« Le dernier Picasso » 1954-1973 (1) « La peinture de la peinture »

« Le dernier Picasso » 1954-1973 (1) « La peinture de la peinture »

Sur les débats théoriques concernant cette période, voir aussi article du dictionnaire de Pierre Daix : « Période finale ».

Sur l’exposition Picasso et les Maîtres voir le très bon dossier de la RMN.

Voir aussi extraits du catalogue de l’exposition scannés Le Dernier Picasso 1953 – 1973 :


Les termes « dernier Picasso » ou  « période finale » posent des problèmes de définition et de délimitation. Ce sont les commissaires d’un certain nombre d’expositions montrant des oeuvres des années ’60 qui ont proposé des bornes chronologiques. La première exposition d’oeuvres de ses dernières années, intitulée Picasso, das Spätwerk organisée à Bâle en 198commençait en 1963. Celle du Centre Pompidou, en 1988, intitulée « Le dernier Picasso » commençait en 1953. L’exposition du Guggeenheim en 1983, Picasso the last years choisit l’année 1963. Selon Pierre Daix, la première année charnière est 1954 avec la fin de la guerre de Corée, et surtout l’arrivée de Jacqueline. 1954 est aussi l’année du décès de Matisse qui a donné à Picasso le sentiment d’être le dernier défenseur de l’art moderne face aux assauts des artistes abstraits. C’est enfin en 1954 que Picasso abandonne les peintures politiques pour se lancer dans « la peinture de la peinture » en prenant comme modèle quelques tableaux importants de l’histoire de l’art.Introduction.

La deuxième année charnière est certainement 1965, année de son opération à l’estomac et de sa convalescence, puis de la reprise du travail dans ce que Daix considère comme la véritable période finale, 1965 -1973 où la sculpture disparaît, où Picasso récapitule son art, pousse jusqu’à l’extrême les profanations de la figure, voire de l’art en simplifiant les représentation, au point de déchaîner la critique n’y voyant que barbouillages et délires érotiques d’un artiste sénile. Ils n’ont certainement rien compris à son angoisse de voir arriver « la mort de l’art » comme jadis la mort de l’académisme, et la mort des nouveaux courants devenus à leur tour académiques : cubisme, surréalisme,  art conceptuel, épigones de Duchamp. (lire l’article de Pierre Daix sur l’acte de résistance face aux coups portés par les « happenings », les « installations », la perte de tout métier chez beaucoup d’artistes contemporains). Mais certains critiques d’art, comme Jean Clair dans un article de la Nouvelle Revue française (n°170, février 1967) intitulé « Contester Picasso » à l’occasion d’une exposition au Grand Palais 1966-67, dénoncent l’emballement médiatique qui accompagne chaque exposition et adoptent une posture iconoclaste.

Voici en quels termes Jean Clair déplore le « renversement du processus de création » opéré par Picasso et les artistes contemporains :


C’est pourquoi il était dans la logique interne de cette œuvre qu’ainsi privée du domaine concret où s’épanouir (celui de la durée et de la maturation) elle en vînt, ainsi que le montrent les tableaux depuis 1950 et comme pour échapper à l’asphyxie qui la guette perpétuellement, à privilégier ce qui en elle justement n’est pas l’œuvre : c’est-à-dire à faire que la créativité même l’emportât sur la création, que le geste devînt plus important que son résultat, que le tableau ne fût plus que la trace, à l’extrême quasi impalpable, d’une intention créatrice; ainsi les démiurges jouent-ils avec leurs créatures. Picasso est à la source de ce renversement — pour ne pas dire perversion — du processus créateur qui caractérise la plus grande part de l’art contemporain.

La dernière invention de Picasso donc  consiste à faire de l’histoire de la peinture le sujet de sa propre activité créative. C’est à la fois une création artistique et une réflexion théorique sur l’art qui passe par une étude de plusieurs toiles majeures de l’art occidental, il multiplie les reprises et les variations sur le thème du peintre et de son modèle, thème déjà évoqué dans la Suite Vollard, dans les années ’30, (scènes de l‘Atelier du sculpteur et du peintre où il menait déjà une réflexion sur les styles et le sens de l’oeuvre, cf. Picasso surréaliste). Mais cette fois les références aux maîtres sont plus explicites alors que dans la suite Vollard seul Rembrandt avait été directement évoqué :

Suite Vollard L075 (Rembrandt à la palette II) Paris, 27-Janvier 1934  eau forte édition 250 28 x 20,3 cm Christie’s.

Suite Vollard L074 (Rembrandt et têtes de femmes) Paris, 27-Janvier 1934 eau forte sur papier Montval, edition 300 50 x 38,5 cm Sotheby’s.

