huile sur toile, 142×142 cm. Musée du Louvre.

La focalisation sur l’état psychique de la Bethsabée en excluant les personnages annexes, et David lui même, montre comment Rembrandt intensifie la véritable dimension du récit qui dépasse la narration pour aller vers le portrait psychologique universel. 

Un des plus beaux exemples de cette pénétration psychologique et de la liberté de lecture des textes dont il fait preuve est le magnifique tableau de Kassel, Jacob bénissant les fils de Joseph :

Jacob bénissant les fils de Joseph. huile sur toile,, 173 x 209 cm, Staatliche Museen, Kassel.

Cette peinture de 1656 est l’une des plus grandes réalisations de Rembrandt comme peintre d’histoire. Le sujet est tiré du livre de la Genèse, chapitre 48.

Le mourant patriarche Jacob est montré donnant la bénédiction à ses petits-fils Éphraïm et Manassé. Leur père Joseph et son épouse Asenath sont debout derrière les enfants. Plutôt que la bénédiction du petit-fils aîné, Manassé au teint plus sombre, Jacob, avec sa main droite, a donné sa première bénédiction au plus jeune, le blond Ephraïm. Joseph pensait que son père avait fait une erreur mais Jacob répondit: «Je le sais, mon fils, je le connais, il est également devenu un prophète, et il sera grand, mais vraiment son frère cadet sera plus grand que lui, et sa postérité deviendra une multitude de nations. »

Ce fait a ensuite été revendiqué par les premiers Pères de l’Église, notamment Ambroise et saint Augustin, c’est à dire que Ephraïm était l’ancêtre des chrétiens et que Manassé était celui des Juifs. Dans la version de Rembrandt Jacob bénit Ephraïm mais il n’y a aucun signe de remise en cause de son père par Joseph. Au contraire, il soutient la main (qu’on suppose tremblante) de son père. La présence de Asenath n’est d’ailleurs pas mentionnée dans le récit biblique. Elle est mentionnée une seule fois dans la Bible (Genèse, chapitre 41, verset 45), mais Rembrandt fait d’elle une figure majeure d’une grande dignité équilibrant la composition à droite, les deux hommes étant situés sur la gauche. Elle était égyptienne, ici elle porte une coiffure de la fin du Moyen Âge de type bourguignon que Rembrandt a du considérer comme étant d’origine égyptienne. Le thème principal de la peinture est, cependant, celui du geste tendre du vieux patriarche bénissant Ephraïm et la main tendue de Joseph esquissant un sourire et assistant son père.

Dans la scène centrale domine un jaune délicat, des tons bruns et rouges avec une économie et une précision remarquables. Rembrandt crée une ambiance à la fois intime et sacrée, tendre et solennelle.

Rembrandt a-t-il eu tendance à éliminer avec l’âge ce qui n’est pas essentiel à ses yeux ? (le regard de David p. ex manque ici).  On pourrait le penser mais c’était déjà le cas dans ses œuvres de jeunesse comme avec Andromède (1630, Mauritshuis, la Haye) représentée sans le monstre marin ni même Persée. En règle générale, il laisse souvent planer une incertitude quant à l’iconographie et ce dès ses débuts (cf. la scène Historique de Leyde 1626 ) (peut-être inspirée de https://en.m.wikipedia.org/wiki/File:A._Tempesta_Cerialis_1612.jpg

Ainsi par exemple dans l’eau forte intitulée « Grande mariée juive » ou dans « La fiancée juive » de Rijksmuseum.

2. Rembrandt : un illustrateur hors pair de la Bible par la focalisation et l’échelle réduite de la figuration (petits formats).

Rembrandt a souvent été considéré comme un illustrateur de la Bible, un « peintre biblique » (et graveur) Mais il n’a jamais constitué des séries narratives, même s’il s’est inspiré de séries existantes du XVIe.

