Représenter la douleur généralités : questions théoriques (1)

Représenter la douleur généralités : questions théoriques (1)

https://drive.google.com/open?id=0ByMLcNsCNGb5T1pnd1FYWjIxd2M

Introduction

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/5e/Johann_Heinrich_F%C3%BCssli_-_Silence_-_WGA08336.jpg

Johann Füssli, Silence, 1801, huile sur toile, 63 x 51 cm , Kunsthaus Museum, Zurich.

« Les mélancoliques sont les malheureux qui pensent mais l’esprit sait changer les douleurs en œuvre » écrit Paul Valéry.

Phrase qui ouvre le catalogue raisonné de l’exposition «Mélancolie, Génie et folie en Occident »  dirigé par Jean Clair :  (voir bibliographie ici) qui renvoie à la fois à la douleur de l’artiste incarnée dans son oeuvre et à la représentation de la douleur d’autrui parfois réunis sur le même tableau.

Un des plus beaux exemples de cette double représentation de la douleur par Van Gogh, le Vieil homme triste (Aux portes de l’éternité) de 1890, peint à Saint-Rémy de Provence :

Vincent Van Gogh Le Vieil Homme triste (Devant la porte de l’éternité), Saint-Rémy de Provence, mai 1890, huile sur toile, (81 × 65 cm), Otterlo (Pays-Bas), Musée Kröller-Müller.

Article détaillé en anglais et dessins préparatoires)

https://en.wikipedia.org/wiki/At_Eternity%27s_Gate

Vincent van Gogh, Femme en pleurs 1883 craie, crayon de graphite et lavis noir et gris sur vélin. The Chicago Art Institut.

Sauf que « changer la douleur en oeuvre », c’est à dire la représenter, est toujours un art du questionnement de la nature et des limites de l’art : douleur du corps ou douleur de la psyché ? réalisme cru ou idéalisme, esthétisation ? Laideur de la souffrance physique (jusqu’au grotesque) ou beauté d’une souffrance sublimée ? Douleur exprimée violemment, par le geste et le cri ou douleur intériorisée, ou contenue, voire invisible ou extatique du martyr ? Et puis, quelle finalité de l’oeuvre doloriste ? Quels destinataires et pour quoi faire ? Es-il possible d’admirer l’oeuvre sur le plan esthétique (jusqu’au sentiment du sublime) tout en ressentant de la pitié face à l’image de l’homme souffrant ?

Sans trop risquer  l’anachronisme, on peut affirmer que ces questionnements sont très largement diachroniques. L’ouvrage de Susan Sontag Devant la douleur des autres  (voir ici) (CR de lecture détaillé ici) Ed. Christian Bourgois, 2003. (Scanné à partir du 3e chapitre ici) s’inscrit certes dans l’époque contemporaine et ses atrocités (photographie de guerre, attentats, images de génocides) mais il pose la question fondamentale de l’image de la souffrance d’autrui et de la distance du regard : montrer ou ne pas montrer ? regarder ou fermer les yeux ? Où s’arrête l’empathie, où commence la « pornographie » de la souffrance et le voyeurisme ?

Quelle que soit l’époque, le « style », l’artiste, représenter la douleur est depuis toujours un art de la subversion : subversion des canons esthétiques à cause de l’enlaidissement, du visage grimaçant de douleur, subversion de la société et des convenances.

Mathias Grunewald, Christ de la Crucifixion, détail du retable d’Issenheim, vers 1512-16, tempera et huile sur bois, Musée Unterlinden, Colmar .

Caravage, David tenant la tête de Goliath, 1610, Huile sur toile, 125 x 101 cm Galerie Borghèse, Rome.

Ferdinand Hodler, Portrait de Valentine Gode?-Darel mourante, 24 janvier 1915, 60×90.5cm, Kunstmuseum Ba?le.

Sophie Ristelhueber, Every One # 14, 1994 e?preuve ge?latino-argentique noir et blanc monte?e sur plaque de fibre de bois, 270 x 180 cm, e?preuve unique, Victoria & Albert Museum, Londres.

En juillet 1991, elle se rend avec l’écrivain Jean Rolin en Yougoslavie ; elle ne rapporte pas d’images du conflit serbo-croate, mais deux ans plus tard, après une longue réflexion, elle réalise dans un hôpital parisien la série « Every One », qui fera aussi l’objet d’un livre. Avec ses quatorze photographies de corps marqués d’une suture récente, tirées en très grand format et sans rapport apparent avec la guerre, cette série en constitue une allégorie.

  1. Un thème diachronique.

Cependant, tout art de la représentation de la douleur correspond aussi à une époque définie, à ses préoccupations sociales, politiques ou religieuses mais aussi artistiques et esthétiques d’où l’intérêt de l’approche diachronique.

-> Exemples dans le diaporama

Tout au long du Moyen Age et jusqu’au XXe siècle : douleur du Christ dans la Passion qui se transmet aux saints martyrs puis aux fidèles mystiques.

Douleur et sacrifice du héros (néo) classique puis romantique, une iconographie qui vient se substituer à celle des saints avec la sécularisation de la société : une iconographie qui commence avec la Renaissance (mythologie) et qui culmine au XVIIIe et XIXe siècle (révolutions).

Douleur physique et morale des victimes de guerre en particulier celles du XXe siècle.

Sans oublier les souffrances dues aux maladies, celles du corps ou celles de  l’esprit.

Douleur enfin du supplice d’un condamné pour hérésie ou d’un criminel de droit commun dont le corps ensanglanté puis disséqué devient l’incarnation de la rédemption.

Rappelons que, selon Edmund Burke le supplice relève du sublime  puisque il provoque effroi, compassion et attraction. Le philosophe irlandais redéfinit cette notion héritée de l’Antiquité en 1756 dans son ouvrage à succès Recherche philosophique sur l’origine des idées du sublime et du beau.

Un véritable catalogue des horreurs existait dans les supplices qui loin de repousser la masse des spectateurs attiraient jusqu’aux enfants. Les maisons se vidaient même à l’annonce d’une exécution. Avec le romantisme, le sublime devient un des critères esthétiques majeurs. L’articulation entre le sublime et l’obscur, le sombre, l’inquiétant et le terrible est promue à une nouvelle valeur artistique.

Victor Hugo Justitia 1857, Plume, pinceau, encres brune et noire et lavis, crayon de graphite,fusain, rehauts de gouache rouge, réserves, zones frottées sur papier beige. Paris, Maison de Victor Hugo.

Ainsi, la terreur ne sert plus comme dans la Poétique d’Aristote à purger les passions mais prend une valeur esthétique indépendante.

Felix Gonzalez-Torres (americano – cubain) mort du sida à moins de 40 ans en 1996, fait aussi de la maladie une de ses thématiques mais sans obligation morale vis à vis des victimes comme le feront d’autres artistes (cf. aussi Jane Evelyn Atwood et ses portraits de malades,en particulier le premier mort du sida en France Jean-Louis 1986) ni volonté de présenter le sujet de manière « réaliste » visuellement.

Jane Evelyn Atwood, Jean-Louis Paris, 1986.

Article sur une exposition de Jane Evelyn Atwood :

http://rue89.nouvelobs.com/2011/08/27/jane-evelyn-atwood-photographe-au-plus-pres-des-marges-219091

Felix Gonzalez-Torres, 1957-1996, « Untitled » (Bloodwork—Steady Decline), 1993 Graphite sur gouache, papier blanc millimétré, 276 x 216 mm (image); 380 x 280 mm enemble. Chicago Art Institute.
Dans Untitled (Bloodworks) 1989, il parle aussi de la maladie dans une configuration quasi abstraite : un graphique présente le tracé de deux lignes évocation d’un bilan sanguin et de l’état d’avancement de la maladie du sida.

Derrière ce tracé, un malade qui va mourir. Gonzalez-Torres choisit donc de voiler la douleur de l’homme malade refusant le spectaculaire et le choc des images. L’oeuvre, l’univers esthétique de l’artiste n’est pas du tout porté sur le pathos et la compassion. La courbe ayant sa valeur « iconique » propre elle s’oppose dans son « abstraction » aux photographies de mourants (Olivero Toscani, publicité pour Beneton). Nul expressionnisme, nulle volonté de scandale. Mais la démarche de Gonzalez-Torres n’est-elle pas elle même ambivalente esthétisant de manière subtile la destruction d’un corps par la maladie ?

2. Douleur individuelle – douleur collective.

  Souffrance parfois collective de massacres dont est remplie l’histoire biblique ou pas : violences cruelles de guerre, génocides, crimes de masse, parfois individuelle enfin quand l’artiste met en scène le corps mutilé, estropié, meurtri d’Otto Dix à Frida Kahlo ou encore lors de « performances » qui frôlent la torture (« En s’infligeant des douleurs, on se libère de la douleur.«  dit Marina Abramovic).

Le caractère saturnien du génie artistique, la douleur psychique de l’artiste.

: Ouvrage de référence, Rudolf et Margot Wittkower, Les enfants de Saturne. éd. Macula, 2000.

