Texte de Montaigne sur les cannibales

21 décembre 2008 0 Par caroline-sarroul

SUJET Série Technologique sur Nature et Culture

( entièrement corrigé )

« Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine peut en recevoir ; elle n’a autre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette liberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu pour eux, ils s’entr’appellent généralement, ceux de même âge, frères ; enfants, ceux qui sont au-dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Si leurs voisins passent les montagnes pour les venir assaillir, et qu’ils emportent la victoire sur eux, l’acquêt (1) du victorieux, c’est la gloire, et l’avantage d’être demeuré maître en valeur et en vertu ; car autrement ils n’ont que faire des biens des vaincus, et s’en retournent à leur pays, où ils n’ont faute (2) d’aucune chose nécessaire, ni faute encore de cette grande partie, de savoir heureusement jouir de leur condition et s’en contenter. Autant en font ceux-ci à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers autre rançon que la confession et reconnaissance d’être vaincus ; mais il ne s’en trouve pas un, en tout un siècle, qui n’aime mieux la mort que de relâcher, ni par contenance, ni de parole un seul point d’une grandeur de courage invincible ; il ne s’en voit aucun qui n’aime mieux être tué et mangé, que de requérir seulement de ne l’être pas. »                                Montaigne, Des cannibales, Essais.

(1) l’acquêt : le gain, le trophée de guerre
(2) ils n’ont pas faute : ils ne sont pas privés, en manque de

Questions :
1. dégagez la thèse et les étapes de l’argumentation
2. expliquer :
a) « nous les pouvons donc appeler barbares, eu égard aux règles de la raison »
b) ce qu’est « la vertu » dans ce texte
c) ce qu’est « cette liberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires »

CORRIGE

Q1.
Dégagez la thèse: La thèse se situe lignes 1 et 2. Montaigne soutient que si la notion de barbarie existe, elle n’est pas relative mais absolue. On a tendance à appeler barbare ce qui est différent de notre culture. C’est ce qu’on appelle faire de l’ethnocentrisme. Mais selon Montaigne, c’est une attitude injustifiée, et il va même démontrer que nous pouvons être plus barbares que ceux que nous appelons barbares. S’il y a barbarie, elle n’est pas relative à nous, mais relative à la raison. Le barbare, c’est celui qui ne se comporte pas en accord avec les principes de la raison. Et dans ce cas, tous les hommes sont à leur manière barbares mais certains le sont plus que d’autres, et une fois encore ce ne sont pas forcément ceux auxquels nous pensons.
Dégagez les étapes de l’argumentation :
Après avoir énoncé sa thèse, lignes 1 à 2, Montaigne va prendre l’exemple de la guerre pour l’illustrer et va affirmer lignes 2 à 3, que la guerre chez ceux que nous appelons barbares est la plus noble et généreuse qu’elle puisse être. Et il va justifier cela en soulignant que ces cannibales ne se battent que « par jalousie de la vertu ». C’est leur seul motif pour entrer en guerre et c’est ce qui fait que leur guerre est noble, aristocratique : ils ne se battent que pour montrer leur vaillance, leur courage.
C’est ce qu’il va confirmer aux lignes 3 à 8, en soulignant que nos motifs de guerres sont moins nobles et ne peuvent pas être les leurs. Nous nous battons pour des motifs intéressés : conquérir de nouveaux territoires, par désir de posséder toujours plus et parce qu’on ne se reconnaît pas comme égaux ou qu’on doit montrer qu’on est le plus fort pour faire sa place. Chez les cannibales, tous ces motifs n’existent pas : ils se contentent de ce qu’ils ont, n’ont que des besoins ( pas de désir, de recherche de superflu) et forment une grande famille avec une hiérarchie naturelle, celle de l’âge. (Ceux qui ont le même âge se reconnaissent comme égaux, les plus âgés sont respectés naturellement pour leur sagesse acquise par expérience et les plus petits sont protégés par la communauté.) Donc ils n’ont pas d’intérêt à entrer en guerre. Ce qui confirme donc que leur guerre est désintéressée par principe d’exclusion : s’ils n’ont pas d’intérêt à se battre, c’est que leur guerre est désintéressée.
C’est ce que va renforcer l’analyse de l’issue de leur guerre gratuite pour l’honneur aux lignes 8 à 14.
– Montaigne commence par les vainqueurs, lignes 8 à 12 : la preuve que leur guerre n’est pas intéressée, c’est que leur seul trophée de guerre, c’est la gloire, la fierté d’avoir vaincu et d’avoir montré son courage. Ils n’annexent pas le territoire des vaincus, ni ne leur prennent leurs biens. La guerre finie, ils rentrent chez eux et ne veulent qu’une seule chose que les vaincus reconnaissent leur défaite et donc la victoire des vainqueurs, la bravoure des vainqueurs.
– Montaigne passe ensuite aux vaincus, lignes 12 à 14 : la preuve que ce n’est que pour montrer leur courage qu’ils se battaient, c’est que, vaincus, ils préfèrent être tués et mangés que de reconnaître leur défaite. Et en ne s’avouant pas vaincus, ils ne le sont pas et meurent invincibles ( d’ailleurs les cannibales mangent les vaincus pour s’incorporer leur force)
Donc ces guerres cannibales, comme le montre leur issu, sont bien des guerres bien plus nobles que les nôtres, et en ce sens moins barbares par rapport aux nôtres. Les plus barbares ne sont pas forcément ceux que l’on croit !!