L’approche de Picasso suit trois voies dont les deux premières apparaissent dès les années ’50 :

– oeuvres « d’après »

– peintre et son modèle

– déductions à partir des deux thèmes (années ’60)

Dans la dernière décennie, les trois thèmes s’entremêlent et deviennent obsédants. Il s’agit donc de s’interroger sur cette démarche qui englobe l’oeuvre antérieure de Picasso et la nécessité intérieure de l’artiste, l’histoire de l’art et la situation de l’art à cette époque.

Rappelons le rapport aux maîtres, anciens et modernes, qu’entretient Picasso jusqu’aux années 1940.

Relation positive.

Cette relation s’exerce de manière classique : absorption, détournement, allusion directe ou elliptique. Cela se fait en fonction d’une idée, d’un sujet qui appelle la référence à un autre artiste : la tragédie de Van Gogh et du Greco ainsi que le style du Greco pour évoquer la mort de Casagemas, la Crucifixion qui fait appel à Grünewald, mais aussi le crime (Le meurtre dessin des années ’30) qui renvoie à David comme les portraits et les nus à Ingres quand ce n’est pas à Rembrandt dans la suite Vollard.

Pour ce qui est de ses contemporains, Degas, Toulouse-Lautrec, Cézanne, Gauguin pour les plus âgés, Matisse, Derain et bien sûr Braque sont indissociables du travail de Picasso au moins jusqu’en 1914 qu’il soit en rupture avec le fauvisme idyllique de Matisse ou répondant aux expériences de Braque. Amitié, conversation, rivalité ou confrontation toutes ces postures sont tenues par Picasso face aux autres grands artistes de sa génération.

Les arts non occidentaux sont également mis à contribution pour « secouer » un art occidental dont l’intensité expressive s’est affaiblie. Au musée du Trocadéro, au marché aux puces, en feuilletant les revues surréalistes Documents ou le Minotaure, Picasso découvre d’autres formes plastiques qui rompent avec les styles et les procédés de l’histoire de l’art européen.

Relation négative.

Mais à côté de ces relations « positives », Picasso a également mis en cause avec beaucoup de force le modèle hérité de la Renaissance, surtout après les Demoiselles d’Avignon. Son art a longtemps été perçus comme une offense au beau, à l’idéal qu’incarne cet héritage.  Picasso, le plus grand artiste du XXe siècle, est aussi celui qui comme Cézanne avant lui a été les plus discuté, contesté, voire détesté. Sa peinture est mise en cause à la fois par les tenants de la tradition classique et par ceux de l’impressionnisme.L’oeuvre de Picasso apparait ainsi comme une succession d’insultes, de destructions, de sacrilèges infligés à la figure humaine, objet de toutes les attentions depuis la fin du Moyen Age. Si nous sommes maintenant « habitués » à voir des Picasso, à s’interroger sur son oeuvre, cela n’a pas été toujours le cas. Traité d’obscène, de provocateur, d’iconoclaste, d’escroc ou d’imposteur selon l’expression consacrée « même un enfant pourrait faire autant ».

Il faut dire qu’il a tout fait pour provoquer ce rejet. D’abord en malmenant la figure humaine, ce qui a toujours choqué : Baigneuses de Cézanne, portrait de Madame Matisse ? La dame au chapeau dans la « cage aux fauves » de 1905. Picasso profanateur de la figure et en particulier de la figure féminine. Mais ce qui aggrave encore son cas c’est que Picasso apparaît comme un profanateur de l’art alors qu’il est capable de peindre et de dessiner de la manière la plus haute, égalant les plus grands maîtres du passé. C’est cette incompréhension qui a déçu les tenants du « retour à l’ordre » croyant que Picasso allait « se ranger ». Mais en 1953 Picasso déçoit de nouveau car il refuse de rallier la cause du réalisme socialiste.

Mais que pense Picasso de tout cela ?

Face à ces tensions, Picasso avance une explication à Geneviève Laporte « Les hommes ne pardonnent pas qu’on s’attaque au visage humain. Corot célèbre, vendait des paysages et ses natures mortes comme il voulait, ses personnages difficilement. » Il revendique sa place dans l’histoire de l’art en s’opposant à l’héritage académique : « Depuis Van Gogh nous sommes tous des autodidactes – on pourrait presque dire des peintres primitifs. La tradition ayant elle même sombré dans l’académisme., nous devons recréer un ce langage de A à Z. On ne peut lui appliquer aucun critère a priori puisque les règles n’ont plus cours » paroles que rapporte Françoise Gillot. (Pour davantage de réflexions de Picasso lire Marie-Laure Bernadac et Androula Michael Picasso  Propos sur l’art éd. Gallimard).

