Paysage et mémoire (la forêt allemande) III.

Paysage et mémoire (la forêt allemande) III.

La survivance de la Forêt dans l’art contemporain allemand.

Anselm Kiefer

Anselm Kiefer, Kopf im Wald, Kopf in den Wolken, 1971, huile et collage sur deux toiles, (198.76 x 97.16 cm). Coll. privée.

Anselm Kiefer s’installe en 1971 dans l’Odenwald beau paysage de forêt entre le Main et la Neckar, le sud-ouest des grands bois pangermaniques des géographes.

Longtemps terre d’une agriculture primitive sur brûlis, le mouvement monastique bénédictin transforme le paysage par des défrichements qui créent un contraste brutal entre forêt et champs cultivés. Au XIXe, le paysage est reboisé mais par des plantations de sapins plus lucratifs.

Les pluies acides commencent à faire des ravages dans la 2e moitié du XXe siècle, c’est la Waldsterben (mort de la forêt). Est-ce la raison de l’intérêt de Kiefer pour la forêt, le bois , les arbres ? Kiefer : pin.
Dans ce tableau il se présente par une tête auréolée d’un feu sacré posée sur les cimes, comme un prophète dans un pays devenu muet sur son passé.

Décidé de grater la mémoire collective, lui qui est né au moment où le « ground zero » du tapis de bombres américain devient prétexte à oublier le passé qui dérange.

A partir de la fin des années 60 il exhibe les souvenirs du national socialisme. En 1969, à 24 ans, il se rend célèbre dans le milieu artistique en se prenant en photo, faisant le salut nazi dans de grandes villes d’Europe. Sa volonté est de réveiller les consciences en affirmant que le nazisme n’est pas mort.  La série s’intitule « Occupations » .

On voit bien le lien iconographique avec le Voyageur devant la mer de nuages ou le Moine au bord de la Mer de Friedrich.

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Caspar David Friedrich, Le moine au bord de la mer 1808–10. Huile sur toile 110 cm × 171,5 cm. Alte Nationalgalerie, Berlin.

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Caspar David Friedrich Le Voyageur contemplant une mer de nuages ou l’homme contemplant une mer de brume 1818-1820, Huile sur toile, 94,8 cm × 74,8 cm, Kunsthalle de Hambourg, Hambourg

Ici, il s’agit d’une peinture où il pose devant la forêt, le paysage ancestral de la germanité.

Occupations : titre évident, mi-parodie mi-sermon moral.
On l’a pris pour un clown, mais c’est un clown triste. Et avec une conscience aiguë de la continuité des icônes et des mythes allemands.
Au moine solitaire en contemplation mystique face à l’immensité métaphysique du divin il substitue un nazi ridicule, absurde et solitaire, vu lui aussi de dos.
Kiefer vise à réunir de force pour mieux les dénoncer les traditions héroïque et mythique avec leurs conséquences historiques désastreuses.

Ce qui pouvait être pris pour une bouffonnerie mégalomane devient une mise en question de l’histoire mais aussi des mythes fondateurs de l’Allemagne et notamment celui du paysage de la germanité.

 

 

 

Anselm Kiefer (1945 – ), Nuremberg, 1982, acrylique, paille, terre, rouille, bois sur toile, 280 x 380 cm. Collection particulière, Los Angeles.

Nuremberg est une ville historiquement importante en Allemagne, qui abrite depuis des siècles les plus importantes guildes d’artisans d’Europe et une des plus prestigieuses universités allemandes.

Nuremberg est une ville historiquement importante en Allemagne, et pour la mémoire du paysage de la forêt (voir Atlas illustré de la ville du XVIe siècle) :

http://lewebpedagogique.com/khagnehida2/files/2018/03/1516-waldplan.jpg

Nuremberg et les forêts de St-Lorenz et de St Sebaldus (1516). Peinture sur parchemin, d’après l’atlas d’Erhard von Etzlaub, Travail pour le compte du Conseil de Nuremberg.

