Cap sur « Le grand tour ».

 

Lou-Anne Ribardière et Ophélie Pierre, 2emes au concours « Don ‘t Look away » (ne détournez pas le regard) 2017-2018.

Deux étudiantes de 1ère année du BTS tourisme, dans le cade d’un projet conduit par monsieur Marot, ont terminé deuxièmes au concours annuel organisé par l’ECPAT France (End child prostitution, child pornography and trafficking of children for sexual purposes) « Don ‘t Look away » (ne détournez pas le regard) 2017-2018.
Née en 1990, cette ONG s’est donnée pour mission de mettre fin à la prostitution infantile, à la pédopornographie et au trafic d’enfants.

Lou-Anne et Ophélie devaient réaliser une affiche dans le but de dénoncer le tourisme sexuel ou plutôt comme le préconise cette ONG l’exploitation sexuelle des enfants. Leur affiche a été retenue parmi des centaines d’autres.

L’affiche réalisée par Lou-Anne et Ophélie

Elles ont reçu leur prix, un séjour à Paris, au dernier salon mondial du tourisme qui s’est tenu à Paris du 15 au 18 mars Porte de Versailles.

Lou-Anne et Ophélie recevant leur prix en compagnie des autres lauréats.

Bravo à elles !


« Tous à la plage »

Une exposition consacrée au tourisme balnéaire en France et en Europe depuis le XIXe siècle s’est tenue  au musée de Royan ( avenue de Paris, quartier de Pontaillac). L’exposition se compose de plusieurs panneaux et de vidéos extrêmement bien faits.

Elle rappelle que les bains de mer sont nés en Angleterre pour arriver en Normandie au milieu du XIXe siècle. Elle rappelle aussi qu’ils  étaient prescrits au XVIIIe siècle par des médecins et cette habitude, comme le rappelle le journal Sud/Ouest du samedi 17 février 2018, de plonger son corps dans l’océan ne s’arrêtera plus et prendra, au fil des époques, des tournures bien différentes.

C’est une exposition à voir absolument par toutes celles et tous ceux qui s’intéressent  au tourisme. profitez en aussi pour vous intéresser à l’exposition permanente sur Royan.Elle vous permettra, entre autre, de découvrir le passé balnéaire de la ville.

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Article extrait de la revue M@ppemonde. N 117.

https://mappemonde-archive.mgm.fr/num45/articles/art15102.html

Du roman policier au territoire touristique. Ystad, Stockholm: enquête sur les phénomènes Wallander et Millénium [1]

Mots clés: Représentation • roman policier • Suède • valorisation touristique
La trilogie Millénium de Stieg Larsson et la série des Wallander d’Henning Mankell font l’objet à Stockholm et Ystad d’une mise en scène touristique a priori paradoxale. Car comment faire d’un roman noir et par essence critique un outil de valorisation territoriale? L’optimisation touristique repose en réalité sur une construction territoriale attentive à l’écriture romanesque de l’espace, très distincte dans nos deux corpus. Il faut alors interroger le poids des stratégies d’acteurs dans la mutation identitaire des territoires du policier.

À Ystad, petite ville littorale du sud de la Suède, et à Stockholm la capitale, ce sont des milliers de lecteurs de romans policiers qui chaque année marchent sur les pas de leurs héros. Ces territoires constituent en effet le cadre de deux best-sellers: Ystad est la ville où enquête l’inspecteur Wallander, personnage récurrent des œuvres d’Henning Mankell, et à Stockholm se joue l’intrigue de la célèbre trilogie Millénium de Stieg Larsson. Ces phénomènes littéraires – les dix tomes de la série Wallander se sont vendus à plus de 40 millions d’exemplaires et la trilogie Millénium à plus de 50 millions – ont été adaptés pour la télévision et le cinéma, et ont touché un public mondial, au point de susciter la mobilité de lecteurs et cinéphiles internationaux. À partir des années 1990 pour Ystad et de 2008 pour Stockholm, en raison du potentiel touristique de ces récits multimédiatiques, visites guidées et cartes thématiques sont alors proposées et deviennent motrices d’une nouvelle valorisation territoriale.

Si ces deux œuvres littéraires ont pu faire l’objet d’une telle construction touristique, c’est que l’espace urbain y joue un rôle crucial, et cela en raison même du genre policier. Comme le souligne Muriel Rosemberg (Rosemberg, 2007), bien que les travaux géographiques sur le roman policier demeurent encore peu nombreux (Ravenel, 1992; Bruneau, 2009), celui-ci constitue une clef d’entrée particulièrement intéressante pour interroger les relations entre espace et littérature: par son étymologie d’abord, puis par sa précision topographique, le roman policier est le roman de la ville. Si l’écriture de l’espace dans la trilogie Millénium et dans la série des Wallander est particulièrement précise, les adaptations cinématographiques et télévisuelles ont ensuite participé à entretenir ce rapport à l’espace, puisque les différents épisodes ont été tournés à Stockholm et Ystad, et ce, que les productions soient suédoises ou étrangères [2].

L’attention portée tout au long de cet article à l’écriture de l’espace dans ces deux œuvres inscrit notre démarche dans le contexte théorique du «tournant spatial» qui se manifeste notamment par une prise en compte croissante de la dimension spatiale en littérature. Cette mutation épistémologique trouve son propre écho dans une géographie devenue culturelle et cette convergence progressive entre différents champs disciplinaires fait naître de nouveaux objets d’études. Michel Collot interroge, dans sa revue en ligne Vers une géographie littéraire, l’émergence d’une nouvelle discipline (Collot, 2014; Tissier, 1981, 2007; Savary, 2005, 2007; White, 1994), dont il distingue les trois approche?: la géographie de la littérature, la géocritique, et la géopoétique [3].

Si cet article analyse les représentations de l’espace urbain dans les deux œuvres, notre objet central se situe pourtant principalement à l’aval de ces approches, puisqu’il s’agit d’interroger les implications spatiales et territoriales de l’écriture littéraire d’un lieu. En convoquant ici le paradigme spatial, nous entendons analyser l’organisation de l’espace du policier non seulement au sein du roman, mais également au sein de la ville, par l’étude des distributions et des évitements des lieux de crime dans les circuits touristiques. Raisonner ensuite en termes de territoire et de processus de territorialisation consiste à questionner l’appropriation de ces lieux dorénavant attachés au genre policier par différents acteurs dans le cadre de leur valorisation touristique.

Une caractéristique du genre policier suscite enfin une interrogation: la repérabilité de ce que Genette nomme le «paratexte» [4] a nourri pendant des années les critiques au regard d’un genre défini comme «paralittéraire» (Genette, 1987). Or la para-culture est aussi contre-culture, et le genre fonde son identité sur une critique sociale et politique inscrite dans les territoires qu’il met en scène. Henning Mankell et Stieg Larsson sont des écrivains connus pour leur engagement: ils dénoncent et s’indignent dans leurs romans, et témoignent de la fin du mythe suédois. Il s’agit alors de souligner le paradoxe d’un tourisme littéraire né de romans noirs qui déterrent ce que l’on s’est efforcé d’enfouir. Car comment les acteurs du territoire vont-ils faire d’un roman par essence critique, un argument touristique?