En 1956 il déclare dans Vogue :

« J’ai horreur des gens qui aiment le beau. Qu’est-ce que le beau ? Il faut parler des problèmes en peinture ! Les tableaux ne sont que recherches et expériences. » En 1957 il pousse plus loin encore la critique : « On parle constamment de la Renaissance, mais c’est vraiment dramatique. J’ai vu quelques Tintoret récemment. Ce n’est que du cinéma, du cinéma bon marché. Cela fait de l’effet parce qu’il y a beaucoup de gens, beaucoup de mouvements et gestes grandiloquents. Et puis il est toujours question de Jésus et de ses apôtres. Mais comme c’est mauvais, comme c’est vulgaire! Les têtes elles mêmes sont mauvaises ». Propos publiés par Kahnweiler en 1957. Picasso déclare préférer Cranach à Mantegna, visitant les Loges De Raphaël il déclare « Bien. Très bien. Mais on peut en faire autant… »

On voit bien que Picasso n’apprécie guère l’art de la Renaissance. Mais cette relation négative n’est pas plus importante que les relations positives qu’il a entretenues jusqu’au années 1940 avec le Greco ou avec Ingres. Ces relations obéissent au principe de l’adéquation du dispositif stylistique au sujet :  Le Greco pour la dramatisation, Ingres pour le nu. Ces références ne sont pas des hommages mais plutôt le signe d’une appropriation, d’une assimilation comme ce fut le cas avec les figurines mycéniennes, les taureaux chypriotes, les masques africains ou les têtes ibériques. Elles sont appelées en fonction du sujet et non pas au nom d’un nouvel académisme d’une nouvelle « école ».

Mais à partir des années 1950, Picasso introduit un nouveau rapport à la peinture ancienne, il invente la peinture moderne de la peinture ancienne. Paradoxe qui risque de nouveau de créer des malentendus à la fois avec les tenants de la modernité radicale et avec les admirateurs de Poussin ou de David.

I. Reprises et variations sur quelques grands tableaux de l’histoire de l’art.

Une démarche commencée dès les années ’40.

Cette « peinture de la peinture » connaît ses premières expériences dès la fin du mois d’août 1944, en plein combat pour la Libération de Paris. Il peint une aquarelle d’après une Bacchanale de Poussin : Le triomphe de Pan (1636, National Gallery de Londres).

Bacchanales- Triomphe de Pan (d’après Poussin) Paris, 24~29 aout 1944 aquarelle et gouache sur papier 30,5 x 40,5 cm collection Privée (non localisée). Cette oeuvre appartenait encore à Picasso en 1972.

Picasso vient de connaître Françoise Gilot (elle caresse un faune hilare au milieu du tableau) mais l’oeuvre témoigne tout autant de la liesse de la Libération. Femme sur le dos d’un bouc, satyre cornu sous un arbre, chèvre qui met bas à l’arrière plan, filles nues partout, porteurs de fruits et joueurs de trompes. Le plaisir et les corps sont partout. Poussin est appelé ici non pas sur le plan stylistique mais comme parce que son Triomphe de Pan, que Picasso découvre dans une reproduction, exprime tout à fait la liesse, l’ivresse publique et les réjouissances (y compris physiques) qui suivent la Libération. Et puis, Poussin était peut-être aussi le fondateur de la peinture française que le jeune Picasso avait découvert au Louvre (cf. Autoportrait « Yo Picasso »), ce qui justifierait également ce choix en ces moments de communion nationale.

D’autres brefs retours ont lieu avec Cranach à propos de David et Bethsabée que Picasso interprète dans quatre lithographies e mars 1947 et en mai 1949 sur le thème de la toilette féminine surprise par le vieux roi qui envoie le jeune mari à la guerre pour avoir le champ libre.

David et Bethsabée (d’après Cranach) Paris, 9-Mai 1949 lithographie édition 50, 65,3 x 48,1 cm. MOMA. (Voir la version de 1947 ici).
Sur le lien entre Picasso et les maîtres allemands lire l’excellente mise au point de Carsten-Peter Warncke dans le catalogue de l’exposition « Picasso et les maîtres ».

Picasso appréciait particulièrement  Lucas Cranach l’ancien et dont il possédait quelques photos, notamment Bethsabée et Vénus. Le travail sur cette plaque de zinc (dessin au lavis et gravure) a duré plusieurs jours (ajouts, grattages, éléments redessinés après recouvrement du zinc par l’encre) avant que Fernand Mourlot, lithographe de Picasso à partir de 1945 et auteur d’un catalogue des lithographies en 1970, ne reporte le dessin sur pierre dans son atelier. Période tendue à cause des débats sur le réalisme socialiste et de l’essor de l’art abstrait contemporain. Picasso décide de se confronter à un maître ancien, qui plus est allemand comme pour mieux provoquer ceux qui rejettent l’Allemagne après les crimes de la guerre.