Q2 : expliquez:
a. Les cannibales ne sont pas des barbares par rapport à nous (« eu égard à nous ») mais par rapport à la raison. La raison, c’est la faculté qui pose des règles, des principes. Ce qui s’oppose à la raison, c’est le déraisonnable. Or comme le dit Montaigne, la guerre est « une maladie humaine ». La guerre est déraisonnable, car on en vient à tuer un semblable. Et le tuer même pour montrer sa vaillance reste contraire à la raison. De même on peut considérer que préférer mourir que de s’avouer vaincu est déraisonnable, car cela veut dire qu’on sacrifie la vie à l’honneur, cela peut apparaître excessif, passionné et donc déraisonnable.
b. la vertu, c’est pour nous le fait de , faire le bien. La vertu s’oppose au vice. Ici c’est le sens ancien, latin du mot. Vertu vient de virtus, qui vient de vir, d’où nous viennent les mots « viril » et « virilité ». virtus désigne la force virile et, par extension, la valeur, la vaillance, le courage. C’est le sens de vertu ici, les cannibales entrent en guerre pour prouver et éprouver leur valeur, leur vaillance.
c. On croit souvent que nous sommes plus libres que ceux qui ont moins que nous. On croit vivre dans des sociétés d’abondance. Mais comme nous demandons toujours plus, que le superflu est devenu un besoin, parfois plus nécessaire que ce dont on a un besoin vital (on peut se passer de nourriture pour s’acheter un écran plasma, devenu nécessaire). Mais ce sont ces sociétés dites « primitives » qui sont en réalité les vraies sociétés d’abondance. Car les hommes se contentent de ce que la nature généreuse leur offre. Les désirs se réduisent à leur besoin. Leur vie simple fait qu’ils ont toujours assez ; ils peuvent se contenter d’activités d’approvisionnement (cueillette, pêche, chasse), ils n’ont pas besoin de produire plus, pas besoin donc de transformer la nature, c’est-à-dire pas besoin de travailler. Ils sont donc libres au sens où leur besoin réduits font qu’ils n’ont pas besoin de s’imposer des contraintes et des servitudes.