L’enjeu de cet article réside ainsi dans la juxtaposition de deux écritures criminelles et de deux valorisations touristiques: né d’un travail de recherche de deux années, il tend à associer méthodes d’analyses littéraire et géographique, lectures de romans et pratiques de terrain – dont un séjour de six mois à Stockholm et un séjour d’un mois à Ystad. Oser une telle démarche comparative peut paraître déroutant. Or le tourisme Wallander, attesté depuis les années?1990, a véritablement transformé l’identité urbaine d’Ystad: il peut à cet égard être considéré comme un modèle, qu’il s’agit de confronter au récent essor du tourisme Millénium à Stockholm. La trilogie Millénium et la série des Wallander proposent deux géographies criminelles bien distinctes: mais peut-on dire que l’écriture d’un territoire détermine a priori, déjà au cœur du texte, sa valorisation touristique?

Il s’agit dans un premier temps d’observer deux mises en scène touristiques de romans policiers critiques, puis de se demander si les géographies criminelles proposées par la série des Wallander et la trilogie Millénium sont déterminantes dans ces choix de mises en scène. Enfin, nous soulignerons le poids des stratégies d’acteurs dans la mutation touristique des territoires du roman policier.

Interroger des mises en scène: le tourisme criminel entre évitement et fictionnalisation?

La mise en place de visites thématiques d’Ystad et de Stockholm, c’est-à-dire les circuits Wallander et le Millennium Tour, ainsi que la distribution d’objets touristiques dédiés (cartes de localisation, brochures, cartes postales…) sont l’expression d’un changement de statut pour ces produits de grande consommation, de best-seller à phénomène culturel. Elles s’inscrivent dans la dynamique très remarquée du tourisme littéraire, et tout particulièrement du tourisme de roman policier, à l’image des circuits dans les pas du commissaire Brunetti de Donna Leon à Venise, de l’inspecteur Rebus de Ian Rankin à Édimbourg, ou encore du Philip Marlowe de Raymond Chandler à Los Angeles.

Mais le passage de l’expérience singulière de la lecture à l’expérience collective de la visite guidée, de l’évasion, caractéristique de l’«immersion mimétique» inhérente à toute fiction (Schaeffer, 1999), à la mobilité géographique interroge (Collovald, Neveu, 2004): s’agit-il de «réaliser» le fictionnel ou de «fictionnaliser» la ville? «Do you remember?», outil rhétorique récurrent dans les visites et qui annonce le récit d’une anecdote, confronte ainsi le fictionnel au réel: il réaffirme l’illusion romanesque et définit le lieu au regard de son inscription dans le récit. Ystad et Stockholm sont alors mises en scène.

Ystad ou la fictionnalisation du criminelLa valorisation touristique d’Ystad s’appuie sur une mise en scène territoriale totale, au point de substituer un «Wallanderland» (Sjöholm, 2009) à la petite ville portuaire, comme en témoigne la brochure distribuée par l’Office de tourisme présentant le «Wallander’s Ystad». Le «Wallander package», objet touristique le plus significatif de la mutation touristique d’Ystad, comprend une nuit et un repas dans l’un des trois hôtels Wallander, la visite guidée Wallander ou la visite du Cineteket – le musée du cinéma qui présente les coulisses du septième art, mais qui est avant tout dédié aux tournages des films et séries Wallander (photo?1) –, ainsi qu’une pâtisserie au Fridolfs Konditori, la boulangerie fréquentée par l’inspecteur Wallander. Malgré cette scénarisation complète à Ystad, l’absence de marquage territorial explicite signifie l’omniprésence d’une culture qui ne ressent pas le besoin de s’inscrire sur les murs de la ville: elle est l’esprit des lieux.

Photo 1. Cineteket, Ystad

Si l’on confronte la géographie littéraire d’Henning Mankell à la géographie touristique, l’inscription spatiale du tourisme Wallander apparaît vaste et non sélective (figure?1). Ce travail cartographique repose sur une analyse comparative entre l’ensemble des lieux cités dans les œuvres et l’ensemble des lieux faisant l’objet d’une promotion touristique via la brochure de l’Office de tourisme. S’il s’avère difficile de réaliser un relevé précis des lieux des films et séries et de proposer leur analyse cartographique, il faut pour autant souligner le rôle-clef de ces adaptations dans le succès du tourisme policier à Stockholm et Ystad, puisqu’elles sont particulièrement fidèles aux lieux romanesques. Pour analyser l’espace des romans, les auteurs se sont appuyés sur un géoréférencement des lieux principaux de l’intrigue [5], effort d’objectivation de la lecture qui trouve son inspiration dans le travail de Franco Moretti (Moretti, 2000, 2008). Ils ont réalisé une base de données répertoriant tous les lieux cités dans les œuvres, auxquels sont notamment attachées des catégories fixes (tableau 1).

1. Distribution comparative des lieux littéraires et touristiques de la culture Wallander[1]
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La carte réalisée permet de constater que la mise en scène touristique d’Ystad ne tend pas a priori à dissimuler les lieux du crime, puisque les lieux faisant l’objet d’une valorisation dans la brochure appartiennent à toutes les catégories.

Mais si cette ambivalence entre crime et détente conditionne finalement l’attractivité d’un territoire – qui voudrait séjourner dans un espace qui n’offre pas d’aménités? –, «Wallanderland» nourrit tout particulièrement le paradoxe de la ville criminelle et charmante. Nous avons relevé, dans la brochure distribuée par l’Office de Tourisme ainsi que lors des entretiens [6], une nette distinction entre ce qui appartiendrait dans les romans au registre réaliste d’une part et au registre fictionnel d’autre part: Mankell élaborerait ainsi une représentation fidèle du cadre agréable que constitue Ystad, quand il imaginerait de toute pièce une violence et une criminalité dont on ne trouverait nulle trace en réalité…

Jouant de cette ambivalence, la stratégie touristique d’Ystad semble alors fondée sur l’affirmation d’un entre-deux territorial, appuyée par les notions de réalité augmentée et de réalité mixte. De la fiction au circuit touristique jusqu’à l’application pour smartphone, il y a «augmentation» du lieu par différents procédés de médiatisation et niveaux de représentation. Ce processus est le fait d’une réelle démarche conceptuelle à Ystad et aboutit au développement de l’idée de «mixed reality», pour une valorisation touristique qui tend à bâtir la ville fictionnelle sur les fondations de la ville vécue. Il s’agit de développer le caractère ludique et polysensoriel de l’approche du lieu (Sjöholm, 2009) par la fréquentation des hôtels et restaurants Wallander: on investit l’intimité du territoire, et l’expérience devient performance pour un touriste devenu acteur à part entière de l’investigation urbaine.

Ce qui apparaît ainsi comme la construction stratégique d’un véritable système touristique est à l’origine d’une redéfinition identitaire: Ystad est devenue centre de production cinématographique pour toute la Suède méridionale et le tournage des films et séries Wallander a été le catalyseur de cette mutation statutaire, dynamisée par une stratégie d’ensemble. Cette logique de valorisation systémique nourrit en retour l’ambivalence entre fiction et réalité: quand une voiture de police surgit sirènes hurlantes, les piétons se retournent pour voir où sont les caméras, souligne avec ravissement Elinor Engman, l’agent d’accueil à l’Office de tourisme [7]. L’anecdote est également rapportée dans la brochure touristique.