En 1950 il reprend les Demoiselles des bords de Seine (1857, Petit Palais) de Courbet, tout en courbes enlacées accentuant la suggestion saphique et érotique en référence au Sommeil (1866, Petit Palais) du même Courbet.

Les demoiselles au bord de la Seine d’après Courbet Vallauris, Février 1950 huile sur contreplaqué100,5 x 201 cm Kunstmuseum Basel.

Le choix de Courbet (d’où le format oblong rappelant à la fois, dans de moindres dimensions, Guernica et l’Enterrement à Ornans) peut s’expliquer par le contexte des débats esthétiques sur le réalisme socialiste dont Courbet serait un précurseur, dernier représentant de la « grande peinture réaliste » française. Picasso invente ici la « figuration à découpages » qu’il développera par la suite.

Quant au Greco, il est de nouveau appelé en février 1950 pour le portrait d’un peintre qui n’est cependant ni le Greco ni Picasso.

Portrait d’un peintre (d’après El Greco) Vallauris, 22-Février 1950 huile sur bois 100,5 x 81 cm Picasso-Sammlung der Stadt Luzern, Suisse. Dans ce chef d’oeuvre de la « figuration à découpages » (Daix) conçue pour les Demoiselles des bords de Seine, Picasso montre ici la capacité du langage moderne de la peinture à l’exprimer que l’essentiel. Selon Daix, le portrait s’inspire de l’Homme à l’épée du Greco (Musée du Prado) que Picasso connaissait depuis son séjour à Madrid (1895). Mais les commissaires de l’exposition Picasso et les Maîtres le rapprochent (à plus juste titre) du Portrait d’un artiste (Museo de Bellas Artes de Séville, vers 1600-1605). Greco – Picasso pour rappeler la continuité de la peinture, Cranach et Courbet pour suggérer qu’a toutes les époques les peintres ont aimé les scènes amoureuses. En 1947, un soir de fermeture, Georges Salles donne à Picasso l’occasion de placer les toiles dont il vient de faire don au Musée d’Art Moderne – qui ne lui avait acheté jusque là la moindre oeuvre – au Louvre, avec les maîtres du passé : Zurbaran, Delacroix, Courbet. Mais Picasso en cette fin des années 1940 préfère la conversation avec les maîtres du présent comme Matisse dont il ne cesse de parler et auquel il consacre quelques variations comme le Manteau polonais ou la Femme assise dans un fauteuil de 1947. (Sur Picasso et Matisse voir présentation de l’exposition et quelques comparaisons d’oeuvres) (voir aussi réponse à une question d’élève ici)

La femme au fauteuil Paris, 16-Février 1947, Lithographie couleur, édition 50  48,9 x 31,8 cm Graphikmuseum Pablo Picasso, Münster

Femme au fauteuil I manteau polonais (II,IV) Paris, 23-Decembre 1949,  Lithographie, édition 50, 69,8 x 54,6 cm  Christie’s.

Femme au fauteuil manteau polonais IV (I,V) Paris, 3-Janvier 1949  Lithographie edition 50, 76,7 x 56,6 cm Christie’s

Plusieurs variations sur ce thème avec Françoise Gilot reprise en n & b ou en couleurs portant un manteau aux manches – gigot dont les courbes se confondant avec les lignes du fauteuil.

Mais à partir de 1954, Picasso entreprend des rencontres avec les maîtres d’une toute autre ampleur. (Voir chronologie)

De décembre 1954 à février 1955 autour des Femmes d’Alger de Delacroix. D’août à décembre 1957 plus de cinquante études à partir des Ménines de Velàsquez. De mars à août 1960 il s’attaque au Déjeuner sur l »herbe de Manet (sur le travail de Picasso voir exposition Picasso et les Maîtres). A ces groupements d’oeuvres conséquents s’ajoutent d’autres ensembles plus réduits : en 1962, L’enlèvement des Sabines de David, auquel il ajoute celui de Poussin pour réunir tous les signes du traitement classique et néo-classique de l’Antiquité. Entre 1965 – 1971 une suite se réfère à Rembrandt : Femme au bain, La pisseuse, L’autoportrait avec Saskia (ou la gravure) pour plusieurs Homme  et femme nus, Danaé pour plusieurs « Nus allongés » de 1969. Velàsquez revient en 1969 pour les variations autour du Portrait du bouffon Sebastian de Morra. Au tournant des années ’60, les références deviennent tellement nombreuses qu’il devient impossible de les distinguer : Greco, Rembrandt, Velàsquez, Hals se confondent.