Sur quel matériau s’appuyait-il ? 
– textes bien sûr mais aussi
– gravures
– objets (sorte d’approche archéologique,)
– maquettes
– son imagination
– des poèmes

Rembrandt, Mariage de Samson (1638, toile 126x175cm, Gemäldegalerie, Dresde).
Au centre de cette peinture théâtrale se trouve la mariée en pleine lumière. Samson, reconnaissable à ses cheveux longs, propose une énigme à ses invités philistins le premier jour de la semaine de noces. L’histoire est tirée de la Bible (Livre des Juges 14 : 10-18). Un des peintres d’Amsterdam (Philips) souligne la justesse  «archéologique » des petits lits sur lesquels sont inclinés les convives comme ceux qu’utilisent encore les Orientaux au XVIIe il poursuit avec d’autres détails avant d’affirmer : « ces fruits de la représentation naturelle, conformes au sujet naissent d’une lecture attentive et d’une profonde analyse du récit. »

Connaissait-il la Cène de Léonard (1495-98, fresque, Santa Maria delle grazie, Milan) ? Sans doute à partir de gravures comme celle-ci). Mais placer la fiancée philistine de Samson au centre est-ce intentionnel, y a-t-il du sens par rapport à d’autres modèles ou est-ce justement le signe des prises de liberté de Rembrandt ?
L’énigme de Samson, au livre des Juges 13:1-5,24-14:19 )
« De celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux. Pendant trois jours, ils ne purent expliquer l’énigme… »
« Quoi de plus doux que le miel, et quoi de plus fort que le lion ? Et il leur dit : Si vous n’aviez pas labouré avec ma génisse, vous n’auriez pas découvert mon énigme. »

3.  Que cherche-t-il quand il choisit telle ou telle scène narrative ?

Pour les scènes bibliques, il s’inscrivait dans une tradition bien établie par ses prédécesseurs, dont son maître Lastman. 

Le rapport avec une tierce personne pouvait parfois expliquer certains choix pensons à  l’impact du commentaire élogieux de Huygens sur la recherche de l’émotion pour le personnage de Judas repenti.

Judas repentant, rendant les 30 pièces d’argent (1629). Huile sur bois de chêne, 79 x 102,3 cm. Château de Mulgrave, Yorkshire du Nord. 

Il s’en servira lors de la grande commande de la Passion par le stathouder Frédéric – Henri. pour son palais de Noordeinde. Une série de cinq tableaux (« 25  fois plus petits » que les panneaux d’autel peints par Rubens pour la cathédrale d’Anvers). Huygens avait déjà remarqué la capacité de Rembrandt d’obtenir « des effets dont les plus grands tableaux de certains autres sont exempts »

4. Mais Rembrandt se distingue également par le choix de représenter un moment inhabituel du récit.

 Il applique le principe aristotélicien de la « peripeteia »:  un renversement subit de circonstances, un changement subit et complet de l’humeur des personnages préconisé dans la théorie littéraire de cette époque.

C’est ce type de moments que choisit Rembrandt, par exemple quand il représente dans son eau forte Tobit l’aveugle en train de se précipiter vers la porte où son fils Tobie vient de frapper.

Rembrandt, Tobit aveugle, 1er état; 1651. Eau forte. 20×25 cm.

Rembrandt, Rembrandt, Tobit aveugle vu de dos, 1e état. Eau forte, 9x7cm.

Gary Schwatz compare le magicien Elymas (ci-dessous à droite) frappé par la cécité dans un des cartons de Raphaël pour les tapisseries de la Chapelle Sixtine commandées par Léon X intitulé la Conversion du proconsul Sergius Paulus (tempera sur papier, 1515, Victoria and Albert Museum, Londres) qu’Elymas tentait d’empêcher, à celui du vieux Tobie s’avançant pour accueillir son fils, une gravure de 1651.

Alors que dans le carton de Raphaël la figure est parfaitement exécutée, aux contours nets, fluides, le corps étant suggéré sous les vêtements, alors que Rembrandt esquisse la silhouette de Tobie de façon plus contrastée : les contours sont moins nettement tracés et le corps disparaît sous le vêtement.

Rembrandt s’intéresse davantage à l’émotion qu’à la précision de la forme. Si Raphaël modèle le corps par le jeu d’ombre et de lumière, le maître du nord de son côté varie les hachures soit en les croisant, soit en les traçant parallèles, y compris en dépassant le contour du corps. Le disegno ( : terme italien de la Renaissance signifiant contour, dessin et intention de l’artiste) est loin d’être parfait, mais l’émotion qui se dégage du vieux père aveugle est extraordinaire.

