Matière et esprit- le matérialisme

17 mai 2009 0 Par caroline-sarroul

Pour Baruch Spinoza, la réalité est faite d’une seule « substance », dont la matière et l’esprit ne sont que des modalités. La science contemporaine postule qu’il n’existe qu’une seule réalité – la matière. Mais cela revient à expliquer nos pensées, nos rêves, nos idées uniquement à partir de lois de la nature : celles des atomes, des gènes ou des neurones. C’est inconfortable pour notre orgueil : nous ne serions rien d’autre qu’un tas d’os, de graisse, de sang et de viande enfermé dans un sac de peau. Cela revient soit à nier l’existence indépendante d’un esprit – des idées et émotions dont on ressent pourtant l’existence à chaque instant -, soit à les réduire à l’activité d’un petit kilo et demi de viande appelé le cerveau.
 Au début du xxe siècle, des philosophes de la tradition dite « analytique » s’étaient engagés à résoudre rapidement le problème en proposant une nouvelle démarche : on allait rejeter les termes les plus confus, ciseler le plus finement les concepts et avancer pas à pas avec le maximum de rigueur. 

 Les positions philosophiques sont aussi diverses et variées qu’avant. Il existe encore quelques dualistes qui postulent l’existence de « mondes séparés ». Mais ils sont plutôt rares . ( Ainsi, le philosophe Karl Popper et Sir John Eccles suggèrent l’existence d’un monde 3 (le monde des idées) qui peut agir sur le monde inférieur (celui de la matière vivante), via de minuscules phénomènes quantiques où esprit et matière se rencontrent.) La plupart des penseurs sont monistes, dans la lignée de Spinoza, ils proclament une théorie dite de « l’identité » selon laquelle esprit et matière sont une seule et même chose. Mais il y a plusieurs versions de cette théorie.

La plupart sont des matérialistes mais ils se départagent entre théoriciens de l’identité, éliminativistes, émergentistes, fonctionnalistes.

Quelques exemples:

– La théorie du « double aspect » (Thomas Nagel, Franck Jackson) considère que s’il y a bien correspondance entre état mental et état du cerveau, il faut considérer à part ces deux versants : la face subjective (impressions, sentiments, conscience) et une facette objective (activité physico-chimique biologique du cerveau) ne sont rien d’autre que deux manifestations d’être d’une même réalité.
– Les « neurophilosophes » (Paul et Patricia Churchland) soutiennent que la pensée n’est rien d’autre qu’un ensemble d’interactions neuronales. En conséquence, l’esprit n’existe pas. Tout n’est qu’hormones et circuits électrophysiologiques ; et les sciences de la pensée doivent se réduire aux neurosciences. Point barre.
– La théorie « émergentiste » (John Searle) est une autre forme de matérialisme. Si la pensée correspond bien à un état neuronal, il y a des degrés d’organisation de la matière. De même que l’oxygène et l’hydrogène s’assemblent pour former un nouvel état de la matière (l’eau) qui a des propriétés nouvelles non contenues dans chacun des composants, de même l’assemblage des cellules neuronales forme un ensemble auto-organisé qui possède des propriétés qui ne peuvent s’observer au niveau des seuls neurones. L’esprit est cette propriété «émergente» qui ne peut être appréhendée qu’à un niveau global.
– Le fonctionnalisme (Hilary Putnam, Jerry Fodor) pense le rapport corps/esprit sur le mode du software (logiciel) et hardware (ordinateur) en informatique. Le programme informatique s’appuie sur un support matériel. Mais peu importe ce support. On peut fort bien étudier la pensée (comme écrire un programme informatique) sans se soucier de son support matériel. Une même idée peut être exprimée sur des supports physiques très différents. On peut dire « Je t’aime » avec sa voix, en l’écrivant sur un ordinateur, en le gravant sur un mur…, le contenu du message est toujours le même.

                         « Celui qui pourrait regarder à l’intérieur d’un cerveau en pleine activité, suivre  le va-et-vient des atomes et  interpréter tout ce qu’ils font, celui-là saurait sans doute quelque chose de ce qui se passe dans l’esprit, mais il n’en saurait que peu de choses. Il en connaîtrait tout juste ce qui est exprimable en gestes, attitudes et mouvements du corps, ce que l’état d’âme contient d’action en voie d’accomplissement, ou simplement naissante : le reste lui échapperait. Il serait,  vis-à-vis des pensées et des sentiments qui se déroulent à  l’intérieur de la conscience, dans la situation du spectateur qui voit distinctement tout ce que les acteurs font sur la scène, mais n’entend pas un mot de ce qu’ils disent. Sans doute, le va-et-vient des acteurs, leurs gestes et leurs attitudes ont leur raison d’être dans la pièce qu’ils jouent ; et si nous connaissons le texte, nous pouvons prévoir à peu près le geste ; mais la réciproque n’est pas vraie, et la connaissance des gestes ne nous renseigne que fort peu sur la pièce, parce qu’il y a beaucoup plus dans une fine comédie que les mouvements par lesquels on la scande. Ainsi, je crois que si notre science du mécanisme cérébral était parfaite, et parfaite aussi notre psychologie, nous pourrions deviner ce qui se passe dans le cerveau pour un état d’âme       déterminé,  mais l’opération inverse serait impossible, parce nous aurions le choix, pour un même état du cerveau, entre une foule d’états d’âme différents, également appropriés. « 

Bergson,  L’âme  et le corps ( 1912) , L’énergie spirituelle