Comment caractériser le travail de Picasso dans cette séquence ?

Chaque tableau est soumis à une analyse insistant alternativement sur sa composition et dans plusieurs parties ou détails, des éléments sont enlevés ou rajoutés : figures, accessoires, restrictions ou élargissements de l’espace. Autre travail, une interprétation selon différents styles nettement distincts. C’est donc une mise à l’épreuve de la toile qui subit des métamorphoses variées tout en restant toujours reconnaissable. Les modifications peuvent apparaître successivement ou simultanément.

Par exemple dans les Femmes d’Alger.

Eugène Delacroix, Femmes d’Alger dans leur appartement, 1834,  huile sur toile, 180x229cm. Musée du Louvre.


Femmes d’Alger d’après Delacroix étude Royan, 10-Janvier~26-Mai 1940  crayon 10,5 x 16 cm Musée Picasso, Paris « Carnet de Royan » 217. Un des quatre dessins sur le tableau de Delacroix dès 1940.

Femmes d’Alger (d’après Delacroix) Étude Royan, 10-Janvier 26-Mai 1940 crayon 10,5 x 16cm Musée Picasso Carnet de Royan 217.

Voir aussi article de Pierre Daix. (+ Article Delacroix)

Les femmes d’Alger (d’après Delacroix) VIII Paris, 11 février 1955 huile sur toile 130 x 162 cm Helly Nahmad Gallery, Londres.

Les femmes d’Alger (d’après Delacroix) XIII Paris, 11-Février 1955 huile sur toile130 x 195 cm collection privée.

Les femmes d’Alger (d’après Delacroix) XV Paris, 14-Février 1955 huile sur toile 114 x 146 cm collection privée, Europe.

Version biomorphique et sexuelle au colorisme à la Matisse du 28/12/1954 – version anguleuse au colorisme fauve également rappelant les collages du 14/02/1955, version anguleuse et monochrome cubiste. Dans cette dernière version coexistent plusieurs modes d’expression : le nu géométrique  en parallélogrammes et trapèzes à droite, la femme au buste et au visage dessinés par des touches fluides et colorées à gauche, la servante toute en courbes au deuxième plan devenue symbole sexuel. Le reflet dans le miroir est traité de la même manière, l’ensemble n’ayant plus rien à voir avec le tableau de Delacroix. à l’exception du premier mode d’expression à gauche. Picasso l’a défini comme une reprise à mi-chemin entre Delacroix et Matisse comme il le disait à Kahnweiler en janvier 1955 : « Je me dis quelquefois que c’est peut-être l’héritage de Matisse. En somme pourquoi est-ce qu’on n’hériterait pas de ses amis ? »

« Au fond, tous mes tableaux ont été comme ça au début, mais ils ont changé après. Les couleurs éclatantes ont été enterrées sous d’autres et même le sujet a souvent changé (…) Vous comprenez, ce n’est pas le temps « temps retrouvé », mais « le temps à découvrir ». Picasso explique ainsi sa démarche sérielle à Kahnweiler. (Propos sur l’art) : il s’agit de suivre le cheminement d’une toile jusqu’à son état final. Les variations sur les Femmes d’Alger précèdent le tournage du Mystère Picasso qui peut être considéré comme une succession de photogrammes qui montrent les états successifs de la toile, donc l’intégralité du cheminement, l’histoire complète de l’oeuvre. Cette conception de la création se retrouve dans la donation d’une soixantaine d’oeuvres sur le thème des Ménines de Velázquez au Musée Picasso de Barcelone, afin de préserver la cohérence de l’ensemble.

Le travail sur les Ménines.

Picasso considérait Vélasquez comme le plus grand maître espagnol de tous les temps. L’importance que Picasso accorda à cette série se manifeste par sa décision de s’enfermer complétement pendant quatre mois dans l’étage supérieur de La Californie absorbé par son travail et refusant toute visite. Nul n’a regardé avec autant d’attention la toile de Vélasquez.  Picasso procéda comme d’habitude face aux toiles des maîtres, à la manière du taureau, jaugeant d’abord avec précision l’arène avant de se laisser emporter par la frénésie de la « faena » du « travail ». Il data avec soin la totalité de la soixantaine de tableaux dont il fit don au Musée de Barcelone. Comme son grand prédécesseur, Picasso tente ainsi de pénétrer le mystère de la peinture, le secret de l’illusion picturale à la quelle son confrontés artiste et spectateur du tableau.