5. Il a également une prédilection pour l’interaction entre  personnages.

Le motif des personnages qui s’entretiennent, des petits groupes de deux ou trois personnages comme dans la Prédication de Jean Baptiste il divise la scène en plusieurs groupes de deux ou trois personnages discutant.

Rembrandt, Saint Jean Baptiste prêchant dans le désert « à la multitude qui sortait pour se faire baptiser » (Luc 3 : 3-18), 1634-35, huile sur toile, 63×81 cm, Gemäldegalerie. Berlin.

Étude pour le cadre de la ‘Prédication’ de Berlin, étude peut-être exécutée à l’occasion de son acquisition par Jan Six au milieu des années 1650. Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques.

Ce motif des grappes de personnages se retrouve dans d’autres oeuvres majeures comme les gravures Pièce aux Cent florinsLes trois croix ou La Ronde de nuit.

Rembrandt, La Pièce aux cent florins. Eau-forte, pointe sèche et burin. 28,1 x 39,4 cm. Épreuve N°1/2 sur papier chine, BnF, département des Estampes et de la Photographie,

Titre attribué a posteriori en l’absence de certitude quant au sujet de cette célèbre gravure.

Arent de Gelder  (1645–1727) (élève de Rembrandt), Autoportrait  avec gravure de Rembrandt (ou Portrait de collectionneur ?) Huile sur toile, 79,5 x 64,5 cm. Saint-Petersburg Musée de l’Ermitage.

Une oeuvre légendaire :

Gersaint (célèbre marchand d’art parisien du XVIIIe et auteur du premier catalogue raisonné de Rembrandt) le reprend dans ce catalogue posthume (1751), en relatant une anecdote :

« On sait que Rembrandt étoit fort curieux d’Estampes, et sur-tout de celles d’Italie. On prétend qu’un jour un Marchand de Rome proposa à Rembrandt quelques Estampes de Marc-Antoine (càd Raimondi), auxquelles il mit un prix de 100 florins, et que Rembrandt offrit pour ces Estampes ce Morceau [.]. » Il ajoute : « [.] cette Estampe étant réellement la plus belle qui soit sortie de la pointe de ce Maître [.]. Et sur le pied que se vendent les Estampes de ce Maître, il y a tout lieu de croire que par la suite le nom de la Pièce de Cent Florins lui sera justement donné. »

« Ainsi la pointe de Rembrandt peint d’après la vie le fils de Dieu dans un monde de souffrance, / Tel qu’il y a mille six cents ans déjà il montra les signes des miracles qu’il effectua. Ici, la main de Jésus guérit les malades. Et aux enfants Il donne sa bénédiction (divinement) et punit ceux qui l’en empêchent. Mais (hélas) son disciple le pleure. Et les érudits raillent / La foi des saints qui consacrent le caractère divin du Christ. »

Il s’agit donc du Christ prêchant et guérissant les malades, selon les Évangiles de Matthieu et de Luc, dont plusieurs versets sont illustrés, parmi lesquels : « Et sa renommée se répandait de plus en plus, tellement que de grandes foules s’assemblaient pour l’entendre et pour être guéries par lui de leurs maladies. » (Luc, V, 15.) C’est un thème  inhabituel à cette époque.

Composition.

Le Christ, placé sur l’axe de symétrie de la composition, légèrement décentré, il se détache, immatériel, (normal car c’est sa nature divine qui est à l’œuvre dans cet épisode) sans contours précis, sur un fond de muraille traité d’une manière picturale avec un subtile jeu d’ombres et lumière.

Vers lui convergent trois groupes :

1 : Pharisiens 2 : Mères voulant faire bénir leurs enfants 3 : Cortège des miséreux et paralytique

A droite l’entrée en scène des miséreux. (présence du chameau insolite ?) 

La parabole du chameau est évoquée par l’animal sous l’arche, insolite dans cette composition : « Oui je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » (Matthieu, XIX, 24.)

