Chimère par Violette et Marie-Charlotte

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C’était la guerre. Des centaines et des centaines de personnes innocentes étions confinés dans des forts où la faim et la maladie régnaient en maître. Beaucoup parmi nous mouraient.

Ce jour-là, mes parents étaient déjà partis à la recherche d’un quelconque déjeuner. Je dus quitter mon logis, délogée par la milice BARBar, milice  parmi les plus terrifiantes qui furent, sans pitié, et dont le seul but était de répandre le mal autour d’elle.

Il faisait sombre, et pourtant c’était le matin. Je voyais au loin une montagne ensevelie sous la neige, qui depuis que la guerre avait commencé, tombait régulièrement en abondance, glaçant davantage les mains et les coeurs.

Je croisai au détour d’une rue des amis. Venait en tête Marguerite, une jeune fille virevoletante de treize ans, élancée, aux fins cheveux châtains assortis à ses yeux noisette. Derrière elle, deux garçons  me saluèrent discrètement. Le premier, l’immense Julien, treize ans lui aussi, dégageait, malgré ses cheveux précocément gris et ses  lunettes démodées, un grand charisme. Le second s’appellait Léon. Malgré l’hiver sans fin, toujours il chantonnait un air qui rappelait la vie joyeuse d’autrefois. A eux comme à moi, cette guerre paraissait effroyable, et injustifiée. Nous étions d’accord : il fallait qu’elle se termine.

Un vieil homme surprit notre conversation. Allait-il nous dénoncer ? En ces temps d’oppression, la moindre discussion pouvait se révéler fatale. Etait-il simplement à la recherche d’un  morceau de pain ? Il vint à nous, visiblement perturbé :

« Petits, j’ai entendu ce que vous disiez. C’est possible ! Oui, tout est possible !  Les chants, je les entends. Ils m’ensorcèlent. Je veux m’enfuir… Tout est possible.»

Il continua ces propos incohérents et rajouta :

« Allez dans la rue de Colchide, et entrez dans la maison d’Euryloque. Vous trouverez la solution !»

L’inconnu partit précipitamment en hurlant. Nous eûmes tout juste le temps de lui demander son nom.

« Personne, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire.»

Etait-ce un fou ou un sage ? Nous décidâmes de nous rendre au lieu indiqué. La porte était ouverte, la maison semblait vide. Nous fouillâmes jusqu’au grenier. Marguerite nous appela. Elle avait trouvé un papier tout chiffonné :

           Entre dans cette nef, va tout en haut du mât

           où chantent en choeur mélodieusement le bronze

          Et les oiseaux trompeurs. Et quand il sera onze

          Heures, au dernier coup – sois sûr-  tu trouveras.

Nous cherchâmes un long moment la clé de l’énigme. Dépités, nous nous assîmes sur un trottoir, face à la basilique.

« Mais bien sûr, la nef, le mât… C’est l’église ! Allons-y !», m’écriai-je.

Essoufflés, nous arrivâmes en haut du clocher. Après un examen minutieux des lieux, nous trouvâmes un somptueux  miroir, avec une étiquette collée en son milieu, que le temps avait partiellement effacée :

« C- I- P- , non, R,…»

Léon lut le mot complet « CIRCE».

Nous découvrîmes aussi des écritures sur le cadre doré du miroir. Nous enlevâmes la poussière et  reconstituâmes la phrase : « Allez où Circé habite ; vous la trouverez  et si vos coeurs sont emplis de probité et de bonté, elle règlera votre problème.»

En caractères plus petits, nous pûmes également lire : « N’oubliez pas la carte qui vous y conduira. Elle se trouve sous le vieux torchon à votre droite.» Effectivement, un vieux chiffon recouvrait un parchemin que le temps n’avait pas abîmé. Dès que nous eûmes en main le précieux sésame, nous sentîmes un sommeil  irrésitible nous saisir. A peine perçûmes-nous  les onze coups de cloche…

Ne nous demandez pas par quelle magie nous nous retrouvâmes ensuite à bord d’un voilier, au milieu des flots. La mer était calme. Un léger vent nous conduisit jusqu’à l’île d’Aea. Nous accostâmes sans souci et nous mîmes immédiatement à la recherche de la demeure de la magicienne Circé. Julien aperçut un vaste palais avec des animaux sauvages qui erraient tout autour.