La mise en scène touristique d’Ystad est ainsi fondée sur la fictionnalisation du criminel: il s’agit de convoquer le fictionnel pour réaffirmer le caractère fictif du criminel et ainsi s’en protéger. Les quarante premières secondes du film promotionnel réalisé par la municipalité d’Ystad en 2009 éclairent ce jeu entre fiction et réalité: c’est avec décalage et humour qu’Ystad est présentée comme une ville de fiction criminelle.

Par le découpage des lumières des projecteurs, des bandes de sécurité, l’espace du crime dans les Wallander était identifié et délimité et, par cette scénarisation, isolé du reste de l’espace: «la scène lui donna soudain un sentiment de complète irréalité. Il ne rencontrait jamais la nature qu’ainsi: ceinturée de bandes plastiques délimitant le lieu d’un crime» (La Cinquième Femme, p.?363). Dans l’œuvre même de Mankell, le crime est mis en scène. S’esquisse ainsi une première réponse au paradoxe soulevé – à savoir comment faire d’un récit policier un argument touristique – puisque c’est par la fictionnalisation du criminel qu’un roman noir peut devenir outil de valorisation territoriale.

Stockholm ou l’évitement du criminel

La valorisation touristique de la trilogie à Stockholm, qui consiste en une visite guidée, le Millennium Tour, et une carte thématique, la Millennium Map, repose à l’inverse sur une sélection topographique.

La carte produite permet de comparer les lieux de l’intrigue dans la trilogie aux lieux cités lors du Millennium Tour ou dans la Millennium Map, et ce, à deux échelles: Stockholm et sa périphérie (figures?2a et 2b). Afin de comprendre les choix opérés, elle croise à ce premier niveau d’information une typologie simple entre «lieux à connotation positive» [8] et «lieux à connotation négative»?[9]: la construction narrative de Millénium encourage en effet une analyse manichéenne de l’espace, puisque deux clans s’opposent de manière très cohérente tout au long de la trilogie. Cependant, sa structuration est moins codifiée que la série de romans policiers Wallander aux schémas diégétiques plus classiques: cette différence rend difficile un traitement cartographique impliquant la méthode de catégorisation des lieux telle qu’énoncée ci-dessus, fondée sur des fonctionnalités de lieux récurrentes.

 La spatialisation du circuit, comparée à la spatialité du récit, révèle un évitement des lieux du crime: le Millennium Tour n’aborde pas la périphérie de la capitale. Puis, dans le centre de Stockholm, nous observons un évitement des lieux à connotation négative: le parcours est hyper-centralisé dans Södermalm, le quartier sud de Stockholm, et valorise les lieux du quotidien et de l’intime (photo?2, photo?3).

Photo 2. Immeuble de Lisbeth Salander, Fiskargatan
Photo 3. Immeuble de Mikael Blomkvist, Bellmansgatan

La guide [10], très consciente de cette construction du circuit, souligne à plusieurs reprises la dichotomie spatiale entre la «good part» et la «bad part» qui, elle, est désignée de loin. La sélection obéit à des critères diégétiques selon la créatrice du Millennium Tour [11] et elle s’appuie sur une stratégie territoriale explicite: l’ancien appartement de l’héroïne Lisbeth Salander, à Lundagatan, se situe à proximité du circuit, mais ce quartier plus populaire de Södermalm est littéralement «montré du doigt» par la guide lors de la visite, geste-symbole des représentations territoriales (photo?4).

Photo 4. Ancien immeuble de Lisbeth Salander, Lundagatan

La Millennium Map est plus exhaustive que le circuit: localisant, sur les îles du Nord essentiellement, les lieux du mal ou de la justice, elle s’adresse aux lecteurs confirmés de Millénium, qui se déplaceront plus librement dans la ville à la recherche de ces adresses (figures?2a et 2b). Si, selon les acteurs du Musée de la Ville de Stockholm à l’initiative du circuit, il s’agit via le Millennium Tour de proposer une autre façon de voir la ville, le conformisme territorial reste manifeste puisque l’on montre du doigt une violence dont on reste à l’abri.

Le Millennium Tour participe-t-il alors réellement à créer de nouvelles représentations du territoire? En 2010, nous avons réalisé une enquête auprès des participants à la visite guidée, sous forme de questionnaires distribués à l’issue de chaque circuit Millénium anglophone, du 14?février au 29?mai 2010. À la lecture de ces 125 questionnaires, il s’avère que pour la majorité des lecteurs et des cinéphiles interrogés ayant participé à la visite guidée, la ville décrite par Stieg Larsson est assimilée à ce qui serait la «vraie Stockholm». De plus, les lieux du Millennium Tour correspondent exactement aux lieux qu’ils s’étaient représentés mentalement en lisant ou en regardant la trilogie, et la sélection opérée par le circuit obéit à leurs attentes. Millénium, roman violent et critique, a paradoxalement suscité l’envie de découvrir l’intimité quotidienne de Stockholm, et sa mise en scène touristique a parfaitement su répondre à cette attente (figures?3, 4 et 5).

Si, dans le tourisme Wallander à Ystad, c’est par une logique de fictionnalisation du criminel que le récit noir devient un outil de valorisation territoriale, c’est par une logique d’évitement que le paradoxe est résolu à Stockholm. À l’issue de ce constat sur deux mises en scène touristiques très distinctes, il s’agit maintenant de les interroger au regard d’une analyse des géographies criminelles proposées par Henning Mankell et Stieg Larsson: l’écriture fictionnelle initiale de Stockholm et d’Ystad est-elle déterminante dans leurs mises en tourisme?

Des géographies littéraires aux origines des géographies touristiques?

Mixité fonctionnelle VS manichéisme des lieux

Nous avons vu que la mise en scène d’Ystad ne tend pas à dissimuler les lieux du crime et qu’au contraire, les acteurs du tourisme participent à construire cette mixité des espaces entre fiction et réalité. Un détour par la géographie littéraire permet d’interroger les origines de cette stratégie de valorisation touristique.

Si l’analyse de la distribution spatiale des catégories de lieux montre une certaine prédilection du crime en zone rurale, les lieux du crime ne sont pas pour autant rejetés à la périphérie dans les romans: on observe dans le centre d’Ystad une concentration des lieux de détente, mais les lieux du crime se situent à proximité immédiate. Il n’y a pas de manichéisme dans la distribution spatiale des lieux: il semble difficile de rattacher fermement une catégorie de lieu à un type d’espace (figure?6).