La douleur intérieure de l’artiste (tempérament mélancolique dit « saturnien« ) se manifeste de manière plus ou moins explicite déjà chez Michel-Age représenté en Héraclite dans l‘École d’Athènes.

Raphaël, L’École d’Athènes, détail, Héraclite sous les traits de Michel-Ange, ajouté à la fresque vers 1511-1512, Chambre de la Signature, Vatican, Rome.

Michel-Ange est l’antithèse de Raphaël. A la grâce naturelle de ce dernier s’oppose la rudesse de la nature de Michel-Ange, la fameuse « terribilità » terme qualifiant çà la fois l’impétuosité tourmentée de son caractère  et le sublime de son art.
Porté vers l’introspection il nous permet d’entrevoir les problèmes qui le touchaient au plus intime grâce à sa correspondance et ses sonnets.

« Je vis ici dans une grande détresse (…) je n’ai aucun ami  (…) et je n’en veux aucun »
Dans une autre lettre :
« La peinture et la sculpture, le travail et la foi, m’ont ruiné la vie, et ça va de mal en pis. j’aurais mieux fait dans ma jeunesse, de fabriquer des allumettes : je ne souffrirais pas d’un tel tourment ».

Et dans un de ses sonnets :

« La mia allegrez’ è la maninconia
E’l mio riposo son questi disagi »

« Mon allégresse est la mélancolie

Et mon repos sont ces malaises »

Mais Raphaël aussi, lui qui a tant incarné la beauté et la grâce apolliniennes, quelques mois avant sa mort soudaine en 1520 se laisse portraiturer, seul dans son atelier, dans une attitude d’esprit saturnien. N’est-il pas en train de réaliser l’ampleur de la tâche comme directeur des antiquités de la ville de Rome à un moment où le ciel s’assombrit pour l’Église catholique ?

Portrait de Raphaël par le graveur Marcantonio Raimondi, vers 1520 (voir ici)

C’est Marcile Ficin qui a défini, dans  son livre De Vita, le génie saturnien visionnaire et solitaire ayant fasciné tant d’écrivains et d’artistes de la Renaissance avant de devenir un lieu commun du Romantisme. Mais si Ficin parlait surtout des hommes de lettres, ce sont les artistes eux-mêmes qui s’en sont emparé tel Dürer dans Mélancolie. Voici ce qu’affirmait Léonard dans es Carnets : « le peintre et le sculpteur doit être solitaire (…) en particulier lorsqu’il s’adonne à la spéculation… »

Un des plus beaux exemples, mais peu connu de ce tempérament saturnien, est l’Autoportrait dit « au chat » d’Annibal Carrache :

Annibal Carrache Autoportrait vers 1604 huile sur bois 42 x 30cm Ermitage Saint Petersbourg .

 A Bologne, Annibal Carrache peint d’abord des tableaux privés, des scènes de genre, des portrait, des paysages et quelques tableaux d’autel. Puis, il réalise avec ses frères des décors des palais et acquiert la notoriété (grâce aussi à leur Académie) d’où  l’appel du cardinal Farnèse à l’atelier (où travaillent des artistes très importants comme Guido Reni et le Dominicain) pour décorer son palais du même nom.  Mais Annibal Carrache, pourtant artiste majeur avec le Caravage au début du XVIIe siècle, sombre dans la mélancolie et la dépression car le commanditaire n’est pas satisfait du résultat.

Au moment donc où il peint ce poignant autoportrait, il traverse une crise psychologique. Son buste apparaît dans une toile posée sur un chevalet, au milieu de son atelier vide près d’une sorte de statue aux contours indécis vue à contre-jour devant une fenêtre éclairée, hommage troublé à l’Antiquité, à la beauté qu’il a cru servir dans son oeuvre. Le peintre nous fixe du regard alors que l’atelier vide est occupé par un chien et un chat.

L’artiste ne se voit donc plus au miroir comme c’est le cas dans l’autoportrait classique mais laisse juste son image, seul témoignage de ce qu’il a été. Car pour ce qui est de son oeuvre, la figure l’arrière-plan ne serait-elle pas une allégorie de l’Art incompris, d’où cette image indéfinie, évanescente, insaisissable ?

Une autre image de l’artiste mélancolique face à la destinée de l’Art est le fameux dessin de Johannes Füssli (qui a traduit Winckelmann en anglais), Le désespoir de l’artiste devant la grandeur des ruines antiques :

Johann Heinrich Fu?ssli Le De?sespoir de l’artiste devant la grandeur des ruines antiques, vers 1780. Sanguine et lavis brun, 42 x 36 cm, Zu?rich, Kunsthaus, Grafische Sammlung.

Accablé par la tâche de faire revivre la grandeur et la beauté de l’antiquité dans le style  néo-classique, l’artiste tombe dans une profonde introspection mélancolique. Grâce à l’accent mis sur certaines zones et aux distorsions de la perspective (cf. le plongeon spectaculaire dans l’abîme noir à droite), le dessin prend finalement le caractère d’un cauchemar.

La douleur collective n’a connu meilleure représentation que dans les massacres de masse : celui des Innocents, le modèle ceux du XXe siècle que les artistes ont souvent traités par la représentation directe ou par l’évocation.

Wilhelm Lehmbruck Le foudroye?, 1916, bronze, Pinakothek der Moderne, Munich.

Picasso, Le charnier Paris, Grands Augustins, 1944~printemps 1945 huile et fusain sur papier 199,8 x 250,1 cm. MOMA

Le tableau est un geste de mémoire et d’hommage aux victimes de la déportation. Pourtant, il a suscité l’incompréhension dans les milieux communistes, et subi en particulier le réquisitoire d’Aragon.

C’est la rencontre de manière picassienne et de l’Histoire comme pour Guernica : un couple dont l’homme a les mains attachés comme s’il était devant un peloton d’exécution, et un enfant massacrés, puis une table de cuisine qui transforme l’image en un carnage dans une maison, crime typique de la Guerre d’Espagne et de la Seconde Guerre mondiale. Les allusions à Guernica sont nombreuses : grisaille disproportions, défigurations, pieds surdimensionnés, côtes de la cage thoracique). Il s’agit de l’intrusion de la guerre dans une maison (d’où l’adjonction d’objets du quotidien : casserole, cruche, table : homme torturé rappelant l’homme mort de Guernica, les mains liées (-> allusion au sacrifice)  femme martyrisée.

C’est une variation sur le thème du Massacre des Innocents mais aussi comme une synthèse du travail de Picasso sur le thème de la guerre et de la souffrance depuis Guernica. Les photographies  des charniers des camps prises par George Rodger à Bergen-Belsen ne sont publiées dans le Monde illustré dès le mois de mai 1945. L’hôtel Lutétia qui accueille les rescapés n’est pas loin de la rue des Grands Augustins où est l’atelier de Picasso mais il n’est pas certain que Picasso ait vu ces photos des camps.

Le Charnier évoque tous les crimes du fascisme et du nazisme depuis Franco jusqu’aux camps nazis. Déploration des morts , sorte de memento mori du XXe siècle mais les camarades du PCF l’ont très mal accueilli car ils voulaient célébrer la victoire et la venue d’un monde nouveau. Paul Éluard a beaucoup mieux compris l’oeuvre la considérant comme prophétique du spectacle macabre des charniers découverts lors de la libération des camps.

Se rendre à Auschwitz et surtout à Birkenau, visiter les crématoires dynamités, les blocks, la chambre à gaz était une décision que bien peu prenaient à cette époque. Silencieux pendant la visite, Picasso aurait confié à Daix : « Dire que autrefois les peintres croyaient qu’ils pouvaient peindre le Massacre des Innocents ».

Voir aussi Salvador Dali : La Guerre
Otto Dix : L’homme blessé.

3. Les enjeux théoriques de la représentation de la douleur.

Après un Moyen Age dominé par l’iconographie religieuse et l’obsession du corps souffrant à l’image du Christ et des saints martyrs, se met en place à partir de la Renaissance un corpus théorique sur la représentation des passions (des « mouvements de l’âme ») ou des affects dont la douleur fait partie. Le même effort a été fait pour la science, l’anatomie, la langue. La douleur appartient aux « passions » dont une réflexion théorique bouleverse les règles de représentation au XVIIe et au XVIIIe siècles.

La représentation de la douleur suscite-t-elle la douleur à son tour ? Quelle est la nature du plaisir qu’on trouve à représenter des choses horribles ? Quelles règles doivent présider à la représentation des passions et avec quelles limites ?

Le corps et l’âme

Dans l’idéal chrétien, le corps ne doit pas dominer l’âme au même titre que les passions ne doivent pas gouverner les décisions de l’homme. A partir du XVIIe, s’ajoute l’idée que la raison doit subjuguer les passions surtout chez l’homme de pouvoir. On vante l’idéal stoïque de « l’homme sans passions » à l’image de Sénèque.