 

ESSAI : Toutes les guerres sont-elles naturelles ?
Les hommes se font la guerre pour toutes sortes de motifs qui semblent avoir évolué avec le temps. Si les premiers hommes se battaient pour défendre outils et territoires, l’histoire récente de l’humanité nous a montré qu’ils pouvaient se battre pour des raisons autres que la simple survie. Aussi on peut penser que les guerres peuvent aussi bien être naturelles que culturelles, donc que toutes ne semblent pas être naturelles. Mais si on ne pense plus la culture comme opposée à la nature, considérant que la culture est la nature même de l’homme ou qu’elle lui a été en quelque sorte donnée par la nature, on peut alors dire que toutes les guerres sont naturelles. Aussi on peut se demander si les guerres ne sont finalement pas toutes naturelles ?

En effet, il semble que l’on ne puisse pas dire que toute guerre est naturelle. D’abord parce que même si les hommes peuvent se battre pour protéger leur territoire et leur outil, donc leur propriété, et qu’on peut considérer celle-ci comme naturelle, comme Bergson, ils se battent aussi pour conquérir des territoires dont ils n’ont pas besoin pour survivre. Il ne s’agit même de paresse, ce qui pourrait aussi être naturel. Ils entrent alors en guerre parce qu’ils ont à leur tête un homme assoiffé de conquête et de pouvoir. Et ceci n’est pas inné. Ce qui est inné, c’est comme le dit Rousseau, l’amour de soi, c’est-à-dire l’instinct de conservation. On voit les animaux se battre eux aussi pour défendre leur territoire et leur femelle, ils se battent pour que l’espèce perdure. Mais les animaux n’ont pas d’amour propre, ils n’ont pas cette « fureur de se distinguer », qui naît avec la société et la comparaison et qui mènent les hommes à tuer, massacrer, uniquement pour écraser, dominer, pour faire la démonstration de sa force. On peut renforcer cette idée de la guerre comme émanation de la culture en soulignant que les motifs de guerre sont souvent liés à la culture : on se bat au nom de la religion ( les croisades, le terrorisme de l’intégrisme…), au nom d’une idéologie ( guerre civile en Espagne, fascisme,nazisme…), au nom de l’histoire ( vengeance du passé : les deux guerres mondiales ; guerres éthniques) , au nom d’enjeux politiques et économiques, au nom des droits de l’homme ( intervention de l’Onu) , un nom de sa culture ( massacre des indiens du Nouveau monde considérés comme des sauvages, luttes de libération des anciennes colonies pour retrouver leur indépendance et affirmer leur identité culturelle). Ensuite, parce que si on peut penser qu’il y a naturellement en l’homme une violence, des pulsions de mort comme le souligne Freud, on peut penser qu’elles sont aussi contenues par une sorte de pitié naturelle , une répugnance à voir souffrir l’autre et une compassion, qui devraient éviter bien des guerres inutiles, si l’homme n’était pas devenu égoïste avec la société ; comme le dit encore Rousseau, on peut se faire égorgé sous nos fenêtres, il n’est pas certain que nous intervenions. La société et la culture ont dénaturé l’homme et les guerres ne sont que l’expression de cette dénaturation, c’est ce que souligne Montaigne en comparant les guerres des cannibales et celles de sa culture ; celles des cannibales sont nobles, car il s’agit simplement de prouver sa valeur, alors que celles de sa culture sont intéressées et cruelles, les cannibales proposent aux vaincus de repartir saufs et libres. Donc si certaines guerres sont naturelles, elles ne le sont pas toutes et même si on est rigoureux, il n’y a aucune guerre qui soit naturelle, car tout conflit n’est pas une guerre. Pour qu’il y ait guerre, il faut qu’il y ait deux armées face à face, donc des Etats qui entrent en guerre. C’est pourquoi ce sont des soldats qui sont en guerre et non des individus. C’est pourquoi les civils ( qui ne sont pas en guerre) ne peuvent être victimes de la guerre et que la guerre finie, les soldats ayant déposé les armes et dont l’Etat a capitulé, ne peuvent être tués, ni réduits à l’état d’esclaves. C’est pourquoi aussi on ne peut rigoureusement parler de guerre à l’état de nature (avant la création de l’Etat) comme Hobbes ( pour qui « l’homme est un loup pour l’homme ») ou de guerre civile ou dire de deux individus en conflits qu’ils sont en guerre. Or l’Etat est une institution culturelle, une création de l’homme. Les hommes sont naturellement seuls ou en société (famille, clan) mais pas sous l’autorité d’un Etat. Ils ont même instauré un Etat pour sortir des violences d’une société sans lois, sans autorité.