« Venez vite ! J’ai trouvé !»

Léon, Marguerite et moi rejoignîmes notre ami. Nous toquâmes, espérant fortement que la porte s’ouvrirait et que la réponse à tous nos maux serait là, juste derrière.

« Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?», s’enquit aussitôt une grande femme élégante, jeune d’allure et sûre d’elle.

Nous lui expliquâmes qu’un homme nous avait conseillé de venir la trouver. Circé nous demanda de le décrire.

« Ulysse ? Oui, ce doit être lui. Cela lui ressemble, en effet.»

Et là, sans que nous n’ayons le temps de réagir, elle brandit sa baguette pour nous transformer en animaux. Mais elle sembla surprise du résultat. Elle pensait voir un porc répugnant, un tigre féroce, un putois somnolent ou autre bête aussi sympathique mais Julien se vit métamorphosé en luciole resplendissante, Léon en rouge-gorge,  Marguerite en papillon virevoltant et moi-même en lapin à la blancheur immaculée.

Nous entendîmes, quoique déstabilisés par nos nouvelles apparences, la magicienne murmurer :

« Le lapin veut gambader librement dans les champs ; la luciole montre et éclaire le chemin. Le rouge-gorge, lui, veut chanter la joie au milieu de l’hiver et le papillon, c’est l’intelligence qui fleurit. Cela voudrait-il dire que c’est encore possible ?»

Regrettant son coup de baguette trop précipité, elle courut chercher l’antidote qui nous rendit forme humaine.

« Ne me remerciez pas. Qu’êtes-vous venus chercher ici ? Vous n’êtes pas des humains ordinaires. Je vous écoute.»

Léon raconta tout, la guerre interminable, la famine, la mort qui rôdait à chaque coin de rue, l’homme à moitié dément, l’église, le  voyage sur des flots calmes.

« Acceptez-vous de nous aider, Madame ? Voulez-vous nous aider à arrêter la barbarie qui gagne chaque jour un peu plus de terrain, la peur qui s’insinue davantage dans les coeurs ?

 » Oui, oui, je vous aiderai.»

Une joie immense et un espoir indescriptible nous envahirent. Sans plus attendre, nous voulûmes repartir.

« Vous resterez bien un peu ? Un an ? Sept ans ? »

Circé éclata alors de rire.

« Je plaisante. N’est pas Ulysse qui veut et le temps presse.»

Le voyage du retour fut tout aussi mystérieux et paisible que l’aller. Quelle ne fut pas notre stupeur en revanche quand nous arrivâmes chez nous ! C’était un véritable champ de bataille en pleine rue : les coups fusaient, le sang giclait. Des frères, des pères tombaient. Cette vision cauchemardesque nous paralysait. Circé, elle, semblait contempler la scène, un sourire au coin des lèvres.

« Les enfants, reculez-vous, vous allez voir de quoi je suis capable. Toute l’étendue de mon art est méconnue. Une injustice qui va être réparée aujourd’hui.»

La magicienne leva sa baguette, murmura une formule inaudible. Les miliciens se figèrent tout d’un coup puis ils disparurent. Peu après, là même où ils s’effaçaient, de la verdure commença à apparaître, des fleurs dégagèrent un délicat parfum.

« Et les animaux ? osa Marguerite. Où sont les animaux ?

– Sache, ma petite, que si j’avais transformé ces abominables créatures en animaux, votre ville aurait été envahie d’une telle vermine que rien n’aurait été possible pour vous. Non, non. Transformés en engrais, voilà ce qu’il fallait pour réparer le désastre.»

Le printemps était là. Nous vîmes sous nos yeux la vie reprendre. Les enfants jouaient à la marelle sous les regards attendris de leur mère, les vieillards se retrouvaient sur les bancs pour parler, et partout les rires, les chants…

« Il faut que je retourne chez moi, déclara alors Circé, visiblement satisfaite. Sachez, vous quatre, que vous êtes les seuls qui vous souviendrez de cet épisode trop humain. Ne le révélez à personne. Cela vaut mieux. Je fais rarement de compliments, mais bravo… Votre engagement, votre courage ont réussi ce que je ne pensais pas possible de votre espèce. Il faudra que je médite à tout cela.»

Elle disparut. Nous contemplâmes encore quelques instants la splendeur de la ville et pûmes enfin, le coeur léger, retrouver nos proches.