Luca Giordano, La mort de Sénèque, vers 1684 , huile sur toile 155 cm x 188 cm. Louvre (voir analyse ici)

Mais Descartes considère qu’elles ne sont pas à redouter, « qu’elles sont toutes bonnes de leur nature » et qu’elles deviennent mauvaises par l’usage qu’on en fait. Elles sont de plus en plus assimilées au sentiment, à l’émotion que les peintres et sculpteurs doivent savoir représenter par le dessin et la couleur pour toucher le spectateur. L’expression fait partie de l’imitation mais  où chercher des modèles ? Raphaël ? Descartes et sa nomenclature.

Définir et codifier les « passions » et leur représentation.

La douleur, physique ou psychique, appartient à la catégorie des « passions » humaines dont toute une réflexion théorique bouleverse les règles de représentation au XVIIe et au XVIIIe siècles. (Lire Catalogue de l’exposition Figures de la Passion, scanné ici)

A partir du XVIIe siècle, la question fondamentale qui se posait à l’artiste, « Comment représenter les passions ? » (donc la douleur aussi) est saisie par l’Académie qui tente de définir par quels moyens transcrire, rendre perceptible dans le langage des formes plastiques les « passions » humaines (selon la terminologie classique). Il s’agit de codifier strictement les règles de représentation.

Si au XVIe siècle les passions sont condamnées comme expression maladive de la faiblesse de l’âme soumise au corps, au  XVIIe, la question des passions est réexaminée sous le prisme de l’amour et du sentiment mais aussi du sublime, le tout sous la double influence de l’Antiquité et de l’observation expérimentale du corps qui se développe au XVIe siècle (anatomie).

Le XVIe siècle est en effet le siècle de l’anatomie, la violence faite au corps passe du religieux et de la justice (supplices de condamnés et massacres des guerres de religion) au scientifique avec l’anatomie (dissection, démembrement, images d’écorchés).

Sur les corps macabres et souffrants (XVIe – XVIIe) voir Actes du colloque ici :

https://lh3.googleusercontent.com/su7ITBLJjwJV59qziy2wlOPz5G6EYxCJJRQH1MIOxzjlhdXdYzzDstgks2bSZBbKFCH7SdAgBKvyL23Ok67CTFLa9Q4JHR6YyA32vC818BnlyX420q8-mzpRYoUztsiXVqGw6nFxq1nHuvZaEQOyHkmeU_si8MQ14jYt70dTMCy8cW-X1oSkAAcABUeOeAvaYVBmJi7_A3B2ZzUs-RELLvQwMxNJNvv8fQCz-aKU8BrwSABHHYFHIoo8ud-Q5vRyDKJA4lQ2HE4d3241zXxfv8M42cOo-speFXO0gDIb-PEOJa610stDNI53_HNuiwwfqj3Oj_JONQJlROziaLZza0S8SB40wGUQ1o8kUZq8QljRkZaFqhgI8Ll5qiaBd6bUatfrdEBZvr1BMar55drsEgfxqLvLjI7RQjm3G-I_QH8n5Pf3fnMwyRxWbukBcDCv8AsZ1c6vPuBv4WXQwLcaET5hQxQKLY5rNaQXEWei4EDaNu8cLq5bhrHH9ORGGD0lilhcCsxHWwBK3ggN-bS7k8iEBUKG7KSJYlZuZZo0suaAldiBsElsUcAchjnllKqI01RVxj3TVYLC5o8GrXvUmwkPqdLFCzIsvfpKqnS1s6lH2Z58Yg=w191-h298-no

https://goo.gl/photos/WWnR3TdKKotF1oPJ6

Une représentation du saint écorché avant les études anatomiques :

Matteo di Giovanni (1430-1495), L’Apôtre St Barthélémy, 1480, 80×48 cm, Budapest, Szépmüvészeti Museum.

Et voici le même saint au XVIe siècle :

Agnolo Bronzino, Saint-Barthe?lemy, 1556, huile sur panneau. Galleria dell’Accademia Nazionale di San Luca, Rome

On voit bien l’impact de l’anatomie dans la représentation du saint martyr.

Les images de corps ouverts se multiplient dans les ouvrages de médecine et d’anatomie avec Vésale bien sûr au XVIe puis une foule d’ouvrages comme  celui de Govert Bidloo, médecin, anatomiste, poète et écrivain, publiée en 1685, Anatomia Humani Corporis, Amsterdam. 

Govert Bidloo, Anatomia Humani Corporis, publiée en 1685, à Amsterdam.  Table 30.

Voir l’ouvrage avec toutes les tables ici :

http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/bidloo1685/0003?sid=8ff6ffdb0fbdf47542a1ef69905c0a8e&ui_lang=eng

Le corps étant devenu un objet de savoir il ne restait plus qu’à étudier « scientifiquement » l’âme humaine, ce sera le cas au XVIIe avec les « passions » qui viennent progressivement remplacer les « humeurs » du Moyen Age. Cette volonté d’exactitude, de vérité dans la représentation de l’homme se transmet aux artistes par l’enseignement académique.

Longtemps considérées comme des « maladies » contagieuses de l’âme s’opposant à la raison, elles sont réhabilitées au courant du XVIIe siècle où  se manifeste un vif intérêt pour les Métamorphoses d’Ovide qui remplacent souvent les sujets édifiants de l’histoire antique.

François Chauveau (1613-1676), Apollon et Python (Métamorphoses en rondeaux), éd. Mabre-Cramoisy , 1676), gravure sur cuivre.

https://books.google.fr/books?id=qGcTAAAAQAAJ&hl=fr&pg=PA51#v=thumbnail&q&f=false

C’est un univers où dieux et hommes laissent s’exprimer leurs passions même si Ovide réprouve la colère dans l’Art d’aimer parce qu’elle déforme le visage. On assiste à une fascination croissante pour les manifestations corporelles des états d’âme : douleurs et plaisirs, craintes et désirs, espérances et désespoirs.

Cette fascination pour les manifestations corporelles des états d’âme à des conséquences importantes :

  • Partant de Descartes (Les Passions de l’âme parfois appelé Traité des passions de l’âme, Paris 1649), l’analyse théorique et scientifique de ces mécanismes favorise également leur représentation picturale.
  • Ainsi, laction du corps sert à exprimer les sentiments et les passions qui (pré)occupent l’âme selon le directeur de l’Académie de Peinture Charles Le Brun :  »d’ordinaire tout ce qui cause à l’âme de la passion, fait au corps quelque action… »
  • L’idée que l’œuvre peut transmettre la passion au spectateur conduit à s’interroger sur la représentation. Horace fait autorité en la matière quand il souligne que le poète doit sentir la passion qu’il doit transmettre.

Fénelon en témoigne dans ses Dialogues sur l’éloquence :

« A quoi sert l’action du corps ? N’est-ce pas à exprimer les sentiments et les passions qui occupent l’âme ? »  Le peintre doit savoir la nature de ces émotions, comment elles sont engendrées dans l’âme et de quelle sorte elles paraissent au dehors ».

Ce sont ces interrogations qui débouchent sur la très cartésienne et fameuse Conférence de Charles Le Brun sur l’expression des passions (prononcée en 1668 et publiée en 1698).

Voir article et dessins dans le catalogue Figures de la Passion (vers la fin à partir du « Cabinet de dessins ») :

https://goo.gl/photos/ES5TNptngux8uyReA
Quelle est la conception académique de la représentation et de l’expressivité des passions ? Une sorte de typologie , une nomenclature cartésienne de passions qui se combinent comme un jeu de construction et auxquelles correspondent des représentations figurées avec expressions du visage finement détaillées. Il s’agit de « modéliser » les expressions dans une sorte de catalogue des expressions à usage des peintres d’histoire (voir ici et ici).

Deux conférences académiques de sculpteurs ont été consacrées au Laocoon sur lequel on reviendra. Disons ici que le Laocoon est l’oeuvre emblématique à partir de la quelle une réflexion théorique a été menée sur la représentation de la double douleur : psychique (« mouvement de l’âme », ici la douleur du père et l’imploration du ciel) et physique, corporelle. La physiologie vient ainsi justifier la représentation.

« Douleur corporelle simple », Dessin de Charles Le Brun. (BNF).

Ce dessin, comme la gravure ci-dessous reprend l’expression d’un des deux fils du Laocoon.

Jean Audran, « Douleur aiguë ». Gravure d’après le dessin de Charles Le Brun (lui même d’après l’expression du visage du fils aîné du Laocoon).

L’autre intitulé « douleur d’esprit » s’inspire du plus jeune fils.

Charles Le Brun, Douleur d’esprit. (dessin)

Selon les théories physiologiques et médicales de l’époque, la douleur comme la tristesse rétrécissent les orifices du coeur et « amollissent » le corps d’où la tête penchée.  Reprenant la théorie de Descartes sur la glande pinéale (épiphyse) considérée comme le « siège de l’âme », Le Brun affirme que les émotions, les sensations sont traduites dans le visage qui est en contact direct avec la glande pinéale. A l’Académie, l’idée que le visage est le lieu même de l’expression des passions (dont la douleur) s’impose en référence à la science.