A gauche, les Pharisiens contestent sa parole et essaient de le confondre, et près d’eux saint Pierre interroge le Christ sur la récompense des disciples.

devant lui, les mères présentent leurs enfants pour une bénédiction et, alors que saint Pierre tente de les écarter, Jésus les invite à s’approcher, illustrant ce verset : « Laissez venir à moi les petits enfants car le royaume des cieux leur appartient. » (Matthieu, XIX, 14.) Le jeune homme riche, pensif, s’interroge sur l’abandon de ses biens, et le notable de dos contemple la scène (« figure repoussoir »).

Derrière,  Saint Pierre avait les traits de Socrate, et le disciple derrière lui ceux d’Érasme, dont la pensée avait encore une grande influence. Celui-ci avait tenté de concilier l’étude de l’Antiquité et les Évangiles. Rembrandt a donc réuni devant le Christ la sagesse antique et celle de la Renaissance.

6. L’artiste se fait narrateur : un regard subjectif sur le récit.

Ombre, pénombre, clarté, rythment un espace intemporel et abstrait même si on songe à une scène de théâtre. La lumière vient de la gauche et traverse la scène en s’atténuant tout en projetant de vifs éclats sur le Christ, l’aveugle, le paralytique. Elle modèle les corps et projette parfois leur ombre de manière signifiante : celle de la femme priant se profile sur la tunique du Christ.

Mystère divin, miracles, sanctification, foi et souffrance, mais aussi scepticisme, hésitation, dans une atmosphère surnaturelle, empreinte de sacré. Il utilise aussi toutes les possibilités  que lui offre son talent de graveur ici par le contour (pointe aux traits incisifs, presque caricaturaux, des docteurs de la Loi), là par le jeu subtile des vibrations lumineuses sur les figures et le décor que permet l’eau forte.

(Parenthèse :, l’istoria de l’oeuvre) Par sa qualité mais aussi les péripéties  de son histoire, cette extraordinaire estampe est devenue un véritable mythe à la hauteur de la réputation internationale de l’artiste hollandais (premier dans l’histoire à avoir bénéficié d’un catalogue raisonné des gravures (XVIIIe) puis pour ses peintures dès le XIXe)  et donc de recherches sur leur attribution).
L’artiste amateur William Baillie achète le cuivre et le découpe en quatre parties dont une ici : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/William_Baillie

Après en avoir tiré cent épreuves, il découpa le cuivre en quatre morceaux et en tira des épreuves séparées. Les contemporains de Baillie apprécièrent cette initiative, pour eux, il a sauvé la gravure..

7. La véritable originalité de Rembrandt : un jeu de contrastes permanent.

Grâce à sa technique très personnelle Rembrandt joue  toujours des contrastes sur le même tableau. Les rehauts sont réalisés de la même manière : pinceau chargé de couleur chair et blanc appliquée d’un geste vif.

Dans la peinture d’histoire avec la Prière de Siméon (signé daté de 1631, conservé au Mauritshuis, oeuvre de jeunesse avant son départ pour Amsterdam).

Simeon gorifiant l’Enfant Jesus au Temple1631 huile sur panneau 61x48cm Mauritshuis la Haye.Dans ce panneau du Mauritshuis (appelé aussi La prière de Siméon) on voit un vaste décor, les personnages principaux sont éloignés du premier plan mais illuminés et peints avec des  couleurs vives (bleu azur, rouge, jaune), un souci du détail que rend une matière épaisse : brocart de Siméon. La lumière accentue l’impression du détail.
Quant à  la composition, il montre de nouveaux ses limites dans la perspective : le dallage envoie le point de fuite hors du tableau vers la gauche les lignes de fuite étant orthogonales (obliques) alors que les escaliers gothiques suivent une autre direction.

Lors d’une restauration récente une fois le vernis et les couches sombres nettoyés on observe la variété des états selon les zone  du tableau : caractère esquissé ici où apparaît presque le dessin initial, parties plus achevées ailleurs.

De même dans Suzanne et les vieillards :

Suzanne et les vieillards, 1636, 47x38cm, Mauritshuis La Haye)

Le Christ apparaissant à Marie-Madeleine (Noli me tangere), 1638, huile bois 61x49cm, Londres, Coll. royale.