« Supposons que l’on veuille copier Les Ménines purement et simplement, il arriverait un moment, si c’était moi qui entreprenais ce travail, où je me dirais : qu’est-ce que cela donnerait si je mettais ce personnage-là un peu plus à droite ou un peu plus à gauche ? Et j’essaierais de le faire, à ma manière, sans plus me préoccuper de Vélazquez. Cette tentative m’amènerait certainement à modifier la lumière  ou à disposer autrement, du fait que j’aurais changé un personnage de place. ainsi, peu à peu, j’arriverais à faire un tableau Les Ménines qui, pour un peintre spécialiste de la copie, serait détestable ; ce ne serait pas les Ménines telles qu’elles apparaissent pour lui sur la toile de Vélasquez ; ce serait mes Ménines… »

Jaime Sabartés, Picasso, « Les Ménines » et la vie. Paris 1959 p.5.

Diego Velázquez – Las Meninas (La Famille de Philippe IV), 1656. Museo del Prado, Madrid, Espagne.

La première étape : Les Ménines- vue d’ensemble (d’après Velázquez) Cannes, 17-Aout 1957 huile sur toile 194 x 260 cm Museu Picasso, Barcelone. Elle contient à elle seule toutes les évolutions ultérieures en particulier la tendance à la simplification presque enfantine du dessin à droite.

Les Ménines- Vue d’ensemble (d’après Velázquez) Cannes, 19-Septembre 1957 huile sur toile 161 x 129 cm Museu Picasso, Barcelone. Ici la simplification est radicale les formes humaines relèvent du graffiti, le noir absorbe tous les détails, l’espace et le chevalet sont à peine évoqués, parfois par de simples formes quasi abstraites rappelant les toiles suprématistes : carré rouge sur fond noir.

Les Ménines- vue d’ensemble (d’après Velázquez) Cannes, 2-Octobre 1957 huile sur toile 161 x 129 cm Museu Picasso, Barcelona. Ici la surface est saturée de polygones colorés juxtaposés de manière serrée de sorte que les figures se morcellent hormis le chien blanc et la figure grise à droite qui semble le suivre. Seul demeure bien visible le motif de l’homme ouvrant la porte au fond, chevalet et les autres protagonistes sont plus difficiles à identifier. Cette version semble avoir absorbé celle du 19 septembre comme si Picasso avait fragmenté l’évolution du motif sur des toiles séparées au lieu de le reprendre successivement sur la même toile.

Les Ménines- vue d’ensemble (d’après Velázquez) Cannes, 3-Octobre 1957 huile sur toile 129 x 161 cm Museu Picasso, Barcelone. Cette version semble dériver de celle du 17 août en n&b comme si le graphisme avait disparu sous les aplats découpés et les constructions prismatiques rappelant le cubisme.  Il en va de même des détails comme par exemple L’infante Margarita Marìa.

Les Ménines- L’Infante Margarita (d’après Velázquez) Cannes, 21-Aout 1957 huile sur toile 100 x 81 cm Museu Picasso, Barcelone.

Les Menines l’Infante Margarita_14_septembre_1957 huile sur toile 100x81cm Museo Picasso Barcelone.

On pourrait en dire autant du Déjeuner sur l’herbe où il varie les motifs à l’infini : habillages et déshabillages, disproportions, apparition d’un autoportrait éphémère le 30 juillet 1961. Voir ici et ici ainsi qu’un exemple de variation avec un glissement vers le thème du Peintre et de son modèle (Musée Picasso). Remarquer la figure féminine au bain à l’arrière plan traitée à la manière biomorphique des années ’30.

Picasso, Le déjeuner sur l’herbe (d’après Edouard Manet) Vauvenargues, 3 mars – 20 août 1960. Huile sur toile. 130 x 195 cm. Musée national Picasso

Cette démarche exceptionnelle consiste en effet à montrer tout autant les variations entre les différentes versions et par rapport à l’oeuvre originale qui reste toujours  la référence. Cette dernière reste le repère central  par rapport auquel  toute la palette des variations se déploie. Chacune de ces séries montre ainsi le rythme des expériences qui frappent par l’aisance et la liberté dont témoigne Picasso dans cet exercice. Des états très différents se succèdent et Picasso choisit de les laisser visibles en inscrivant chaque état dans une nouvelle toile. Chacune de ces toiles ne nous apprend rien sur l »original, elles sont toutes le témoignage de l’art picassien et s’inscrivent dans son oeuvre. Aucune imitation même partielle, dès le début chaque suite il s’agit de mesurer des écarts contre toute règle de la « copie » d’un chef d’oeuvre pourtant très courante au XIXe siècle ni avec la « reprise » d’un style comme ce fut le cas dans les années 1920 quand Derain peignait à la manière hollandaise du XVIIe ou de Corot, de Courbet. De Chirico lui même pensait à Titien, à Tintoret ou à Canaletto. Picasso ne cherche pas à peindre comme les maîtres du passé mais à sa manière.