Mais Roger de Piles soulève avec d’autres l’impossibilité d’un catalogue exhaustif des déformations du visage selon les passions à exprimer. Il n’était pas possible cependant d’être un bon peintre sans une connaissance précise de l’anatomie : corps, muscles et surtout visage dont les deux yeux sont « les fenêtres de l’âme » (Cicéron).

Car comme l’affirme André Félibien :

« Ce qui est le plus important à la perfection de la fable ou de l’histoire sont les diverses expressions de joie ou de douleur et toutes les autres passions convenables aux personnes qu’on figure ».

Une autre partie du corps est essentielle à l’expression, les mains qui pour Antoine Coypel « sont le principal instrument du geste ; nous nous en servons pour représenter la plupart des choses que nous sentons ».

Très vite, le modèle « scientifique » de Le Brun est dépassé par une autre référence : le théâtre. Poussin l’avait déjà expérimenté avec ses figurines modelées placées dans une boîte ouverte sur un côté afin de trouver les composition juste mais au XVIIIe, le théâtre devient le modèle absolu pour les peintres.

https://lh3.googleusercontent.com/tib78jUbqV-t-9MOo83C9ZHCQ6Ga83-TAysARY_XAtwHV03amWacq1xenhs7UBUhq8BjHDavLS3VyDMedNTvSpgWqrFeKmf5EKGxkW84a_GBekqP4zswBTLlUKakVSmjmBHJn1nUBz_g_OvMIlHeMWecuEEavtHAqSj9F5v6FvUKhQdaMxixzhUMvEUfsioH83tO4losRCJ0tsIoXbhT5PeUk3Sip5zcDs1DT2oCCtRISSOuVc3y1x8KFUa2Pzinfa54axhdSqs5YY90WJMxV9gXBQKya7jdeyVWlEafmsphoIfzmudUdta4h_BZfcRe9hxacFgT9O2_CgUur_LwyWUcLsB1KLZ5w6OUrouIBmsT0bnQpng8QVEUl3iNt-t0IYB5tYEEOteZyGbo4QhDQDb6A8ONLfolniVhnCDVUTFJOpkdsun2LotEZuK9YbCZZFH0om84Oml5DDBQMq1s1PEmkxNDlyXlaNwIzEFP_gUlcCM69nhiR1NZ5oMYoNT4Kx-jQpQFqJv7ceOtGZc8qm7DI_NqV2Kzv7By_DVU-lFgpRzN1rTznpDJxtX82jnbk-ImUJWOLEodmTdgu4u1cVF_MYfK9DWSZSwzP7b7jbbLI8tIzA=w613-h445-no
L’ensemble des moyens d’expression et leur agencement sur la toile doivent répondre aux règles de la convenance (à chacun sa manière d’exprimer selon le rang social) et de la bienséance (éviter les faute de goût (rire dans une scène dramatique). C’est cette convenance qui impose l’autre qualité majeure, la variété et la distribution de ces diverses expressions. Si elle constitue la manière d’agencer et de distribuer les diverses expressions, il en existe une autre, l’adéquation entre les sentiments de l’artiste et de son sujet. La passion figurée saisit celui qui assiste à sa figuration.

Dans son Discours sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et nouveaux, Loménie de Brienne rapporte les sentiments qui furent ceux de Poussin en train de peindre Le Crucifiement.

Nicolas Poussin La Crucifixion ou Le Calvaire, 1645-46, huile sur toile, 148×218 cm, Hartford (Connecticut), Wadsworth Atheneum.

Selon le grand maître, l’artiste doit éprouver une profonde tristesse pour peindre la Crucifixion afin d’en tirer la joie artistique, le plaisir esthétique.
Au nom de la peinture, le tableau met en scène un monde de peine mais procure aussi un plaisir esthétique lorsque les passions sont représentées selon les règles de la convenance.

Or Poussin refuse d’ajouter la Déploration à la Crucifixion qui l’a « rendu malade » car il n’a plus « assez de joie et de santé » pour cela. La figuration de la passion (on pourrait se limiter à la douleur comme une de ces passions) engage donc l’être du peintre car il faut  charger « l’ esprit et le coeur » de « pensées affligeantes et sérieuses (…) pour réussir à ces sujets d’eux-mêmes tristes et lugubres ». La représentation de la Passion du Christ exerce une telle violence sur l’artiste jusqu’à en mourir – « le porte-croix achèverait de me tuer » – que son affliction l’empêche de peindre, rend le sujet irreprésentable. N’est-ce pas là une des limites de la représentation de la douleur.

  • Rembrandt est un artiste emblématique ayant appliqué ce principe. Il obligeait ses élèves à se déguiser et à poser devant le miroir en imitant les expression et les gestes des scènes qu’ils devaient peindre. Lui même pratiquait cet exercice grâce notamment à ses tronies.

Rembrandt a? la bouche ouverte, Eau-forte. 81 x 72 mm.

Il n’hésitait pas ensuite à utiliser ces modèles d’expression y compris en insérant ses autoportraits dans des tableaux  bibliques comme dans cette Crucifixion.

Rembrandt Christ sur la croix, 1631, huile maroufle?e sur bois, 93 x 72 cm, Le Mas-d’Agenais.

Détail du panneau de Rembrandt.

Si le modèle d’Horace est applicable à la rhétorique (l’évocation éloquente de la douleur suscite de « l’empathie » une des qualités de l’orateur) comment l’appliquer alors à la sculpture et à la peinture ?

Le corps comme moyen d’expression des passions.

Pour Antoine Coypel, directeur de l’Académie entre 1714 et 1722, le peintre devait connaître l’anatomie car elle permettait d’utiliser le corps comme moyen d’expression des passions.

   Il faut également transmettre au spectateur l’expérience des passions tout en se contrôlant pour ne pas tomber dans un excès de pathos. Corneille, défendant la scène de la mise à mort de Camille par Horace, rappelle que, si « c’est une règle de ne pas ensanglanter le théâtre », Aristote préconisait pour la tragédie « des grands déplaisirs, des blessures, des morts en spectacle » (in Examen d’Horace, 1640).

Charles Le Brun, Frontispice pour une édition des tragédies de Racine (gravure, 1676).

Au centre de la gravure Melpomène (Muse du Chant, de l’Harmonie musicale et de la Tragédie quand elle est associée à Dionysos) couronnée et richement vêtue, elle est assise sur un trône, elle appuie son bras droit sur un sceptre et tient en main une couronne et un poignard ; derrière elle, une autre couronne est renversée au pied d’une colonne.

Fidèle à la tradition emblématique et allégorique codifiées depuis la Renaissance (Cesare Ripa Iconologia) Le Brun montre ici de manière allégorique la définition de la tragédie.

Le trône et le sceptre ce sont les symboles du rang élevé, des rois, la couronne renversée montre leur chute. Aux pieds de la Muse se déroule la scène tragique : deux frères s’entretuent observée par des putti dont l’un exprime la frayeur tandis que l’autre la tête incliné, essuyant les larmes, figure la pitié. Les deux sont interprétées  comme les deux sentiments que suscite la tragédie selon Aristote : « Frayeur et Pitié », ne sont-elles pas les deux sentiments propres à la tragédie selon Aristote ? Et finalement, ne sont-elles pas les sentiments que provoque la vue du supplice ?

La rhétorique de l’œuvre d’art, qui se fonde sur l’articulation entre émotion et éloquence, est justement fondée sur l’expression des passions et sur leur transmission grâce à la mise en scène du récit. Cela suppose une codification stricte que l’Académie élabore et diffuse grâce aux conférences vers la fin du XVIIe siècle.

La gestuelle est essentielle pour l’expression des Passions, ici de la douleur psychique de Saint Pierre repentant, sorte de pendant masculin de la Madeleine.

Hyacinthe Rigaud, Saint Pierre repentant, 1702, huile sur toile, 74 x 60 cm. Musée H. Rigaud, Perpignan.

Jacques Sarazin, Le reniement de Saint Pierre et Sainte Madeleine, 1636 (ornaient la chapelle privée du chancelier Séguier car ils étaient « patrons du maître et de la maîtresse de l’hôtel particulier), marbre, 64×25 cm, 56×25 cm Louvre, département des sculptures.

Figures emblématiques du repentir  (et les plus populaires du XVIIe siècle en France), Pierre et Marie-Madeleine étaient placés des deux côtés d’un Christ en croix.  La taille des statues modeste pourrait signifier qu’il s’agit d’études. Le coq vient de chanter au pied du saint qui prend alors conscience de sa lâcheté. Le reniement de St Pierre est un des thèmes de prédilection de la mystique française du XVIIe. Les larmes de Saint Pierre repentant (cf. sujet de l’exposé sur les larmes) entrent en dialogue avec le sang du Christ qui coule lui aussi, et le rapprochent de Marie-Madeleine, figure majeure de la douleur psychique représentée ici en train d’essuyer ses larmes. Ces deux cas d’expression de la douleur psychique sont exemplaires d’une des préoccupations esthétiques du XVIIe siècle, les manifestations corporelles des états intérieurs. La question fondamentale de la représentation des passions consiste à associer nature des passions et moyens de leur représentation.

