Le monstre doux

Je regarde par la fenêtre. Rien n’a changé. Ou plutôt si. Tout a l’air… moins. Moins beau, moins chaleureux, moins impressionnant, moins… vivant. Ironique, n’est-ce pas ? Cela fait moins d’une semaine que mon grand-père a été enterré, et tout a l’air déjà mort. Le bruit des pneus sur le gravier de l’allée m’agace. Le gigantesque jardin qui borde le chemin jusqu’à l’entrée est à l’abandon, défraîchi ; et la forêt qui l’entoure semble avoir gagné du terrain, projetant des ombres toujours plus sombres.

Je ne sais même pas pourquoi je suis là.
À si, je me rappelle : c’est à cause de ma mère. Elle voulait que je les aide à vider la maison pour la vendre dès que possible.

Ma mère travaille comme caissière dans un supermarché. Elle comble nos fins de mois en nettoyant chez les gens. C’est d’ailleurs tellement cliché : le job de femme de ménage en parallèle d’un autre boulot, l’appartement triste aux rideaux de douche élimés, les cernes sous les yeux et le fils qui n’a pas la moindre foutue idée du métier qu’il veut faire ; mais c’est pourtant la réalité de ma mère ainsi que la mienne.

Lorsque le notaire l’a appelée pour lui annoncer le décès de son père, et qu’il lui a gentiment refourgué la charge de la maison, ma mère n’a pas mis longtemps pour faire ses calculs : elle ne pourra pas payer les taxes. La seule solution était de la vendre. Quand elle m’a annoncé qu’il était mort, j’étais dans ma chambre. Elle devait se charger d’organiser les obsèques et la mise en vente de la baraque. Elle m’a expliqué à quel point elle avait réfléchi, et pesé le pour et le contre, mais que malheureusement, elle ne pourrait pas s’occuper de la maison. Et ce pour plein de raisons : elle était trop loin, elle ne pouvait même pas venir le week-end puisqu’elle travaillait le samedi, que les péages avaient augmenté le mois dernier et qu’elle ne roulait pas sur l’or, qu’elle avait vu un reportage sur le nombre de logements inhabités, que les propriétaires n’occupent qu’une fois par an dans les meilleurs cas, et qui pourraient abriter des familles qui sont dans le besoin – même si je doutais fort qu’une famille dans le besoin vienne habiter un manoir vieux d’un siècle, en pleine campagne – et qu’elle se sentait coupable d’être héritière d’un bien immobilier qu’elle ne pourra pas habiter. On aurait dit qu’elle tentait de me convaincre, mais j’ai bien compris que c’était elle-même qu’elle voulait persuader. Je lui ai dit ce qu’elle voulait entendre, et elle est partie, non sans m’avoir demandé de ranger ma chambre.

Je regarde le ciel. Même lui est gris et monotone. Je grimace quand un caillou se coince entre ma cheville et ma chaussure. Ma mère a déjà sorti les valises, son abruti de copain aussi. Je ne sais pas pourquoi elle reste avec lui. Pour se sentir moins seule ? Parce qu’il a une voiture ? Ce n’est en tout cas pas parce qu’il est passionné d’histoire : elle n’y connait rien, elle a quitté l’école à quinze ans et n’a fait que des petits boulots depuis. Elle se penche et ramasse une valise, je vais l’aider, je vois qu’elle a de plus en plus mal au dos. Ses yeux me semblent fatigués quand elle me sourit. On grimpe les marches du porche. De près, la maison a l’air encore plus en mauvais état. Je soupire. Un mois ici ? Ça va être long. Ma mère fouille son sac pour trouver les clés. Quand la porte s’ouvre, en grinçant évidemment, pour parfaire l’ambiance sinistre, je l »entends renifler. C’est plus petit que dans mes souvenirs. En même temps la dernière fois que je suis venu, j’avais sept ans. Les souvenirs qui me restent sont flous et vagues. Elle me faisait peur, vraiment peur cette bâtisse, elle me semblait si immense et si intimidante avec ses étages, toutes ses pièces et sa décoration ancienne. Surtout la pièce interdite.

Je n’ai jamais aimé les châteaux. Qu’ils soient destinés aux princesses et à leur conte de fée m’est égal. Souvent trop grand, ou trop froid. Même le grand jardin ne faisait pas exception avec lui, trop perdu dans la forêt, les princesses s’y seraient perdues. Je me souviens d’une porte, trop grande elle aussi. Les détails m’échappent, seul le souvenir de ma taille face à elle s’ouvre à ma mémoire, mon menton à la poignée. Fou aurait été celui qui ouvrirait la pièce interdite, il n’en serait pas revenu, même un prince.

Je n’entre pas mais vois tout, n’entends rien mais comprends la totalité.

La pièce est sombre, des projecteurs qui n’existent pas teintent la scène de bleu. On ne peut pas marcher ici. Ça pue, le souffre. Ce n’est pas comme une grotte, c’est pire. Il y existe la même humidité, celle avec de grosses gouttes. On ne peut pas venir ici, mais on ne peut surtout pas y marcher. Un gros plancher de terrasse extérieure fait office de sol, parsemé de trous plus ou moins grands. En dessous, le ruisseau coule sous nos pieds, je crois qu’il faim. Et puis, le gros trou, le central. Il est plus grand que tous les autres et a le privilège d’être entouré de grosses pierres, prises à la demeure.

Elle est là, ou il je ne sais pas vraiment. Au-dessus du gros trou, pendue comme un cocon, comme une grosse boule de suif. Elle protège son territoire, attend son repas. On parle pour moi, disant que je n’aimerais pas devenir son déjeuner. La gueule béante, une masse noire, couleur ombre, effectue des va et vient entre elle et la pièce. On peut sentir la puanteur de ses traits, la noirceur de son corps. Je sais qu’elle ne peut pas sortir mais elle est quand même près de moi, derrière la porte. Elle suivra mes pas quand j’irai me promener dans le jardin, quand je retournerai dans la voiture après avoir supplié mon père de quitter cet endroit. Son odeur caressera mes jambes fragiles pendant le voyage et j’entendrai éternellement ses chuchotements au creux de mon oreille.

Le souvenir de la bête ne m’a jamais quitté, caché dans les abysses de mon esprit, elle attend de pouvoir se montrer à nouveau, dans des temps incertains. Merci mon frère, merci ma sœur, la Roumèque bercera la vie de notre famille. Les enfants ne tomberont jamais dans le puits.

Fanny et Valentine

Category(s): Projet
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