Si chaque série est une chronique de l’exécution d’une toile divisée en de dizaines de toiles, elle est aussi un condensé des expériences picassiennes depuis les Demoiselles, selon le principe des allusions internes, des références à différents moments de son histoire artistique.

Entre différentes versions des Femmes d’Alger les variations fonctionnent comme pour les Femmes à la fontaine ou les Trois musiciens dans les années 1920. Mais entre temps, le registre stylistique s’est élargi avec les les expériences des années ’30 et ’40.

Les femmes d’Alger (d’après Delacroix) Étude IV Paris, 28-Décembre 1954 plume et encre sur papier 21 x 27 cm Musée Picasso

Les femmes d’Alger (d’après Delacroix) [Étude] II Paris, 21-Décembre 1954 encre 34,5 x 43 cm Musée Picasso.

Les femmes d’Alger (d’après Delacroix) III Paris, 28-Décembre 954 huile sur toile 54 x 65 cm collection privée.

Les anatomies en grappes qu’on voit ici ne sont pas une nouveauté, ni les femmes phallus. Elles apparaissent ici de manière évidente. Mais Picasso n’hésite pas à placer un profil (Jacqueline) plus classique dans le dessin du 21 Décembre, présenté comme une sculpture sur socle. Quelques nus structurés de manière plus anguleuse rappellent le cézannisme géométrisé de 1908 déjà rappelé plusieurs fois depuis 1941. les allusions à Matisse (voir version du 11 février 1955) ne sont pas nouvelles non plus (cf. années 1947 -48).

La même variété se remarque dans les Ménines : souvenirs de 1913 – 1914, femmes dentées des années ’20, visages déformés de 1937. L’espace et les figures sont disposés en plans frontaux à la manière des papiers collés ou des gouaches de Matisse, des lignes obliques et des angles esquissent une profondeur au niveau des murs et du plancher. Plusieurs fois les Ménines sont réduites à des dessins rudimentaires mais là aussi ce n’est pas systématique. L’infante du 14 septembre ressemble à Marie-Thérèse des années ’30 Les réminiscences sont donc nombreuses  mais en même temps transformées, selon les choix de Picasso. C’est avec cette liberté stylistique que lui procure la disponibilité et la capacité de transformation qu’il a toujours travaillé.

Certains ont employé le terme de « paraphrase » pour désigner le travail de Picasso sur les chefs d’oeuvre de l’Histoire de l’Art. Selon Pierre Daix à tort car le terme induit soit une sorte de commentaire explicatif, soit un verbiage, soit une fantaisie au sens musical. Il préfère le terme de transposition dans l’espace et dans le temps qui vise à confronter le chef d’oeuvre aux moyens plastiques du XXe faits de simplifications de raccourcis, et inversement.

II. Les séries des ateliers.

Les séries sur le thème de l’atelier révèlent justement d’une autre manière ces facultés de Picasso.

L’atelier est d’abord prétexte à réintroduire le motif avec l’Ombre et Nu dans l’atelier de décembre 1953.

L’ombre sur la femme Vallauris, 29-Decembre, 1953 huile sur toile130,8 x 97,8 cm The Israel Museum, Jerusalem.

L’ombre (La chambre à coucher de l’artiste dans sa villa La Californie), Vallauris, 29-Decembre 1953 huile et gouache fusain sur toile 129,5 x 96,5 cm Musée Picasso.

Picasso est à la Galloise, villa située à l’écart de petite ville de Vallauris, sur les collines de l’arrière-pays d’Antibes,  (où Picasso faisait des séjours avec Françoise entre 1948 et 1953), inconfortable c’est ce qui explique que Picasso travaillait souvent dans d’autres ateliers, à l’extérieur, d’abord pour ses céramiques, pais aussi pour les toiles et les sculptures. Mais Françoise Gilot est partie avec les enfants depuis trois mois. Dans la toile au fusain l’ombre s’est approchée du nu féminin. Sur une étagère des sculptures, un char attelé, un vase oiseau siciliens. L’ombre de Picasso, voilà ce qui reste de lui dans ce lieu de création, ombre projeté sur un corps de femme biomorphique dans l’Ombre, en lignes et en plans séparés dans le Nu dans l’atelier. Dans les deux oeuvres, le nu sort de la toile et se poursuit sur une autre toile ou hors cadre comme pour mieux marquer la vie de ces corps, une allusion à l’atelier de la Suite Vollard.

Ces toiles nous ramènent à Avignon, en 1914.

Homme assis au verre (Femme et homme) Avignon été 1914 huile sur toile 236 x 167,5 cm collection privée, Madrid. Toile joyeuse comme Le portrait de jeune fille du Centre Pompidou où l’on retrouve cette ombre masculine peut-être devant une figure féminine.