Détail : Inspiration possible : le  Parménide de Raphaël dans l’École d’Athènes :

Raphaël, Ecole d’Athènes, fresque, détail, Parménide.

En effet, selon Boileau, la recherche du sublime qui transporte et ravit le spectateur, dépend de l’émotion que l’artiste saura susciter chez le spectateur et cette émotion dépend des moyens plastiques mis au service de la représentation, en particulier l’expression du visage et la gestuelle du corps.

A cette émotion s’ajoute celle du plaisir esthétique propre à chaque domaine artistique, peinture sculpture, poésie, musique ou théâtre. Les passions constituent le facteur d’unité des arts qu’ils se déroulent dans le temps (poésie, musique) ou dans l’espace (sculpture, peinture).

Un cas particulier : Les têtes – autoportraits grimaçants de Franz Xaver Messerschmidt en métal (polomb et étain) :

lunettesrouges.blog.lemonde.fr/2011/02/01/messerschmidt-doloroso/

Ces têtes s’apparentent aux tronies de Rembrandt mais peuvent être lues à la lumière des recherches en physiognomonie au XVIIIe (Lavater) c’est à dire une sorte de science qui prétend lire le caractère d’une personne à partir de la forme ou des déformations du visage.

Mais n’existe-t-il pas des artistes qui refusent cette expressivité ?

Refuser l’expression des passions ?

La question de la figurabilité de la douleur ou de la « limite à la représentation » selon le libellé du sujet du concours ENS 2016, a traversé les siècles depuis Timanthe jusqu’au Laocoon  et depuis la Vierge et le Christ de douleur jusqu’au body art de l’art contemporain.

En effet, des voix s’élèvent contre l’expression des passions par le corps, par exemple dans la représentation de la Vierge en « mater dolorosa »,  suivant pour certains les leçons de Timanthe.

Dans le domaine de la représentation de la douleur, l’Antiquité offre deux exemples emblématiques :  groupe sculpté du Laocoon (voir ci-dessus) et le « voile de Timanthe » qui posent la question théorique de fond : qu’est-ce que l’art doit-il montrer de la douleur et comment.

L’histoire du peintre Timanthe est emblématique de cette question de sémiotique et d’esthétique. (voir article plus loin)

Le sacrifice d’Iphigénie d’après le célèbre tableau de Timanthe, mosaïque d’après original grec du IVe siècle. Pompéi Ier siècle ap. JC. Péristyle de la maison du poète tragique.

La jeune fille se tient au centre. Ulysse et Diomède l’entraînent de force vers le lieu du sacrifice. A gauche, son père Agamemnon, la tête voilée, affligé, se couvre le visage pour ne pas voir le sacrifice ; à droite, le grand prêtre Calchas, terrifié, hésite. En haut, Artémis accueille sur son nuage la jeune fille sur le dos d’une biche.

Le récit, rapporté par Pline dans Histoires naturelles, est devenu un topos du débat théorique sur l’expression de la douleur.

« (…) Que dirais-je de cet autre peintre non moins célèbre qui présenta le sacrifice si douloureux d’Iphigénie ? Après avoir placé autour de l’autel Calchas l’air abattu, Ulysse consterné, Ménélas poussant des plaintes, il couvrit d’un voile la tête d’Agamemnon : n’était-ce pas avouer que l’art ne saurait exprimer la douleur la plus profonde et la plus amère ? Il nous montre un aruspice, un ami, un frère en pleurs, son tableau est comme mouillé de leurs larmes ; mais il laissa la sensibilité du spectateur mesurer la douleur du père (…)

Valère Maxime, Actions et paroles mémorable.

[…] n’étant pas sûr de pouvoir montrer [la douleur] encore plus grande dans le visage du père en deuil, il fit en sorte qu’il se le couvrît par un drap de lin, à savoir par un morceau de ses vêtements ; cependant, dans cela Timanthe préserva très bien la dignité : car étant Agamemnon le père, il sembla qu’il ne dût pas pouvoir souffrir de voir avec ses propres yeux le meurtre de sa fille.

Lodovico Dolce (humaniste et théoricien de la peinture), Dialogo della pittura [] dit l’Aretino, Venise, appresso Gabriel Giolito de’ Ferrari, 1557

Préserver la dignité en distribuant la douleur par degrés deviendra une des règles théoriques de la représentation de ce thème comme l’affirme Giovanni Paolo Lomazzo dans le Trattato dell’arte della pittura, scoltura, et architettura publié en 1585.

C’est ce qu’avait réalisé Konrad Witz :

Konrad Witz (cercle) Pieta?, vers 1440, tempera et huile sur toile, 33×45 cm, The frick Collection, New York.

D’autres évoquent le savoir-faire de Timanthe parce qui aurait épuisé les « types » de représentation de douleur et d’affliction avec Ulysse, Ménélas et Kalchas ou le fait que Timanthe était « incapable de rendre dignement la douleur du père ». D’autres parce que l’art est impuissant face à la douleur extrême, celle d’un père qui doit sacrifier sa fille.

Dans le cas de la Vierge, des critiques s’expriment au XVIIe siècle par des religieux ou même des artistes comme le hollandais Van Hoogstraten (élève de Rembrandt) qui cite ici l‘évêque d’Utrecht : c’est ici. Lire sur deux pages  le Pathos est en effet proscrit au nom de la dignité d’une Mère qui, quoique touchée au plus profond de son cœur par les douleurs infligées au Fils de Dieu, elle endurait « sans trouble et dans une entière tranquillité ». L’image dite de la « Pâmoison de la Vierge » si courante, notamment dans l’explosion du dolorisme christique du  XVe, encore au siècle du baroque, est dénoncée au nom de la dignité.

Ligier Richier (1500-1567)., Pâmoison de la Vierge soutenue par Saint Jean, Groupe en noyer (faisant partie d’une Crucifixion perdue), 1531. Eglise abbatiale Saint-Michel de Saint-Mihiel.

Avec le Laocoon la figurabilité objet d’un débat esthétique en Allemagne au XVIIIe siècle.

Au tournant du siècle des Lumières Gotthold Ephraim Lessing clarifie les ambiguïtés de la théorie de Winckelmann et met fin au paragone des arts initié en Italie à la Renaissance, en séparant ontologiquement la poésie et la peinture tout en refusant la représentation ostensible du pathos.

L’ouvrage de Simon Richter Laocoon’s body  analyse les débats théoriques entre philosophes et écrivains et philosophes allemands de la fin du XVIIIe et au début du XIXe sur le célèbre groupe sculpté hellénistique qui interroge le rapport entre l’imitation  idéalisée classique et la représentation réaliste de la douleur en posant des limites à cette dernière, celles de la convenance. Notre thème devient au XVIIIe là un enjeu théorique et esthétique.

Groupe du Laocoon, œuvre des Rhodiens Agésandros, Athanadoros et Polydoros, IIe ou Ier siècle av. J.-C., musée Pio-Clementino, Vatican.

Pour la situer dans le contexte de la sculpture hellénistique plus expressive, jusqu’à  l’emphase, que son homologue classique, lire article de François Queyrel, La représentation de la douleur dans la sculpture hellénistique, Pallas 88, 2012, p. 133-146 (en ligne ici).

François Queyrel évoque quelques exemples intéressants comme le Sénèque se faisant ouvrir les veines :

http://utpictura18.univ-montp3.fr/GenerateurNotice.php?numnotice=B3767

qui inspire Rubens :

http://utpictura18.univ-montp3.fr/GenerateurNotice.php?numnotice=B3743

et… Pigalle : https://www.histoire-image.org/etudes/voltaire-nu-vieillard-ideal

Pline l’Ancien avait admiré cette oeuvre. Son « jugement esthétique » est un topos vivace jusqu’à Winckelmann.

« (…) tel est le Laocoon, dans le palais de Titus, morceau préférable à toutes les productions soit de la peinture, soit de la statuaire; il est d’un seul bloc, ainsi que les enfants et les replis admirables des serpents. Ce groupe a été fait de concert par trois excellents artistes, Agésandre, Polydore et Athénodore, Rhodiens.  » 

(Pline Histoire Naturelle, Tome II, Livre 36, 24.) (ce texte est actuellement contesté).

Grâce à l’autorité de Pline, le jugement esthétique pendant plusieurs siècles fit de ce groupe sculpté un des sommets de la représentation du corps – matière en termes d’imitation et d’inspiration.