  Donc on ne peut pas dire que toute guerre est naturelle, car la plupart sont fruits de la culture et même toutes si on prend le mot guerre au pied de la lettre OU si on considère que l’homme étant par nature un être de raison ne devrait pas s’autoriser à tuer pour quelque motif que ce soit de tuer ou dépouiller son semblable, mais la culture s’oppose-t-elle vraiment à la nature ?

On a opposé la culture à la nature, mais cette opposition peut être contestée. En effet, comme le souligne Bergson, c’est la nature qui en ne nous ayant pas doté d’instruments naturels de survie, comme les animaux, nous a condamnés à nous doter d’outils et à devoir nous battre pour les défendre ou les acquérir. L’homme est un être de culture à cause de la nature, qui lui donc donner la possibilité (pas fini, intelligence) et la nécessité (inadapté) de la développer. Donc ce qui est culturel est en ce sens naturel. De même on peut dire que l’homme n’est homme que par la culture, sans culture, pas d’homme ! C’est ce que confirment les cas d’enfants sauvages, qui, sans avoir grandi au milieu des autres hommes appris un langage et des savoir-faire se comportent sinon comme des animaux, pas comme des hommes. Donc la culture est ce qui fait la nature de l’homme, et le fait de pouvoir se dénaturer fait aussi partie de la nature de l’homme. Seul être perfectible, il est aussi le seul à pouvoir devenir imbécile, comme le rappelle Rousseau. Enfin, si on considère la nature de l’homme, on peut constater qu’elle est DUELLE, l’homme est un être de raison mais c’est aussi un être de DESIR. L’animal a des besoins, seul l’homme a des désirs, c’est-à-dire qu’il tend avec conscience vers des objets qu’il se représente comme objet de satisfaction et comme absolus. C’est pourquoi seul l’homme a soif de conquête, de pouvoir, de richesse et cela sans fin, d’où les multiples conflits dans l’histoire de l’humanité. Même si on peut penser que l’homme sera vraiment humain, le jour où il aura trouvé d’autres moyens de régler les conflits que la guerre ou d’autres moyens d’assouvir ses désirs que la guerre, on peut penser que la guerre appartient aussi à la nature humaine et à son imperfection car comme le dit Clauzewitz (1780-1831) dans De la guerre, « la guerre est une simple continuation du politique mais par d’autres moyens ». Ce qui souligne soit l’échec du politique, soit la violence du politique, dans les deux cas, l’homme montre la difficulté qu’il a à pacifier ses rapports avec les autres hommes, sa difficulté à faire régner la paix et cela encore à cause de « l’insociable sociabilité » des hommes, qui d’un côté, ne peuvent se passer de la société, des autres hommes, mais ne peuvent faire passer l’intérêt des autres ou de la société avant le sien. D’où l’Etat et les lois, mais ce sont des hommes qui sont à la tête de l’Eta et des hommes qui font les lois. Et s’ils parviennent à maintenir la paix au sein de la société, l’insociable insociabilité se déplace au niveau des Etats. D’où les guerres.

   Donc nous avons vu que les guerres ne semblaient pas être naturelles, car elles sont culturelles ; mais nous nous sommes rendus compte que le culturel est naturel en l’homme et que c’est bien la nature humaine qui est cause des guerres et de leur persistance. Donc elles sont toutes naturelles bien qu’étant toutes culturelles, même celles des cannibales, à moins qu’on leur refuse une fois encore la culture, en en faisant des sauvages qu’ils ne sont pas, étant hommes.