Ici la partie centrale du tableau est occupée par le Christ et Marie-Madeleine baignés par la rosée de l’aube. Jésus, porte un chapeau aux larges bords de jardinier, une dague à la ceinture et une bêche à la main droite alors que sa main gauche est posée sur la hanche, se détourne de la tombe s’adresse à Marie Madeleine.

Cette dernière agenouillée devant la tombe, se tourne pour croiser le regard du Christ. Les outils contrastent avec le vêtement blanc qu’il porte. La lumière rasante venant de gauche illumine son flanc droit et l’épaule gauche alors que le visage est dans l’ombre hormis la joue droite. Jésus se transforme lui même en un halo de lumière. Elle illumine aussi le feuillage et les branches supérieures de l’arbre et sur le roc au-dessus de la tombe.  Un large paysage brumeux s’ouvre derrière eux avec Jérusalem et le temple de Salomon éclairé sur la partie supérieure. Rembrandt joue véritablement avec l’ombre et la lumière comme une métaphore de la résurrection.

Parenthèse : la technique picturale. Une touche de virtuose.

Dans Le Christ apparaissant à Marie-Madeleine les  zones de lumière sont rendues par des couches de peinture épaisses, et beaucoup de détails. Ailleurs, dans les parties restées à l’ombre la touche est plus rapide, comme une esquisse, un dessin dans des tons gris atténués (anges, tombe)…laissant par endroits le fond brun – jaune apparaître (deux figures féminines descendent les marches à la sortie du jardin face au paysage grandiose qui s’ouvre devant elles). Au premier plan les haies de buis taillées semblent dessinées au pinceau elles sont de facture différente par rapport aux plantes sauvages au pied du Christ p. ex. Dans les tronies, dans les scènes d’Histoire la technique du  contraste entre parties achevées et parties d’une grande liberté esquissées avec virtuosité est aussi très visible.

8. Le rôle du théâtre dans la mise en scène rembranesque.

Svetlana Alpers développe dans la 2e partie de son ouvrage L’atelier de Rembrandt, l’idée que le maître s’intéressait de près au jeu théâtral et à la mise en scène. Le dessin ci-dessous représente des comédiens conversant, dont Pantalone (personnage du vieux marchand grincheux de la Comedia dell’arte) :

Dessins du Rijksmuseum ici.

Une foule de dessins représentant des scènes narratives, des personnages bibliques, et même des mendiants, cela montre que le déguisement, le jeu de rôles était une pratique courante dans l’atelier.

Rembrandt demandait fréquemment à ses élèves (voire à  des clients) de se mettre dans la peau d’un personnage. Bien sûr, toutes les scènes d’histoire n’étaient pas jouées par des acteurs, mais la difficulté d’identifier certaines scènes dans lesquelles portrait de caractère et épisode d’un récit se confondent (Fiancée juive, Lucrèce…) montre l’intérêt de Rembrandt pour l’étude psychologique. La théâtralité de la penture de Rembrandt se voit enfin dans la focalisation croissante sur les sentiments du personnage en faisant de plus en plus abstraction des décors, aboutissant ainsi à une sorte de portrait historié d’après modèle ou pas.

Elle explique sa démarche dans l’article Rembrandt un maître dans son atelier, in Annales, Economies, Sociétés,Civilisations, (1987). Selon Svetlana Alpers, l’atelier de Rembrandt était une sorte de condensé du monde de la représentation.

Rembrandt pratiquait assez peu les sorties (quelques paysages), il n’a pas voyagé, comme d’autres grands maîtres de son temps pratiquant la peinture d’histoire, chez les mécènes, sa réputation était donc exclusivement liée à son atelier, véritable fenêtre ouverte sur le monde et lieu de formation de dizaines de peintres. Le « jeu d’acteurs » de ses modèles, à commencer par ses assistants, sa famille, faisait donc partie du travail quotidien. Même dans son autoportrait en famille (le seul qu’il ait peint), un genre pourtant très couru dans le milieu des artistes hollandais (sorte de signature d’atelier), il théâtralise en se représentant en Fils prodigue (ou en tout cas dans un cabaret), faisant jouer à Saskia (?) un rôle de femme de petite vertu.