Voici ce que dit Johann Joachim Winckelmann (1717 – 1768) sur le Laocoon dans ses Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques dans la peinture et la sculpture, publié en 1755

« C’est cette âme qui s’exprime dans le visage de Laocoon. (…) L’expression d’une âme si noble dépasse de loin les formes de la belle nature. »

L’objectif « le plus noble » de l’art, écrit Winckelmann à la fin des Réflexions sur l’imitation, est de représenter des objets suprasensibles, des « idées ». Conformément à ce principe, le Laocoon est interprété dans cette première description (il en fera trois) comme une allégorie de la grandeur d’âme, du triomphe héroïque sur la douleur physique et morale. De façon caractéristique, la description du Laocoon commence par l’évocation de son « âme noble et calme » :

Il ne pousse aucun cri effroyable, comme Virgile le chante au sujet de son Laocoon : l’ouverture de la bouche ne le permet pas. Il s’agit plutôt d’un soupir timide et angoissé (…)

Et dans ses carnets après avoir lu des ouvrages sur l’anatomie et vu le Laocoon à Rome :

La bouche est certes ouverte, mais d’une manière qui exprime la plainte angoissée et la douleur plutôt qu’un cri puissant. C’est là une expression fort naturelle et raisonnable, car une douleur intense ne permet pas d’ouvrir grand la bouche, dans la mesure où elle tend les nerfs et les tendons.
Une bouche plus largement ouverte serait ainsi l’expression d’une frayeur et non la représentation véritable de la douleur. Bien que Virgile parle d’un cri effroyable, il n’est pas utile que l’ouverture de la bouche soit grande, car une douleur intense peut exprimer un cri puissant sans qu’il faille pour autant ouvrir largement la bouche »

Nous remarquons ici le balancement entre deux approches différentes de l’art, l’une concrète et plastique, l’autre abstraite et idéale.

Winckelmann aborde de manière critique l’Enéïde de Virgile qui décrit la dramatique scène et fait pousser au Laocoon de cris de douleur et de désespoir. Selon lui, le Laocoon sculpté n’émet pas les terribles cris car aucun héros de l’époque « classique » ne pouvait pousser de tels cris.

Dans son Laocoon, Gotthold Ephraim Lessing accepte l’idée que le Laocoon ne crie pas, mais il récuse la raison avancée par Winckelmann.

«Imaginez Laocoon la bouche béante et jugez. Faites-le crier et vous verrez. C’était une image qui inspirait la compassion parce qu’elle incarnait simultanément la beauté et la douleur (sous entendu dans l’Énéide de Virgile) ; maintenant c’est une image hideuse, monstrueuse, dont on voudrait détourner son regard parce que la vue de la douleur excite la répugnance sans que la beauté de l’objet souffrant puisse muer cette répugnance en un doux sentiment de compassion.

Une bouche béante est, en peinture, une tache, en sculpture un creux, qui produisent l’effet le plus choquant du monde, sans parler de l’aspect repoussant qu’elle donne au reste du visage tordu et grimaçant

La figure sculptée doit endurer en silence sa douleur non pas parce qu’elle représente un héros classique mais parce qu’il s’agit de sculpture et non pas de poésie. Le fait que des héros classiques peuvent crier dans une oeuvre classique est selon lui confirmé par le Philoctète de Sophocle une pièce légèrement antérieure à la datation du Laocoon par Winckelmann. Les oeuvres sculptées ou peintes obéissent à d’autres lois esthétiques que les poèmes.

Jean-Germain Drouais, Philoctète sur l’ile de Lemnos, 1788, huile sur toile,, 225 x 176 cm, Chartres, MBA.

Ses souffrances sont l’oeuvre des dieux. Il a été mordu par un serpent gardien de l’autel de la déesse Chrysa, dont il s’est trop approché : une humeur brûlante coule de son pied déchiré. Il endort la douleur avec une herbe, mais subit des crises terribles puis s’endort d’épuisement. En effet, Philoctète exprime vivement sa souffrance par des cris et des gémissements mais il n’est pas représenté ainsi contrairement au fameux « cri » du Laocoon.

L’archéologue Aloys Ludwig Hirt, dans un article fondé sur la notion de « caractérisation », tente de prouver, en insistant surtout sur des aspects physiologiques et médicaux, que, si Laocoon ne criait pas, c’est qu’il se trouvait dans la dernière phase de son agonie.

La thèse de Lessing sera réfutée par Goethe (Sur le Laocoon, 1797). S’il admet que poésie et arts visuels sont incompatibles. la différence fondamentale entre l’art visuel et l’écrit réside au fait que celui qui est exprimé « en mots » est confronté à la « véritable œuvre d’art, toujours infinie pour notre entendement, comme une œuvre de la nature » donc à une sorte d’indicible. Il analyse cependant l’oeuvre du point de vue du mouvement et de la dramatisation :

« Des figures sculptées au repos nous captivent par leur grande beauté ; dans la peinture, le même effet est produit par la qualité d’exécution et la splendeur ; mais le sculpteur finit par recourir au mouvement, comme dans le Laocoon, le groupe napolitain au taureau (voir ici) et jusqu’à l’anéantissement de Lychas (ici) de Canova […]

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/e9/Hercule_et_Lichas_dA._Canova_%28GNAM%2C_Rome%29_%285974377551%29.jpg

Canova, Antonio (1757-1822), Hercule et Lichas, entre 1795 et 1815, marbre. Galerie nationale d’art moderne. Rome.

(voir ici). D’après Métamorphoses d’Ovide, Ici la douleur se transforme en fureur et en horreur quand on songe au sort de l’enfant fracassé sur le rocher. Le sentiment du sublime trouve ici une belle application. Et Lessing poursuit :

Le sommet dans ce genre pourrait bien être le Laocoon, où deux serpents luttent avec trois figures humaines. »

Enfin, Goethe répartit les trois dimensions du temps, le passé, le présent et l’avenir, aux trois figures du Laocoon, selon une esthétique de l’effet produit :

« L’être humain n’a que trois sentiments quand il s’agit de sa propre souffrance ou de celle d’autrui : la crainte, l’effroi et la pitié, la prévision inquiète d’un mal imminent, la sensation inattendue d’une souffrance actuelle et la compassion inspirée par un mal persistant ou passé ; les trois sentiments sont représentés et suscités par cette œuvre d’art, et cela avec les gradations appropriées »

Le professeur de philologie classique Christian Gottlieb Heyne distingue trois types d’expression dans la figure du Laocoon : la douleur, l’anxiété du père et la résistance du corps. Il est en désaccord à la fois avec Winckelmann et Lessing

Quant à Heinse (écrivain et savant), il voit un homme sensuel que cette oeuvre expose souffrant d’une douleur corporelle extrême qui fait se tordre le corps, le fait brûler comme si un poison mortel du serpent était déjà en train de se propager dans ses veines. Selon lui, ce corps nu  procure à la fois un plaisir esthétique et érotique qui émane de la peine même qui lui  a été infligée.

Enfin, le poète Friedrich Schiller actualise l’idée de Winckelmann sur le combat entre les forces de la douleur et l’âme. Pour lui l’œuvre atteint le sublime dans la mesure où chaque partie du corps de Laocoon lutte avec force contre une douleur extrême. Il s’inspire aussi des théories kantiennes de la liberté créatrice de l’artiste. Selon lui « Le groupe du Laocoon » est l’exemple même de ce que les artistes de l’antiquité étaient capables de réaliser dans le pathétique.

Mais

Plus récemment une nouvelle réfutation de Lessing est proposée par Georges Didi-Huberman (voir son article sur trois reliefs de Pascal Convert ici).

Deux oeuvres du sculpteur Pascal Convert, images de douleur, qui ont été inspirées par deux photos de journalisme en tant de conflit, une au Kossovo dans les Balkans, l’autre en Algérie, pendant les guerre civile des années 1990.

L’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman analyse les enjeux de ces deux oeuvres en énumérant les multiples interrelations entre l’évènement réel, sa représentation photographique qui vise à sensibiliser les opinions publiques sur l’horreur d’une guerre lointaine, la transposition de la scène par l’artiste dans un autre médium, le relief concave sculpté en cire.

Il interroge aussi les problèmes que peut poser l’image décontextualisée, transposée d’une culture musulmane où l’image n’a pas le même fonction (et elle est même absente de la religion) à une culture chrétienne où l’image est adorée ou admirée selon le rapport établi par le spectateur. Les titres « Madone de Bentahla » « Veillée funèbre et lamentation » ou les commentaires  du président Mitterrand : Comment ne pas penser à une toile de Mantegna ou de Rembrandt ? La colère et la douleur ont toujours le même visage posent le problème de la percecption faussée par nos propres représentations de la Lamentation marquées par une longue histoire qui remonte à l’Antiquité et que l’iconographie chrétienne a perpétuée par la Déploration du Christ mort.

Georges Me?rillon Veille?e fune?bre au Kosovo autour du corps de Nasimi Elshani tue? lors d’une manifestation pour l’inde?pendance du Kosovo 1990
Remarquez la variété des attitudes qui rappelle étrangement celle de l’iconographie occidentale.

L’oeuvre que Pascal Convert en a tirée :

Pascal Convert, “Pieta du Kosovo“, 1999-2000. Cire, résine et cuivre, 224x278x40 cm, Collection Mudam Luxembourg et Fnac.

Le relief vu de profil

Hocine Zaourar La Madone de Benthala, ho?pital de Zmirli, pre?s d’Alger 1997.