6. Distribution spatiale des catégories de lieux dans la série des Wallander

De plus, si l’on prend l’intégralité de la série des Wallander, un même lieu peut appartenir à trois catégories, ce qui nous amène à parler de mixité fonctionnelle. Les lieux étant parfois les scènes de crime d’un tome antérieur, il est fait référence aux précédentes enquêtes au cours du récit: lieux de méditation et lieux de crime ne font alors plus qu’un. Si la plage de Mossby Strand est un lieu de crime dans le tome?2, elle est un lieu de méditation dans les tomes?3, 5 et 9, et un lieu d’annonciation dans les tomes?8 et 10: «[à] hauteur de Mossby Strand, il s’engagea sur le parking, freina à côté du kiosque fermé et s’attarda dans la voiture, en repensant à l’année précédente, lorsqu’un canot pneumatique s’était échoué à cet endroit» (La Lionne blanche, p.?44). Un approfondissement du travail statistique (tests d’indépendance et khi2) permet ensuite de vérifier si les lieux à catégories multiples sont des lieux où apparaît plus particulièrement une catégorie: nous pouvons alors remarquer la propension à la criminalité des lieux pluri-catégoriels. Le crime atteint-il tous les espaces? Un questionnement sur les natures de lieux associées aux lieux de crime s’impose alors: plages et bords de mer, domiciles et lieux de travail, espaces naturels, la violence déborde toute catégorie spatiale. De même, si l’on représente par un histogramme les croisements entre les variables «Valeur» et «Catégorie», la catégorie «lieu de crime» est relativement homogène sur les trois valeurs de lieu (figure?7).

7. Occurrences du croisement Valeur/Catégorie dans la série des Wallander

Face à la mixité fonctionnelle des lieux chez Henning Mankell, l’espace du criminel dans la trilogie de Larsson est fragmenté et manichéen. Les structures spatiales et diégétiques du premier volet de la trilogie Millénium concentrent l’intrigue sur l’île fictionnelle d’Hedebyön, dont la carte est proposée aux lecteurs, et font écho aux schèmes classiques de l’insularité, propice au déroulement de l’enquête dans les romans policiers. Or, si Stieg Larsson a fait dans les volets suivants le choix de la capitale, la géographie de Stockholm qu’il propose reproduit cette construction insulaire en huis clos qui favorise un traitement manichéen de l’espace.

Ainsi, si l’on reprend la cartographie de l’espace de Millénium, à l’échelle de la capitale d’abord (figure?2b), et qu’on ne se concentre cette fois que sur la typologie des lieux romanesques, on observe que les «lieux à connotation positive» se situent tous au sud, dans l’île de Södermalm, et à proximité les uns des autres: bureaux du journal Millénium dans l’artère très animée de Götgatan (photo?5), appartements des deux personnages principaux Mikael et Lisbeth, les cafés et restaurants qu’ils fréquentent. Les «lieux à connotation négative» tels que les bureaux du très véreux financier Wennerström, le cabinet et l’appartement de l’avocat pervers Nils Erik Bjurman, se situent tous dans la partie nord de la ville. Cette structuration manichéenne en huis clos rappelle ainsi la figure de l’île dans les romans policiers, microcosme qui participe à l’installation d’un suspens oppressant. Elle est propice au resserrement de l’intrigue, puisqu’au fil des œuvres la tension, spatiale et diégétique, s’installe et s’exprime par une accélération de l’action associée à une diminution des distances: entre l’appartement de Mikael, celui de Lisbeth, les locaux de Milton Security et ceux de Millénium, les allers-retours sont de plus en plus fréquents, et de plus en plus rapides. «À 17h45 le lundi, Mikael Blomkvist ferma le couvercle de son iBook et quitta sa place à la table de cuisine de son appartement de Bellmansgatan. Il mit une veste et se rendit à pied aux bureaux de Milton Security près de Slussen» (Millénium 3, p.?156) ; «[i]l ferma son iBook, le fourra dans sa sacoche et quitta la rédaction en trombe, sans un mot. Il courut jusque chez lui dans Bellmansgatan et grimpa les escaliers quatre à quatre» (Millénium 3, p.?188).

Photo 5. Götgatan

Il s’agit ensuite de changer d’échelle d’analyse: si le centre de Stockholm et sa périphérie immédiate concentrent les lieux du quotidien, qu’ils soient à connotation positive ou négative, les lieux du crime sont, contrairement à la série des Wallander, relégués à la périphérie lointaine (figure?2a). Constituant une ceinture criminelle aux franges de la capitale, ces lieux de la violence sont aussi des déchets de l’urbain: entrepôts et bâtiments désaffectés dans les romans, ils représentent «l’une des images les plus fortes de la déréliction urbaine» (Blanc, 1991, p.?70). Le local industriel à Norrtälje, dont hérite Lisbeth Salander à la mort de son père, en est une figure emblématique: «[l]’usine apparaissait comme une dernière sentinelle dans la zone industrielle» (Millénium 3, p.?690).

Métropole générique VS espace polysensoriel

À ces deux constructions spatiales répondent deux pratiques territoriales distinctes dans les œuvres.

La terre, la pluie et le vent construisent un espace polysensoriel chez Henning Mankell, qui glace et angoisse: «[l]e désert, se dit-il. La Scanie hivernale avec ses bandes d’oiseaux noirs au cri sinistre. La glaise qui colle à vos chaussures» (Meurtriers sans visage, p.?89-90). Les pérégrinations dans le centre d’Ystad, que la richesse toponymique des récits inscrit précisément dans l’espace, sont quant à elles l’occasion de voir, de goûter et de sentir l’intimité d’une petite ville de Scanie rendue ainsi familière. Il faut également souligner ici l’importance des paysages scaniens dans les adaptations télévisuelles, particulièrement mis en valeur et fidèles à l’univers littéraire, en raison aussi de la participation de Mankell à l’écriture des scénarios.

Noms de quartiers, de rues, de stations de métro… Millénium est également sur-référencé: «Mia Bergman jeta un regard en coin sur son compagnon tout en pilotant la voiture à travers l’échangeur de Slussen et en direction du tunnel de Nynäshamnsleden. […] Ils passèrent devant Skanstull en silence» (Millénium?2, p.?168-170). Mais cette maniaquerie toponymique interroge, puisque la quasi-absence de descriptions donne davantage aux lieux une fonction qu’une nature, au risque de rendre le territoire anonyme. Il n’y a pas de ville à voir dans Millénium, l’auteur construit une métropole type: on ne saisit finalement que l’urbanité générique dans la géographie urbaine de Stockholm. La trilogie témoigne alors d’un quotidien de métropole et livre un modèle de pratique citadine: c’est de là que naît la force de son acte de dénonciation, dans la construction d’une intimité urbaine accessible mise à mal par une violence invisible.

Vers de nouvelles territorialités? Des villes synecdoques et hyperconnectées

C’est parce qu’elles révèlent toutes deux ce qui est invisible que ces œuvres proposent de nouvelles territorialités urbaines.

Dans Millénium, les réseaux de Wennerström se développent à travers le monde – «[l]e lien fut fait entre l’empire wennerströmien de sociétés obscures et la mafia internationale, qui englobait tout, depuis le trafic d’armes et le blanchiment d’argent issu du trafic de drogue sud-américain jusqu’à la prostitution à New York» (Millénium 1, p.?562). Les romans dénoncent, en jouant sur les échelles, une violence et une corruption omniprésentes, inscrites dans l’intimité des territoires: il y a une dichotomie spatiale entre la survalorisation des lieux du quotidien et l’internationalisation du crime.