Femme nue dans l’atelier Vallauris, 30-Decembre 1953 huile sur toile 89 x 116 cm Heinz Berggruen Collection, Genève.

Dans le Nu dans l’atelier on retrouve le même espace d’atelier suggéré  par des toiles retournées, les châssis et les chevalets entassés, des toiles inachevées.

Robert Picault, L’atelier de Picasso à Vallauris. 1950. Fonds de la famille Picault.

Le deuxième ensemble d’ateliers se situe en 1955-1956 entre les Femmes d’Alger et les Ménines.

Il s’agit de l’atelier de La Californie à Cannes (article P. Daix), villa complétement fermée au monde extérieur, ce qui permettait de dissuader les indiscrets. Elle possédait un vaste séjour que Picasso transforma en atelier et lieu de réception de ses visiteurs, il l’a « picassisé » comme dit Pierre Daix (dans l’article du dictionnaire). C’est ici que Picasso réalise ces « paysages d’intérieur » que sont ces vues de l’atelier commencées en octobre 1955, interrompus en novembre par la séquence de Jacqueline au costume turc (voir ici plusieurs portraits de Jacqueline), repris ensuite en avril 1956 avec la série de la Femme dans l’atelier (voir deux versions plus loin). Ici Picasso pousse plus loin les transformations de l’atelier grâce à la présence de Jacqueline : pénombre à contre jour, lumière, peinture synthétique avec un minimum de signes en traits ou aplats de couleurs légères. Cette séquence a été révélée en 1957 pour l’inauguration de la galerie Louise Leiris. Elle marque parfois une tendance matissienne très forte (sur la place de Matisse dans le dernier Picasso voir article de Daix).

Robert Picault et Picasso à la Californie 1955. Jacqueline à la Californie 1957, coll. Getty.

L’atelier II Cannes 1-Avril 1956 huile sur toile 89 x 116 cm, coll. privée. L’atelier de La Californie, Cannes, 30 mars 1956 huile sur toile 114 x 146 cm Musée Picasso

On y retrouve le même désordre, l’encombrement, le mélange de toiles achevées, inachevées, voire vierges comme cette toile blanche placée au milieu (allusion à l’Atelier de Courbet). Les sculptures sont là également comme dans les années 30, têtes sur des sellettes alors qu’il n’exécute aucune sculpture de ce genre. L’atelier est à l’image de ses toiles, un réceptacle de tous les styles, de toutes les périodes. « Temps à découvrir », comme il disait pour les toiles blanches, « Temps retrouvé » pour les allusions au passé omniprésentes.

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Femme dans l’atelier II Cannes, 3~7-Avril 1957 huile sur toile 46 x 55 cm The Speed Art Museum, Louisville Kentucky.

Femme dans l’atelier III Cannes, Mai Juin 1956 huile sur toile 65 x 81 cm coll privée.

Les impostes mauresques des fenêtres évoquent sa filiation avec Matisse qui lui a « légué ses odalisques ». L’atelier se transforme en permanence par la présence de sa compagne, Jacqueline. Tout est réduit à un ensemble très limité de signes, d’aplats, de traits de couleur légères comme s’il voulait prendre possession du lieu.

Suite pour la Verve

Quelques dessins de la suite pour la Verve. (Cliquer pour agrandir). Sur la Verve lire aussi Marie-Laure Bernadac extrait de Picasso la Monographie.

Si le motif de l’atelier n’est pas nouveau (Suite Vollard), la série de 180 dessins pour la revue la Verve, entre le 18 novembre 1953 et le 3 février 1954, lui donne une dimension nouvelle. Ce n’est pas tant l’interprétation biographique qui compte (Article de Daix) que l’extraordinaire capacité de Picasso de créer des séries avec une prolixité prodigieuse. Enfermé pendant trois mois, il explore le thème du « peintre et son modèle » comme jamais depuis la Suite Vollard.

Il ne s’agit pas d’une mise en scène de sa déception d’homme et de père abandonné mais d’une tentative de représenter toute la variété des émotions qui traversent l’esprit de l’artiste face au modèle à la différence des séries de 1963 : « Le peintre et son modèle » qui interrogent la peinture. A chaque séance de pose c’est  dans la peau d’un autre personnage que Picasso semble vouloir se mettre en incarnant ainsi les différents états d’esprit qui sont les siens quand il peint. Le modèle s’offre au regard avec sensualité, humour et ambigüité. Pensive, sereine, narquoise, la femme modèle change aussi d’âge comme le peintre d’ailleurs. Plus que le résultat, l’oeuvre, c’est ce qui se passe dans la tête de l’artiste Picasso qui l’intéresse ici. (voir suite page suivante)

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