Pascal Convert, Madone de Benthala, de face 2001-2002 d’après la photographie Massacre à Benthala d’Hocine Zaourar, 1997. Cire polychrome, 220x250x40, collection, Mudam Luxembourg.

De profil :

Sur le Laocoon et les multiples reprises iconographiques du motif par les artistes jusqu’à l’art contemporain voir l’exposé de Léa Boshard :

1e partie :

https://docs.google.com/presentation/d/1Kbor5H1Z73J2Hc3kdpOBZ3qPIA-XBreEukLkj2iuLJ0/edit?usp=sharing

2e partie :

https://docs.google.com/presentation/d/1q2LoUcXH77uSPJwRkblK48Q49JgjS5-YI0QImoy3uXQ/edit?usp=sharing

Aux antipodes du cri lancé ou à moitié étouffé du Laocoon, Zoran Music choisit le silence. Celui des morts et celui des années qui le séparent de ce qu’il a vécu en déportation.

Zoran Music Nous ne sommes pas les derniers, Eau-forte,  Tirage, 65 sur papier, 1970, 56 cm x 76 cm.

Entre 1970 et 1975, Zoran Music revient à Dachau, le camp où il a séjourné de 1943 à 1945. Il grave et peint alors une série intitulée : « Nous ne sommes pas les derniers ». Ce fut seulement en 1970, à l’âge de soixante et un ans, que Music s’est mis à représenter ce qu’il avait vu, vécu à Dachau. Comment cette distance du temps marque-t-elle (ou pas) l’oeuvre de l’artiste ? La douleur s’est-elle estompée ? Peut-on faire une différence entre les oeuvres distantes dans le temps et celles crées dans les camps même ?

Zoran Music, Nous ne sommes pas les derniers 1986, huile sur toile, 65 x 81cm Musée des Beaux-arts de Caen.

Les bouches ouvertes hurlent en silence, les corps ne se débattent pas.

Zoran Music,, Nous ne sommes pas les derniers 1986, huile sur toile, 65 x 81cm, Musée des Beaux-arts de Caen

« Ce que j’ai vécu à Dachau m’a appris à m’attacher à l’essentiel, à éliminer tout ce qui n’est pas indispensable. Aujourd’hui encore, je peins avec un minimum de moyens. II n’y a plus, dans ces travaux, ni gestes, ni violence. On parvient à une sorte de silence qui est peut-être un aspect caractéristique de mon travail. II n’y avait jamais, voyez vous, dans la mort de tous ces gens à Dachau, la moindre rhétorique. Chez les milliers de morts que j’ai vus, je n’ai jamais entendu un cri, je n’ai jamais vu un geste. Et bien entendu, la protestation elle-même était tout à fait impensable dans de telles circonstances. Tout cela ressort dans mes tableaux. Je suis donc tout à fait incapable, après tout ce que j’ai vécu, de faire de la démagogie ou de la rhétorique, comme le font ceux qui trouvent leur avantage dans la polémique. J’ai vécu dans un monde qui était absolument tragique, et j’ai appris que c’était un endroit où règne le silence. C’était le contraire de tout ce qu’on pouvait attendre. Et la tragédie devenait bien plus grande et intense à cause de cela, précisément.»

Figurer la douleur (et la « beauté du silence ») par l’absence de cri, l’absence de geste. N’est-ce pas là une sorte de retour au martyre chrétien subi en silence ? Mais Music se donne un autre devoir : restituer aux victimes l’humanité dont elles ont été dépouillées. Car là où le Christ a connu douleur pour prouver son humanité, les martyrs des camps l’ont subie car on avait nié leur humanité.

Leur douleur ayant été désublimée comme tant d’autres victimes du XXe siècle mortes pour rien, sans rédemption possible, sans espoir de paradis, Music tente de la rendre sublime, comme une sorte de dette à leur égard.

Zoran Antonio Music (1902-2005), Dachau (Pendu), 1945 31×21 cm Paris, Musée national d’Art Moderne.

 

Articles avec ces citations éclairantes de Music :

http://www.cineclubdecaen.com/peinture/peintres/music/nousnesommespaslesderniers.htm

https://drive.google.com/open?id=0ByMLcNsCNGb5ZTF6Wjh6ZHc2T2c

Cette démarche est totalement différente de celle qui consistait à dessiner dans les camps : acte de résistance, dépouillement extrême des moyens plastique et absence totale d’esthétisation, caractère tragique affirmé.

4. Quand la douleur devient « dolorisme ».

Les Lamentations du Christ mort (ou Déplorations) est une des scènes majeures de l’iconographie chrétienne inventée par les franciscains pour ranimer la flamme des fidèles dans une sorte d’affliction et de compassion pour la mort du Christ mort et pour la douleur de la Vierge.

La  mort de Méléagre est un sujet profane qui a servi de modèle aux artistes européens pour la Lamentation du Christ mort (geste du thrénos antique et byzantin avec les bras tendus vers l’arrière) voir ci-dessous et bien sûr le Laocoon.

On voit à gauche la mère de Méléagre retirant un tison (une longue bûche) du feu pour empêcher la mort de son fils car selon une prophétie il allait mourir car ce tison serait éteint. On comprend pourquoi l’histoire et l’iconographie de la mort de Méléagre ont pu être rapprochées de celle de la Passion du Christ dont la mort était aussi annoncée dès son enfance à sa mère Marie (Siméon au Temple)

Ce geste se retrouve fréquemment dans l’iconographie médiévale de la Lamentation du Christ mort ou de la Descente de Croix (fresque de cf Giotto à Padoue ci-dessous) remarquez aussi la variété des gestes d’affliction et de douleur des anges).


Un autre relief de Méléagre existe également au Louvre :

http://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/fragment-de-sarcophage-mort-de-meleagre_sculpture-technique_marbre

Sarcophage de Méléagre, IIe siècle ap. JC, relief romain en marbre, 42 x 96 cm, Louvre.

Un autre exemplum doloriste venu de l’Antiquité et représenté ici dans un manuscrit médiéval par transposition inverse, de l »iconographie chrétienne à la représentation du sujet antique.

Hécube pleurant le cadavre de son fils Troïlus à la manière de la Vierge :

Enluminure du ms Royal XX DI, fol.145v – 2eme quart du XIVe siècle Histoire ancienne jusqu’à César Londres, British Library.

Giotto, Lamentation sur le Christ mort, 1306, fresque, 200 x 180 cm, Padoue, Chapelle Scrovegni.

On le retrouve aussi dans des manuscrits comme dans le magnifique Livre de Jeanne d’Evreux (enluminures de Jean Pucelle) :

Mise au tombeau, Livre d’heures de Jeanne d’Évreux. Metropolitan Museum de New York, ms. 54.1.2., f. 82v, 1324-1328.

Sur l’iconographie médiévale de la Tristesse voir article ici.

Donatello (Donato di Niccolò di Betto Bardi, v. 1386-1466) : la Déposition de croix. Relief de la chaire sud de l’église San-Lorenzo. 1465. Bronze, hauteur : 100 cm. Florence, San Lorenzo.

 

– L’émergence du dolorisme médiéval autour de la Passion christique vers la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle, Passion et dolorisme s’amplifient du XVe au XVIIe siècle.

A partir du XVe siècle, la figure douloureuse de la Vierge s’isole des scènes de Descente de Croix et devient l’icône de la Pietà, portant le corps torturé de son fils sur ses genoux ou pas  (« Mater dolorosa »). A ce type répondent d’autres figures de mères douloureuses inspirées de l’antiquité ou bibliques comme p. ex.  et Niobé mère orgueilleuse de sept fils et sept filles tués .

Les pleurants de la fin du Moyen Age,silhouettes masculines enfouies dans leurs manteaux aux plis larges et profonds et aux capuches rabattues sur leurs visages , occupent une place à part dans la statuaire et la peinture. Ceux des tombeaux des ducs de Bourgogne sont parmi les plus impressionnants. Voir ici album sur les oeuvres de Sluter à Dijon (Pleurants mais aussi la gestuelle et l’expression de la douleur des anges pleurants) : https://goo.gl/photos/jJ7Fm3Nbw4tc5hFY7

Voir ici Sculpture du gothique tardif : chercher la partie sur les Scènes pathétiques et photographies du Lamento de Niccolò dell’Arca et d’Alfonso Lombardi

https://goo.gl/photos/wz2pn1JsB16EQYyw9

Guido Mazzoni, Lamentation du Christ mort, vers 1477-79, terra cotta polychrome, Modène, église San Giovanni Battista.

Augusti Centelles, Lamentation du mari mort. Espagne 1937

La valorisation de l’émotion chrétienne commence dès le XIIIe siècle avec Saint François d’Assise, puis elle se prolonge dans la « dévotio moderna » (Thomas a Kempis 1380 – 1471, et son Imitatio Christi).

Les anges de Giotto dans la lamentation de la Chapelle Scrovegni expriment une douleur inédite qu’on retrouvera avec les anges du Puits de Moïse ou dans certaines Déplorations flamandes comme celle de Rogier van der Weyden du Prado : les yeux rougis de Marie-Madeline, les traits défaits et les larmes de la Vierge évanouie, la grimace de Saint Jean deviennent de véritables signes iconiques de la douleur.