Par là, la ville devient synecdoque [12]. Dans la série des Wallander, Ystad prend valeur d’exemple et dépasse sa fonction de petite ville portuaire pour devenir le cadre d’une criminalité internationale. «Autrefois, Ystad était une petite ville entourée de cultures prospères. Il y avait un port, quelques ferries qui nous reliaient au continent, mais pas trop. Malmö était loin. Ce qui arrivait là-bas n’arrivait jamais ici. Cette époque-là est révolue. Il n’y a plus de différence entre eux et nous. Ystad est au centre de la Suède. Bientôt au centre de l’univers» (La Muraille invisible, p.?413). De même, dans Millénium, Stockholm semble n’être qu’une métropole parmi d’autres au sein d’un archipel métropolitain réticulaire. Métropole générique on l’a dit, elle semble perdre son identité spécifique pour s’inscrire dans un système-monde omnipotent et devenir une métropole symbole de toutes les métropoles. À la fragmentation interne de la capitale – nous avons vu son découpage manichéen – répond une fragmentation externe, née de la construction archipélagique des différents réseaux.

De nouvelles territorialités semblent alors se dessiner dans les œuvres, venant exprimer la puissance des réseaux pour ces villes hyper-connectées, du cyber-terrorisme de La Muraille invisible de Mankell aux pirates de génie de la Hacker Republic: véritable cyber-ville dans la trilogie Millénium, celle-ci se trouve incarnée par Lisbeth Salander, la marginale, fidèle à ce réseau virtuel comme territoire réticulaire pleinement approprié, quels que soient ses aléas géographiques. Car non intégrée au sein de la société, non territorialisée finalement – multiples déplacements à l’étranger, changements d’adresse, fuites perpétuelles –, elle trouve dans la Hacker Republic un territoire qui lui correspond enfin, à l’opposé de la figure oppressante du huis clos insulaire qui compose la géographie larssonnienne de Stockholm. Ainsi, la fragmentation urbaine appellerait une néo-maîtrise des espaces invisibles, virtuels, mais eux bien articulés. En réponse à l’éclatement du territoire urbain et à la puissance des réseaux criminels, le passage de la surface au réseau signifie la proposition chez Henning Mankell et chez Stieg Larsson de nouvelles territorialités urbaines.

Si les différences d’écriture de ces territoires du policier semblent alors déterminantes dans leurs valorisations touristiques – puisque la mixité fonctionnelle chez Mankell appelle une mise en scène qui fictionnalise le criminel, tandis que la fragmentation et le manichéisme territorial chez Larsson paraissent engager une sélection des lieux à valoriser et par là un évitement du criminel – les deux auteurs dessinent pourtant ensemble des territorialités virtuelles et réticulaires. Ces géographies parallèles viennent soutenir le discours critique et semblent doter ces récits multimédiatiques d’une dimension mondiale: par là elles appuient l’attractivité de territoires devenus symboles d’une intimité mise à mal par un système-monde corrompu. Reste ensuite aux acteurs du tourisme à se saisir de cette opportunité territoriale: c’est en effet par l’analyse de leurs stratégies que sont révélés les enjeux de la mise en scène du territoire policier.

Confronter des stratégies touristiques: enjeux de territorialisation du roman policier

Fidèle écho au succès du polar nordique, une même dynamique nationale gouverne la valorisation du tourisme littéraire en Suède – ambition de l’agence de communication VisitSweden, créée en 1995 à l’initiative de l’État et de l’industrie touristique. Mais c’est à l’échelon le plus local que semble se jouer la fortune ou l’infortune du tourisme criminel: l’enjeu réside dans la territorialisation du roman policier. En confrontant les stratégies touristiques à Ystad et à Stockholm, il s’agit en effet d’interroger les synergies et appropriations singulières et collectives comme clefs de longévité des tourismes culturels.

Une territorialisation systémique à Ystad: de la synergie d’acteurs au cluster de tourisme

À Ystad, la scénarisation touristique serait née de l’initiative de lecteurs et cinéphiles de plus en plus nombreux, dans les années?1990, à interroger l’Office de tourisme sur le territoire de Wallander: cela aboutit à la création d’une carte thématique puis d’une brochure distribuée gratuitement et tirée à 40?000 exemplaires par an aujourd’hui. Le touriste-investigateur peut ainsi appréhender par lui-même l’espace – liberté dynamisée par la création d’une application gratuite pour smartphone – ce qui démultiplie les sentiments d’appropriations. Le tourisme Wallander fait en réalité l’objet d’une véritable stratégie territoriale, portée par trois structures politiques: au rôle primordial de la municipalité d’Ystad viennent s’ajouter deux organismes régionaux, la collectivité territoriale Region Skåne et le Skåne Länsstyrelse, service déconcentré de l’État à l’échelle du comté. Le tourisme criminel s’appuie ainsi sur une dynamique de développement régional qui tire sa force de la cohérence des différentes politiques territoriales. Celles-ci s’expriment de manière directe dans la promotion réalisée par l’Office de tourisme d’Ystad, initiateur de la mise en scène touristique et qui joue surtout aujourd’hui le rôle de coordinateur des initiatives individuelles: il identifie dans l’espace urbain les commerces Wallander, les localise et diffuse via la brochure, les relie pour constituer des visites thématiques et enfin les réunit sous la forme d’un coffret Wallander dont il centralise les réservations. Si, à Ystad, les démarches des acteurs privés sont spontanées, c’est ensuite l’Office de tourisme qui assemble initiatives privées et publiques, et qui, de manière symbolique, en fait un «package» cohérent et lisible.

Les acteurs privés ont en effet pris en main le phénomène Wallander à Ystad et leur coopération a dessiné une offre touristique homogène et dynamique. Il s’agit à la fois de participer à la construction d’une expérience touristique collective et de profiter pleinement d’un phénomène culturel optimisant les revenus de son commerce. Construction cohérente fondée sur la mise en réseau d’acteurs interdépendants, la territorialisation systémique du tourisme Wallander peut être assimilée à un cluster de tourisme (Fabry, 2009). De l’hétérogénéité première des acteurs à l’homogénéisation de leurs propositions touristiques, l’enjeu réside alors dans le dépassement de la coopération pour tendre à une véritable logique écosystémique. La notion de «package» est l’expression de cette cohérence des initiatives touristiques à Ystad et de la synergie locale: comprise dans le coffret, la nuit dans la «suite Wallander» de l’hôtel Anno?1793 Sekelgården, qui n’a de spécifique qu’une petite photographie d’Henning Mankell et un coût bien plus élevé que les autres chambres, répond à une aubaine marketing dont le gérant reconnaît la facilité. La scénarisation est ainsi systémique à Ystad, de la «table de Wallander» de l’hôtel Continental (photo?6) à la «pâtisserie Wallander» du Fridolfs Konditori (photo?7): le propriétaire a trouvé le moyen de contourner le refus d’Henning Mankell de voir le nom de son personnage attribué à un gâteau à la crème, en obtenant l’accord d’une famille suédoise éponyme pour prêter son nom à la pâtisserie. Pleinement assumée, l’attestation officielle est ostensiblement affichée dans la boutique.