Dans cette peinture, la ville célèbre est sombre au loin et les mots « Festspiel-Wiese », ou «terrain du meeting ou festival», apparaissent dans le coin supérieur droit. Ce champ, qu’illustre Anselm Kiefer avec des monticules de paille et de peinture acrylique, a été choisi par Adolf Hitler avant la Seconde Guerre mondiale pour organiser ses grands rassemblements nazis. Nuremberg a également été choisi après la guerre comme l’emplacement du tribunal international, qui a jugé des crimes de guerre et contre l’humanité nazis. Il y a beaucoup de fantômes (Hitler, Göring etc.) dans ce domaine, représentés par des noms sur carton qui sont maintenant pour la plupart illisibles. Nuremberg est présentée comme un lieu de mémoire, un lieu de jugement, un lieu pas encore prêt à être replanté.

Kiefer est un disciple de Joseph Beuys qui a le premier tenté de réveiller la mémoire collective des Allemands en les plaçant face à leur passé.

Dans Documenta 7 de Kassel il réalise une « installation » sur plusieurs années appelée les 7000 chênes :

Images ici : http://plf-kassel.de/works/projekt-7000-eichen-kassel-1982-1987/

File:Kassel-beuys-7000-eichen-wegmann-v-o.jpg

http://publicartmuseum.net/wiki/7000_ch%C3%AAnes_(Jospeh_Beuys)

https://de.wikipedia.org/wiki/7000_Eichen#/media/File:FridericianumBeuys_kasselgalerie_de.jpg

En même temps, ils répondent de manière radicale à l’art a-mnémonique et coupé de l’histoire venu des États-Unis, c’est à dire l’art abstrait, en partie le pop art le minimalisme, un art contemporain narcissique qui considère que le seul sujet qui vaille pour l’art est l’art lui même.

Beuys veut dit-il la « rédemption par le boisement ».
« L’idée est que le monde devienne une grande forêt que les villes et les environnements ressemblent à une forêt ». A sa mort en 1986 plus de 5000 arbres ont été plantés.
Le chêne vivant contre le béton mort, la culture contre le consumérisme bourgeois.

Kiefer s’inscrit dans l’héritage de Beuys : créer des choses plus consistantes que des Marilyn en sérigraphie. Il lui faut réinventer la peinture de paysage et d’Histoire. Il opère u dépassement de l’abstraction en poussant les implications de la peinture au-delà du tableau. Mondrian était passé de la représentation de l’arbre à l’essence abstraite de la forme (http://www.diptyqueparis-memento.com/fr/les-arbres-mondrian/). Kiefer retourne à la matérialité d’un Rembrandt mais au service d’un art de la mémoire.


Anselm Kiefer – Homme dans la forêt (Mann in den Wald) (1971) 174 x 189 cm
Homme dans la forêt il se représente tenant à la main une branche enflammée. Le nom de Kiefer est aussi un nom d’arbre, en allemand, il incarne la forêt et il tient une branche enflammée qui est en même temps un arbre de vie.


Anselm Kiefer –  Arbre et palette (1978). La palette est en plomb.

Il y a chez Kiefer un usage de la palette associée à des paysages à des lieux de mémoire.

L’artiste rompt avec la planéité, le cérébral, la légèreté de l’art abstrait pour revenir à l’expressionnisme allemand pour sa texture brute, pour la matérialité vigoureuse, comme un moyen d’atteindre la vérité historique. Le tableau devient un nouveau gesamtkunstwerk : poème, opéra, épopée. IL revient à la perspective accentuée et profonde pour créer à nouveau l’espace d’Alberti où se déroule l’historia.

On le voit dans la série des « Héros spirituels de l’Allemagne » en 1973 :

Anselm Kiefer, ‘Parsifal III’, 1973, huile et sang sur papier marouflé sur toile, 300×434 cm. Coll. privée.

Cet espace est ici vide et contient le Nothung, l’épée fatale de Siegmund dans l’opéra Siegfried de Wagner, sanglante, fichée dans les lames de parquet.