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Rogier van der Weyden , La Descente de Croix vers 1435, Huile sur bois, 220 × 262 cm, Musée du Prado, Madrid

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Au XVIIe siècle, Poussin reprend le thème de la Lamentation dans ce tableau :

 Nicolas Poussin, Lamentation du Christ mort, 2e tiers du XVIIe, huile sur toile, 103 x 149 cm, Alte Pinakothek Munich.

Nous verrons plus en détail comment dans la peinture, l’image du Christ souffrant (le « Vir doloris » et l’imago pietatis) est appropriée par le fidèle selon le chef des Jésuites Ignace de Loyola. Il faut en tout cas distinguer les tableaux qui jouent sur les ressorts de la compassion pour susciter la dévotion, de ceux qui relèvent davantage de la peinture d’histoire.

Certains artistes comme Rembrandt cherchent à humaniser les scènes de la Passion en y associant une foule de personnages aux attitudes diverses. Dans deux cas il met en scène des personnages dont des vieillards et de malades cherchant un réconfort et l’espoir d’une vie meilleure auprès du Christ.

La Pièce aux cent florins ou le Christ prêchant : malades et estropiés viennent chercher l’amour du Christ et peut-être l’espoir d’une guérison

Rembrandt  La Pièce aux cent florins, eau-forte, pointe sèche et burin, 28 x 39 cm. Rijksmuseum Amsterdam.

À droite, le cortège des affligés, paralytiques, malades, miséreux, forme une longue procession ; à gauche, les pharisiens contestent sa parole et essaient de le confondre, et près d’eux saint Pierre l’interroge sur la récompense des disciples ; devant lui, les mères présentent leurs enfants pour une bénédiction et, alors que saint Pierre tente de les écarter, Jésus les invite à s’approcher, illustrant ce verset : « Laissez venir à moi les petits enfants car le royaume des cieux leur appartient. » (Matthieu, XIX, 14.

Les Trois croix, vaste composition gravée le maître d’Amsterdam associe toutes les formes de douleur :

Rembrandt  Les trois croix, eau-forte, pointe sèche et burin, 45 x 39 cm. Rijksmuseum Amsterdam.

Christ et larrons, deux femmes face contre terre, Vierge prostrée et pathétique s’abandonne dans les bars des saintes femmes. Jean debout lève les mains à la hauteur du visage semble incarner la douleur.A gauche, une autre femme en pleurs se cache les yeux refusant de voir le supplice.

5. Le XVIe et le XVIIe siècles voient se développer un nouveau rapport au corps souffrant du Christ et des saints martyrs.

Toute image de martyre est un véritable représentation de la transcendance divine. La violence se dissout alors pour atteindre une réalité qui lui est supérieure. Nous avons vu que selon Charles Le Brun, le visage était le locus doloris par excellence, le lieu de la visibilité de la douleur. or, dans le martyre chrétien, le visage reste presque impassible, voire dans certains cas présente tous les signes du plaisir. Poussin peintre théoricien, a peu représenté de martyres. Un des plus connus est celui de Saint-Erasme.

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Nicolas Poussin, Martyre de Saint-Erasme, vers 1629, huile sur toile, 320×186 cm. Vatican, Pinacothèque.

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La victime disparait en tant que telle, devenant «invisible», tout comme l’objet artistique se dissout au sein de la contemplation spirituelle. Le tableau ne constitue pas une fin en soi, mais se propose comme moyen d’atteindre une réalité spirituelle. Ces figures dolentes de martyrs montrent les marques de leur sacrifice dans une litanie de visions macabres et troublantes qui ornent les églises :

SainteAgathe et ses seins arrachés

Sainte Apollonia et ses dents

Saint Blaise déchiré par un peigne de fer

Saint Denis tenant sa tête décapitée

Le sang de Saint Janvier

Les plaies et la décrépitude de Saint Job

Saint Hippolyte écartelé

Saint Roch pestiféré

Sainte Lucie qui tient ses yeux arrachés

Saint Sébastien perforé par les flèches et tué par des coups de bâton

Saint Barthélémy écorché (voir celui de Michel-Ange à la chapelle Sixtine tenant sa peau (peut-être un autoportrait de l’artiste)

Saint Érasme étripé.

Ce n’est pas étonnant dans cette perspective, de voir la peinture du martyre prend de l’importance pour devenir un véritable « genre » pictural . Le Cycle « martyrologique » de Santo Stefano Rotondo (Saint-Etienne-le-rond) à Rome est le plus spectaculaire :

http://www.itineroma.it/visite-guidate/visita-chiesa-di-s-stefano-rotondo/

http://bizzarrobazar.com/2015/02/17/martiri/

Une sorte de jouissance divine semble les animer face à la défaite victorieuse de leur corps supplicié.

Cette idéalisation – transfiguration de la douleur contraste avec le développement parallèle de l’anatomie et la violence des supplices infligés aux ennemis pendant les guerres de religion. On peut parler de véritable théâtre de la cruauté.
Les manuels d’anatomie mettent en place dès le XVIe siècle la visualisation du corps ouvert à la lumière de la dissection. Ainsi, les auteurs des livres théoriques sur l’art sont très attentifs au rendu vraisemblable du corps. A la connaissance des proportions s’ajoute celle du corps lui même, extérieur et intérieur. L’iconographie des martyres met elle aussi en scène un corps physiquement atteint, torturé, mutilé ou même ouvert.

Le cas de Saint Érasme de Poussin est intéressant dans la mesure où la mise en scène du martyre s’inspire des pratiques de dissection lors des « leçons d’anatomie ». On remarque une analogie formelle évidente : le saint est entouré des geôliers qui extraient les intestins de son ventre ouvert.

Giovan battista Beinaschi, Martyre de Saint Erasme, (XVII) huile sur toile,202×280 cm,  Salerno, Museo del Duomo.

Le choix de l’instant et le même que chez Poussin, l’éviscération cette fois d’un vieillard. Mais la scène est ici transformée en nocturne caravagesque où un éclat de lumière révèle l’intestin entre les mais sales d’un bourreau. Cet effet de clair obscur et de focalisation sur l’ouverture du ventre renforce la figuration et la narration du supplice.

Une sorte d’oxymore caractérise le corps des martyrs à la fois méprisé et sanctifié. Peut-on parler d’un style artistique propre à ce type de représentation ?

L’image de Sainte Thérèse d’Avila sculptée par Bernin marque une sorte d’apogée du rapport extatique à la douleur qu’exprime le visage de la sainte martyre).

Le Bernin (Gianlorenzo Bernini), L’Extase de sainte Thérèse ou La Transfiguration de sainte Thérèse ou La Transverbération de sainte Thérèse, 1652. Chapelle Cornaro de l’église Santa Maria Della Vittoria à Rome.

Œuvre extraordinaire conçue d’après le témoignage de Sainte Thérèse elle-même et destinée au cardinal Cornaro. la sainte disait avoir vu un ange planter à plusieurs reprises un dard en or au travers de son cœur. Elle poursuivait ainsi :

« La douleur de cette blessure était si vive qu’elle m’arrachait des gémissements, mais si excessive était la suavité que me causait cette extrême douleur, que je ne pouvais ni en désirer la fin, ni trouver de bonheur hors de Dieu ».

Le Bernin (Gianlorenzo Bernini), L’Extase de sainte Thérèse (détail).

Cette extase ambiguë a inspiré à Bernin l’oeuvre majestueuse, théâtrale, d’une grande intensité qui constitue un des sommets de la sculpture baroque italienne. La jeune et belle carmélite s’abandonne à l’ange venu soulever sa robe, et semble pousser un cri (ou un « gémissement ») pour moins ambigu. C’est une extase, la fusion complète avec Dieu selon l’Eglise. Voici ce qu’en dire le psychanalyste Jacques Lacan dans son séminaire (Livre XX, Ch. VI) :

« Vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, sainte Thérèse, ça ne fait pas de doute. Et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage essentiel des mystiques c’est justement de dire qu’ils l’éprouvent, mais qu’ils n’en savent rien. »

Ce rapport mystique au corps souffrant est impulsé, favorisé par l’Eglise catholique dans le cadre de sa Réforme (voir biblio. Histoire du corps, Tome 1, Ch. 1 Le corps l’Église et le sacré).

Jusqu’au XIXe siècle, dans l’église, les œuvres des arts visuels accompagnent silencieusement la liturgie. les principales actions du prêtre pendant la messe afin de susciter des « affections dévotes », des sentiments de piété chez les fidèles en établissant des correspondances liturgiques : p. ex. lorsque les souffrances du Christ visibles sur les panneaux  trouvent un écho quand le prêtre découvre le calice cela correspond à Jésus Christ dépouillé pour la flagellation. Mais, comme nous l’avons vu précédemment, les saints martyrs peuvent aussi figurer dans des scènes d’une extrême violence.

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