Photo 6. L’hôtel Continental et la «table Wallander»
Photo 7. Scénarisation Wallander dans la boulangerie Fridolfs Konditori

Surexploité, le territoire criminel semble alors consommé jusqu’à son épuisement. Rencontré lors du Salon du livre de Paris, Henning Mankell souligne sa lassitude au regard de la mise en scène touristique de Wallander: le circuit est idéaliste, le gâteau ridicule… [13]. À partir du sixième tome des Wallander, les postfaces de ses romans évoquent l’obsession territoriale des lecteurs: «[d]ans l’univers de la fiction, on peut s’autoriser de nombreuses libertés. Il m’arrive ainsi souvent de modifier un paysage pour que nul ne puisse dire: c’est là que ça s’est passé!» (L’Homme inquiet, p.?554). Excessive dans la scénarisation du fictionnel, la ville ne peut plus être support de l’imaginaire. Dans les romans, au fil des tomes, le Fridolfs Konditori devient «leur salon de thé habituel, en ville» (L’Homme inquiet, p.?129), le restaurant de l’hôtel Continental «le restaurant que Wallander estimait être le meilleur de la ville» (L’Homme inquiet, p.?132): dans l’écriture du lieu, Mankell passe progressivement du sur-référencement au flou topographique.

Une territorialisation complexe à Stockholm: entre appropriation et rejet d’une culture illégitime

L’invention touristique Millénium est l’œuvre du Musée de la Ville de Stockholm: en 2008, dans le cadre de festivités organisées autour de la littérature, la programmatrice des évènements culturels du Musée met en place le premier Millennium Tour. Dès 2009, contrairement aux autres circuits littéraires, tous éphémères, celui-ci se pérennise et devient hebdomadaire. Il faut souligner la centralité du Musée de la Ville dans cette construction territoriale: il a négocié l’exclusivité pour produire la carte et le circuit, dont les différentes étapes se situent dans le quartier proche, et qui s’y achève. Les touristes sont alors invités à acheter la Millennium Map. Si la médiation du Musée s’impose visiblement entre le touriste et le territoire, il s’agit alors de soulever l’enjeu de cette mal-appropriation: l’enquête réalisée sur les participants à la visite guidée nous a révélé que la grande majorité des touristes ne souhaite pas parcourir librement les lieux de l’intrigue et se réfère à la sélection opérée par le Musée.

À l’inverse, l’Office de tourisme de Stockholm refuse de participer à la territorialisation d’une culture qu’il considère illégitime: seule autre structure où la vente de la carte et de tickets pour le circuit est autorisée (photo?8), le Millennium Tour n’est pourtant pas conseillé par ses agents d’accueil, mal-informés sur un circuit qu’ils jugent réservé à quelques fans et qui ne proposerait pas une image fidèle de Stockholm [14]. À l’opposé de cette culture médiatique, le Litterära Stockholm, itinéraire littéraire dans la ville promu par l’Office de tourisme, fait l’objet d’un véritable marquage territorial – des géomarqueurs dans la rue signalent les espaces évoqués dans les œuvres des grands noms de la littérature suédoise – et signifie la volonté de pérenniser dans le temps et dans l’espace une culture nationale et légitimée.

Photo 8. Vitrine consacrée à Millénium, Office de tourisme de Stockholm

Enfin, l’absence d’appropriation de la culture Millénium par les commerçants-étapes du circuit ou figurant dans la trilogie – aucun projet promotionnel – révèle le manque d’enthousiasme face à cette culture best-seller, qui ne suscite ni sentiment d’appartenance ni reconnaissance identitaire.

Il s’agit alors d’interroger une territorialité conflictuelle, car initiée par le Musée de la Ville de Stockholm, mais repoussée par l’Office de tourisme et non revendiquée par les acteurs privés: le premier en réalité obéit au Kulturutskottet de Stockholm, le Service de la Culture qui est uniquement investi de la politique culturelle de la capitale; le deuxième, qui répond au Stockholm Visitors Board du Stockholm Business Region AB Group, représente son versant économique et commercial, il vend la capitale; les troisièmes ne ressentent pas le besoin de géomarqueurs médiatiques pour faire fonctionner leur commerce. Si, conformément à sa mission, le Musée de la Ville de Stockholm tend donc avant tout, via la valorisation touristique de Millénium, à promouvoir un patrimoine culturel, aseptisé ici par la juste sélection des espaces à montrer, l’Office de tourisme a lui pour objectif de valoriser l’image de la capitale: or, l’effort que nécessite la mise en scène d’un roman qui multiplie à ses yeux les tares – populaire et critique – n’en vaut pas le prix. Nous pouvons alors supposer l’éphémère d’une culture dont la territorialisation demeure un processus en tension.

La valeur de l’image

Si le différentiel de valorisation de ces cultures best-seller permet de confronter deux stratégies touristiques singulières, entre appropriation à Ystad et rejet partiel à Stockholm, les acteurs des deux territoires se rejoignent pour autant lorsqu’il s’agit de calculer les retombées économiques des puissantes expositions médiatiques que représentent les adaptations télévisuelles et cinématographiques de Millénium et de la série des Wallander.

En 2005, Joakim Lind réalise pour Cloudberry Communications, à la demande de la municipalité d’Ystad et de la région Scanie, un rapport sur l’impact des films et séries Wallander sur le territoire. Six ans plus tard, le même bureau d’étude réalise pour les acteurs régionaux et différents promoteurs culturels et touristiques le Millennium Report, qui répond à la même question: comment quantifier la valeur de ces couvertures médiatiques? Outre l’estimation des conséquences économiques directes des productions télévisuelles et cinématographiques sur les territoires concernés, il s’agit de calculer la valeur chiffrée des expositions identifiables de Stockholm et d’Ystad dans leurs adaptations. Ce calcul repose sur deux hypothèses: une exposition déclenche des mobilités touristiques si les lieux peuvent être identifiés par les spectateurs; la valeur d’exposition d’un lieu dans un film ou une série peut être calculée comme un placement de produit. En croisant ce nombre d’apparitions aux chiffres d’audience des films et séries, le bureau d’étude évalue la valeur d’exposition de Stockholm dans les adaptations cinématographiques suédoises à 106?millions d’euros [15], et celle d’Ystad à 65?millions d’euros dans les adaptations télévisuelles suédoises et à 250?millions d’euros dans les adaptations de la BBC. De manière générale, les auteurs affirment que l’on peut attendre une augmentation du tourisme de 4 à 10% par an pour les trois années qui suivent l’exposition d’une région dans un film ou une série de dimension internationale.

Cette relation intense entre image et développement territorial, bien analysée par Georges-Henry Laffont et Lionel Prigent dans leur article sur Paris et l’industrie du film (Laffont, Prigent, 2011), semble être aujourd’hui au cœur de stratégies touristiques tendant à faire des différents supports médiatiques les outils d’une promotion territoriale.