Là où la tradition de la peinture narrative appelait un travail à partir des chefs d’oeuvres du passé (en particulier italiens), Rembrandt lui substitue (sans renoncer complètement à l’inspiration venant des grands maîtres) une approche personnelle visant à mettre en «spectacle » la « vie » d’une personne selon S. Alpers qui qualifie Rembrandt de « directeur d’une troupe de théâtre ». La sobriété des personnages dans le Festin d’Esther avec Aman et Assuréus (1660, musée Pushkin, Moscou) fait référence au jeu des acteurs mesuré préconisé par l’auteur d’une pièce de théâtre « Esther ou le salut des juifs » jouée en 1659 en l’honneur de l’épouse du commanditaire.

Le Serment de Claudius Civilis ou Conspiration des Bataves, (196×309 cm, 1661, Stockholm) est un tableau étrange, tronqué mais qui aurait dû être le plus grand tableau de Rembrandt (plus de 5 m de chaque côté).

conjuration de claudius civilis 196x309 cm, 1661 Stockholm

Dans cette atmosphère étrange, Civilis apparaît comme une sorte de divinité mystérieuse vers laquelle convergent les bras, les épées (dont une n’est tenue par personne), une coupe (levée en signe de voeu ?). Dans une palette extrêmement limitée, de tonalités chaudes, aux effets moirées. Une lumière intense émane de la table créant un subtil jeu d’ombre et de lumière qui ajoute à l’étrangeté de la scène. L’ambiance semble « barbare » et s’inspire du texte de Tacite :

« Civilis, sous prétexte de donner un festin, réunit dans un bois sacré les principaux de la nation et les plus audacieux de la multitude. Quand la nuit et la joie eurent échauffé les imaginations, il commença par célébrer la gloire de la patrie ; puis il énumère les injustices, les enlèvements, et tous les maux de la servitude…Après ce discours, qui fut reçu avec enthousiasme, Civilis lia tous les convives par des imprécations en usage parmi les barbares. »

L’ambiance est rendue par Rembrandt dans un style biblique, l’amputation du tableau nous rendant très proches du rebelle borgne entouré de ses convives. A la solennité du tableau complet se substitue ici une atmosphère « barbare ».

Commande publique, cette toile (amputée en haut et en bas, voir dessin de Munich), faisant partie d’une douzaine de tableaux commandés à différents artistes en remplacement à Govaert Flinck, son élève, décédé,  sera exposée sur les murs de l’Hôtel de Ville d’Amsterdam, peut-être parce qu’elle a choqué par son caractère non fini.

Pour avoir une idée de ce à quoi s’attendaient les commanditaires on peut se référer au tableau de Ferdinand Bol au Rijksmuseum, montrant laccord de trêve entre Civilis et Cerealis, le général romain, censé mettre fin à la révolte des Bataves.

Ferdinand Bol Datation, 1658 – 1662 Les négociations de paix entre le chef des Bataves Claudius Civilis et le général romain Quintus Petillius Cerealis sur le pont démoli.

Dans le ciel, la figure de la Victoire descend pour couronner de laurier les deux dirigeants. Des soldats des deux armées attendent de chaque côté du pont.  Matériel et technique Caractéristiques physiques huile sur toile. 122 cm ×  112,5 cm. C’est cet accord qui sera mis en cause par la conspiration ensuite comme l’affirme Tacite.

Mais refus par la municipalité. Pourquoi la tableau de Rembrandt a-t-il été remplacé après un an par celui de Jurriaen Ovens. élève de Govert Flinck), 546 × 538 cm, vers 1662,  actuellement au palais royal d’Amsterdam ?

Pour les uns c’est le style rugueux qui a dérangé. Selon Gary Schwartz c’est pour des questions d’argent, de retard, ce motif étant toujours la cause des retours de tableaux. Rembrandt a-t-il été remboursé de ce refus ? Nous ne le savons pas mais c’est probable.

Auteur/autrice : Emmanuel Noussis

Professeur agrégé chargé de l'option Histoire des Arts en CPGE, Lycée Fustel de Coulanges, Strasbourg

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