Qu'est-ce que la matière ?

17 mai 2009 0 Par caroline-sarroul


 Une fausse évidence

Les notions de matière et d’esprit sont a priori simples à saisir. Elles correspondent toutes deux à une expérience constante et évidente. L’esprit se saisit lui-même par la conscience. La matière et les corps extérieurs sont saisis par la perception, notre propre corps par la sensation interne. Mais l’analyse de la conscience a montré que l’esprit pouvait se fourvoyer sur lui-même, au point que son existence en tant que substance distincte du corps s’est révélée contestable (cf. chapitre 1 p. 9). N’en est-il pas de même pour la matière ? Si l’on veut examiner en quoi elle consiste, et quels sont ses rapports avec l’esprit, les choses ne sont en effet pas si claires. Exemple : quand on parle de la matière d’un vêtement ou d’un objet, on parle de ce en quoi ils sont faits, ce qui constitue leur étoffe ou leur « matière première », sur lesquelles on a effectué ensuite une mise en forme ou un traitement chimique. C’est cela qui permet à Aristote  de distinguer, dans un objet, la cause matérielle de la cause formelle. Pour une statue sculptée, par exemple, la matière, c’est le marbre ; la forme, c’est la figure de la statue. Mais appliquée à l’ensemble de la réalité extérieure, et non pas à tel ou tel objet, peut-on dire ce qu’est la matière ? Non pas quelle est la matière de la statue, ni celle du marbre, mais la matière commune à tout objet et présente derrière toutes les différences de structure, de forme et de propriété des corps.

 Définition problématique : si la matière est présente en tout corps, elle n’est pas un corps en particulier, ni une substance  chimique spécifique, elle n’est, autrement dit, rien de constitué, est-elle même quelque chose ? Plotin établit ainsi  le caractère d’être « en puissance » de la matière. Cela signifie qu’elle est susceptible de devenir toutes choses, qu’elle est potentiellement tout et n’importe quoi, du marbre mais aussi de l’eau, etc. Or, si on la définit ainsi, son être nous échappe : soit qu’elle est une matière concrète, définissable, mais c’est alors un corps particulier, soit elle est un support général, un « porte-empreinte de toute chose » (Platon, Timée), et dans ce cas on ne peut qu’en faire une sorte de non-être, non achevé, non déterminé. Si elle est sans forme ni consistance, n’est-ce pas paradoxal ? Que reste-t-il d’elle ?

 La théorie atomique

Pour qu’elle ne soit pas réduite à néant, ni une pure abstraction, on arrête la division de la matière au plus petit élément possible, en-dessous duquel on ne peut plus descendre. Cela correspond à la définition de l’atome. Telle est la théorie proposée par Epicure et Lucrèce. Comme l’indique l’étymologie du mot (« a-tome » signifie « sans partie »), les atomes sont des particules insécables, constituant le fond matériel de toute chose. Ils sont indestructibles et en nombre déterminé, car tous les corps existants ne sont que des configurations atomiques qui se forment, s’assemblent puis se désagrègent, à partir du même stock d’atomes initial. Le problème est qu’ils ne sont pas observables. Epicure en établit l’existence par inférence et réflexion. Il conclut même que toute chose est matérielle, y compris l’âme. Mais est-ce vérifiable ?

 La théorie spatiale

On constate que c’est plus l’existence de l’esprit, et non de la matière, qui peut être vérifiée. Dans l’analyse célèbre du morceau de cire de la Méditation deuxième, Descartes montre que les qualités perçues ne sont pas fiables pour saisir la nature de la matière (cf. chapitre 2 p 19). Les informations sensibles sur la couleur, l’odeur, la dureté, etc. changent du tout au tout selon que la cire est chauffée ou non, selon qu’elle est liquide ou solide. Pourtant, il s’agit bien de la même cire. La seule caractéristique réelle et constante est qu’elle remplit un espace, qu’elle possède une étendue, une longueur, une largeur et une surface. Mais c’est bien l’esprit qui parvient à définir la matière comme substance spatiale, divisible et modulable à l’infini, sans tenir compte des informations sensorielles.

Les particules élémentaires

Les deux théories précédentes s’opposent : l’une établit une matière indivisible, l’autre la divise à l’infini, comme l’espace. On sait aujourd’hui que le plus petit constituant de la matière n’est pas l’atome. Il doit à son tour être divisé en particules élémentaires, découvertes depuis la fin du XIXe siècle par les physiciens : noyau, électrons, neutrons. Désormais, ce sont les concepts d’énergie, de champ ou d’ondes magnétiques qui sont utilisés pour rendre compte de la matière. Cette dernière n’est donc ni de l’espace pur, comme l’estimait Descartes, ni une « matière » solide et compacte, comme le supposait Lucrèce. Mais, dans tous les cas, l’appareil conceptuel est déterminant (cf. chapitre 12 p. 118) : il y a modélisation de la matière par l’esprit humain. Les choses sont plus complexes encore avec la matière vivante.