Il apparaît, à l’issue de cette analyse, que si la géographie fictionnelle participe fondamentalement au processus de construction du lieu touristique, l’appropriation de cette géographie première et les stratégies de valorisations territoriales sont pour autant déterminantes dans la production touristique, sa réussite et sa longévité. Coopération et cohérence des initiatives à Ystad, mainmise du Musée de la Ville, frilosité des acteurs privés et déni de l’Office de tourisme à Stockholm, les différentiels d’appropriation des phénomènes sont manifestes entre les deux constructions touristiques. Le tourisme criminel apparaît alors comme un révélateur des identités territoriales: si Ystad devenue «Wallanderland» se satisfait d’une telle mutation touristique, la capitale, qui ne ressent pas les besoins d’une telle mise en scène, accepte plus difficilement la territorialisation d’une culture best-seller.

Larsson et Mankell s’inscrivent dans la vocation critique du noir, condamnent la violence croissante de la société et le démantèlement de l’état de droit: ils ont ainsi dessiné, l’un Stockholm, l’autre Ystad, au centre de la Suède pour mieux dénoncer. Or, le modèle critique devient modèle marketing, l’exemplarité politique se mue en promotion exemplaire. Le policier peut-il alors maintenir sa fonction critique? On avait en effet souligné le paradoxe de ces mises en scène touristiques de romans noirs.

De Stockholm à Ystad, l’optimisation touristique du lieu criminel fonctionne en réalité sur un même effacement de la substance critique de l’œuvre policière. Le tourisme Millénium à Stockholm réside en un évitement des lieux du crime. L’espace à montrer est sélectionné, la capitale redessinée, jusqu’à lui donner le lisse de la métropole consensuelle. Le tourisme Wallander à Ystad réside lui en une déréalisation du dérangeant et le crime, dont l’écrivain dénonçait l’omniprésence, glisse vers le fictionnel. Henning Mankell voulait montrer que la violence s’infiltrait partout, même à Ystad: le phénomène touristique a finalement abouti en une fictionnalisation de la violence ordinaire. Le tourisme criminel n’est alors plus un paradoxe. Si l’ancrage réaliste est retenu, l’essence critique est refoulée. Aucune empreinte n’est laissée dans le blanc de la ville.

Corpus

Quelques romans

LARSSON S. (2006). Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes – Millénium 1. Arles: Actes Sud, coll. «Actes noirs», 574 p. ISBN: 2-7427-6157-8

MANKELL H. (2003). Meurtriers sans visage. Paris: Le Seuil, coll. «Points-Policiers», 386 p. ISBN: 2-02-055554-9

MANKELL H. (2003). Les Chiens de Riga. Paris: Le Seuil, coll. «Points-Policiers», 336 p. ISBN: 2-02-063893-2

Adaptations cinématographiques et télévisuelles

OPLEV N.A. (2009). Millénium le film. Les hommes qui n’aimaient pas les femmes. Yellow Bird. IMDb: tt1132620

ALFREDSON D. (2010). Millénium 2. La Fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette. Yellow Bird. IMDb: tt1216487

ALFREDSON D. (2010). Millénium 3. La Reine dans le palais de courants d’air. Yellow Bird. IMDb: tt1343097

FINCHER D. (2011). The Girl with the Dragon Tatoo. Yellow Bird. IMDb: tt1568346

Adaptations télévisuelles suédoises des romans d’Henning Mankell, produites par YellowBird.

Adaptations télévisuelles de la BBC des romans d’Henning Mankell, produites par YellowBird.

Bibliographie

BLANC J.-N. (1991). Polarville: images de la ville dans le roman policier. Lyon: Presses universitaires de Lyon, 287 p. ISBN: 2-7297-0405-1

BRUNEAU D. (2009). «Voyager dans un fauteuil? Les lieux d’Agatha Christie». Mappemonde, n°94-2.

COLLOT M. (2011). «Pour une géographie littéraire». Fabula-LhT, n°8.

FABRY N. (2009). «Clusters de tourisme, compétitivité des acteurs et attractivité des territoires». Revue internationale d’Intelligence économique, vol.?1, 148?p. ISBN: 978-2-7430-1166-6

GENETTE G. (1987). Seuils. Paris: Seuil, coll. «Poétique», 349 p. ISBN: 2-02-052641-7

LIND J. (2009). «Can the Wallander films be used to promote Skåne? What is the value of the Wallander films, their exposure of Skåne and what effect does this have on the tourist industry?» Mixed Reality Conference, Ystad, septembre 2009. (en ligne)

LIND J. (2011). «How to evaluate and communicate the economic impact and marketing value for regions through feature films, case: The Millennium Report». AFCI Cineposium, Paris, avril 2011. (en ligne)

LAFFONT G-H., PRIGENT L. (2011). «Paris transformé en décor urbain. Les liaisons dangereuses entre tourisme et cinéma». Téoros, (30-1).

RAVENEL L. (1992). «Les aventures de Sherlock Holmes: organisation et utilisation de l’espace». Mappemonde, n°27 (1992-3).

ROSEMBERG M., dir. (2007). «Le roman policier. Lieux et itinéraires». Géographie et cultures, n°61. ISBN: 978-2-296-04087-8

SAUMON G. (2010). Millénium. Imaginaires et possibles d’une culture en tension: l’inscription territoriale d’un best-seller. Limoges: Université de Limoges, TER de Master 1.

SAUMON G. (2011). Ystad, Stockholm. Des géographies criminelles au marketing territorial: valorisations touristiques des fictions policières et secrets de longévité. Limoges: Université de Limoges, TER de Master 2.

SJÖHOLM C. (2009). Crime Tourism and the Branding of Places: An Expanding Market in Sweden. Proceedings of the Dickens and Tourism Conference. Université de Nottingham, septembre 2009.

TISSIER J.-L. (1981). «De l’esprit géographique dans l’œuvre de Julien Gracq». L’Espace géographique, vol. 10, n°1, p.?50-59. doi: 10.3406/spgeo.1981.3607

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Article extrait de la revue »M@ppemonde ».

http://mappemonde.mgm.fr/122lieu1/

Le Blue Lagoon (Islande), une hétérotopie érigée en marque

– septembre 2017

En Islande, le Blue Lagoon illustre la volonté des acteurs économiques (plus largement que touristiques) de proposer un produit en décalage avec l’image habituelle de l’île (par la couleur, la chaleur), tout en étant ancré dans les pratiques des habitants (bains chauds) et les attendus des touristes (paysages chaotiques de lave). Ce site hétérotopique est devenu une véritable marque (déposée) et un produit d’appel du tourisme. Toutefois, son coût prohibitif et son aspect artificiel font que sa part relative dans les sites islandais fréquentés recule.

L’essor rapide post-crise du tourisme en Islande

La crise comme outil de l’envol touristique

Avec 1,7 million de touristes en 2016 (trois fois plus qu’en 2010), l’Islande connaît un développement d’activité sans précédent et sans guère d’équivalent. Celle-ci représente désormais 20% du PIB de l’île (les dépenses des visiteurs étrangers augmentent de 31% par an), quand la puissance publique, avant la crise, manifestait une certaine perplexité pour le développement du tourisme (Jóhannesson et Huijbens, 2010). Depuis 2000, l’île compte plus de visiteurs que d’habitants (338 349 au 1er janvier 2017, soit une hausse de 1,8% par rapport à l’année précédente) (Laslaz, 2016). Depuis 2010, le nombre de visiteurs a cru en moyenne de 21,6% par an et les nuitées ont doublé en sept ans (6,5 millions en 2015 contre 3 millions en 2009) (figure 1).