Dans cet autre tableau de la série, un espace plus vaste s’ouvre portant des noms : Wagner, Beuys, Stifter (romancier romantique et naturaliste) qui risquent d’être brûlés par les torches. Son art à lui brûle les arbres que les romantiques ont plantés car l’histoire elle même les a brûlés. Par la suite dans la Cautérisation du district rural de Buchen,

Anselm Kiefer, La Cautérisation du district rural de Buchen, 1974.

Le thème de l’incendie qui ravage le paysage se retrouve dans la série Palettes :


Anselm Kiefer – Icare cendre de la marche de Brandebourg, 1981,huile, émulsion, gomme-laque, sable et photographie sur toile, 290×360 cm

Palette très stylisée qui porte des  ailes et qui plane au dessus du paysage.La marche  de Brandebourg est un lieu qui a été ravagé durant la guerre. Parallèle avec Icare qui a brûlé ses ailes. L’artiste est anéanti par le poids de la guerre.

Mais Kiefer s’attaque aussi au mythe fondateur de la nation allemande, la Victoire d’Arminius – Hermann contre les Romains de Varus à Teutobourg (cf. exposé de Chloé).

https://www.artsy.net/artwork/anselm-kiefer-varus

Anselm Kiefer, Varus, 1976. Huile et acrylique sur toile de jute, 200 × 270 cm, Centre Pompidou, Paris.

On reconnaît ici la parodie du Chasseur dans la forêt de Friedrich avec la forêt prête à engloutir les ennemis de la germanité.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/6b/Caspar_David_Friedrich_068.jpg/518px-Caspar_David_Friedrich_068.jpg

Caspar David Friedrich (1774–1840), Le Chasseur dans la forêt,1814, huile sur toile, 66×47 cm. Coll. privée.

 

A la place du soldat français il a inscrit le nom de Varus et à la place du mur végétal de la forêt une allée d’abres rabougris et misérables. Car les lendemains de la victoire d’Hermann sont eux aussi misérables et victimes de guerres intestines. La forêt semble ici être un cul de sac, une impasse plus qu’une destinée.

Le nom de l’infortuné Varus est tourné vers le sentier de son destin historique. La liberté de la forêt a résisté à l’oppression romaine. Rome, présentée uniquement par le nom de Varus, une figure désincarnée représentée par son nom, a reçu le châtiment mérité et ce grâce à la forêt.
Des noms qui ont joué un rôle important dans la renaissance du mythe d’Hermann : Klopstock (poète partisan de 1789 mais qui se détourne à cause de la terreur), et d’autres proto-romantiques : von Kleist, von Eichendorff, Grabbe et Schlegel.
Kiefer semble vouloir attaquer le mythe de la bataille d’Arminius à Teutoburg.

Dans la série : Les voies de la connaissance du monde – la bataille d’Arminius, la bataille passe au second plan où les arbres deviennent un bucher funéraire.

Dans une des versions, des racines partent des arbres incandescents pour s’enrouler autour de personnages fondateurs de mythes allemands militaires (von Schlieffen et Clausewitz), culturels (Schleirmacher et Fichte). Dans une autre version il ne se contente pas des grands esprits comme Kant ou Hölderlin mais il ajoute les grands artisans du militarisme allemand comme l’industriel Krupp et le concepteur de la suprématie militaire prussienne Helmuth von Moltke. La technique choisie de la gravure sur bois, s’inscrit dans la grande tradition allemande qui va de Schongauer et de Dürer jusqu’à Kirchner et Nolde.

https://www.moma.org/collection/works/84183

Il dénonce Heidegger et ses ambiguïtés, après la guerre il s’était retiré en Forêt Noire où il parle aux villageois en « alémanique » et écrit ses mémoires sous le titre Holzwege (les sentiers de la forêt ).

Kiefer revisite les mythes fondateurs de la germanité sans complaisance. Au risque de l’anachronisme, il compose un livre intitulé Hermanns-Schlacht (La bataille d’Hermann) de 1977 : papier chiffon, format grossier.

Première page une photo des bois de Varus, des troncs d’arbresrappellent la forme des barreaux d’une prison.

Plus loin, la forêt se change en galerie de portraits = Arminius, Fichte :

Portrait d’Arminius (?). Le bois est représenté cette fois agrandi et ouvert.

 

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