Figure 1. Nombre de visiteurs étrangers en Islande entre1949 et 2016. Source: Icelandic Tourist Board, 2017, https://www.ferdamalastofa.is/en/recearch-and-statistics/numbers-of-foreign-visitors

Figure 1. Nombre de visiteurs étrangers en Islande entre 1949 et 2016. Source : Icelandic Tourist Board, 2017, https://www.ferdamalastofa.is/en/recearch-and-statistics/numbers-of-foreign-visitors

Cet essor touristique participe grandement à une économie redevenue florissante (+7% de croissance en 2016), alors que l’économie de l’île de glace avait brutalement plongé fin 2008 et début 2009 (-7% lors de cette année, -3,5% en 2010). Le taux de chômage a regagné son taux d’avant la crise (3%) alors qu’il dépassait les 8% lors de ces années noires. Le niveau de vie avait chuté de 15,5% en 2009, l’inflation s’était envolée en 2010 (17% contre 3% aujourd’hui) et l’effondrement de la couronne islandaise avait rendu le pays, au coût de la vie jusqu’alors très élevé, attractif (OCDE, 2017). Avec 25 000 salariés, le tourisme a considérablement permis de se rapprocher du plein emploi et il constitue depuis 2013 la principale source de revenus de l’île.

La campagne de relance adoptée par le gouvernement en 2008, intitulée « Inspiré par l’Islande »1 qui a pu surfer sur l’éruption de l’Eyjafjallajökull en 2010, largement médiatisée, puis sur celle du Grimsvötn en 2011, qui a toutefois moins défrayé la chronique, a contribué à faire connaître la destination Islande dans le monde (Huijbens et Benediktsson, 2013). Inspired by Iceland est devenu le slogan de l’agence de promotion du tourisme en Islande, Promote Iceland.

La situation de l’Islande comme pont entre deux continents a contribué à cet envol touristique : elle a constitué historiquement une étape sur les vols transatlantiques. Son intérêt géopolitique fut bien compris par les États-Uniens qui y ont installé une base de l’OTAN en 1951, fermée en 2006 ; l’actuel aéroport international de Keflavik est ainsi un ancien aéroport militaire. La durée des escales entre l’Europe et l’Amérique du Nord permet au voyageur en transit de s’arrêter quelques heures au Blue Lagoon (du nom d’un cocktail inventé en 1960 par le Harry’s bar), fréquenté par les Chinois (6nationalité parmi les visiteurs), les Indiens, les Japonais ou les Russes. Les États-Uniens, puis les Britanniques, suivis des Allemands, des Norvégiens et des Danois constituent les cinq premières nationalités représentées de touristes. D’ailleurs, la proximité du site de l’aéroport international fait qu’il est visible lors de tout atterrissage (photo 5). L’activité touristique reste toutefois largement saisonnière, l’aéroport international de Keflavik culminant à 291 000 passagers en juillet 2016, et 40% des visiteurs se concentrant sur l’île durant les trois mois d’été (figure 2).

Figure 2. Carte de situation.

Figure 2. Carte de situation.

Des touristes et de l’eau chaude

Le bain, sur une île dont les côtes ne s’y prêtent guère, fait ainsi office de produit d’appel, notamment les bains chauds, comme cela est le cas ailleurs en Europe du Nord (Suède notamment) (photo 1).

Photo 1. Couple s’immergeant dans une piscine d’eau chaude, Islande du Sud. Le bâtiment correspond aux vestiaires. © L. Laslaz, juillet 2011.

Photo 1. Couple s’immergeant dans une piscine d’eau chaude, Islande du Sud. Le bâtiment correspond aux vestiaires. © L. Laslaz, juillet 2011.

C’est ainsi le contraste entre le froid et le chaud qui est cultivé, que symbolise le sauna (dans le Blue Lagoon, ce dernier occupe une forme de grotte taillée dans la lave) ou encore le bain chaud et l’air vivifiant qui est ainsi mis en scène (Vacher, 2012). Il constitue désormais un tel produit d’appel que la réservation en est recommandée, y compris dans la presse (figure 3).

Figure 3. Publicité parue dans le journal promotionnel de la capitale, Reykjavik Grapevine, juin 2016.

Figure 3. Publicité parue dans le journal promotionnel de la capitale, Reykjavik Grapevine, juin 2016.

Le Blue Lagoon ou l’improbable réussite d’une hétérotopie

Des opportunités du commerce de l’eau de mer…

Indiscutablement, la réussite commerciale est au rendez-vous de ce complexe lancé en 1999. Mais le site n’avait pas à la base de finalités touristiques : il contient six millions de litres d’eau de mer résultant des forages de l’usine géothermique de Svatsengerdi, construite en 1976, qui pompent à deux kilomètres de profondeur (photo 2). Spontanément des baigneurs se rendaient dans l’étendue d’eau qui jouxtait l’usine et constataient les effets bénéfiques de cette immersion sur la peau, puis des bains ouvrirent officiellement en 1987.

Photo 2. L’usine géothermique de Svatsengerdi (visible par son panache de fumée, municipalité de Grindavik) et le bassin d’eau chaude au premier plan. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 2. L’usine géothermique de Svatsengerdi (visible par son panache de fumée, municipalité de Grindavik) et le bassin d’eau chaude au premier plan. © L. Laslaz, juillet 2016.

L’eau arrive à 240°C, génère de l’électricité et sert à chauffer de l’eau froide ; elle est relâchée dans un bassin de 5 000 m² qui comporte 75% d’eau de mer et 25% d’eau douce, renouvelée toutes les 40 heures. L’eau avoisine les 37 à 39°C, ce qui explique que les bactéries n’y survivent pas et que l’ajout de chlore ou d’autres produits chimiques n’y soit pas utile. Ces eaux résiduelles sont riches en sels et minéraux, en silice ; cette dernière, combinée à la pureté de l’eau et à la présence d’algues bleues microscopiques, confère au bassin cette couleur bleue turquoise si caractéristique. Les effets sur la peau (lutte contre l’eczéma et le psoriasis) sont favorables, à tel point que le Blue Lagoon est reconnu comme lieu de traitement par les ministères de la santé islandais et danois. Quant au bâtiment, il s’agit d’un ensemble architectural inauguré en 1999 sur les plans de l’architecte Sigriður SiÞórsdóttir, qui a nécessité 60 000 à 70 000 blocs de lave pour ériger ce complexe de 3 000 m² (photo 6). Face au succès, le lagon est déplacé en 1999, complété par un spa puis par une clinique en 2005.

Des Blue Lagoon partout ? De l’eau pompée à l’eau mise en scène

Blue Lagoon est devenu un copyright. Le Myvatn Nature Bath (photo 3) est situé au Nord de l’île, a ouvert postérieurement (2004) à proximité du troisième plus grand lac de l’île ; il est bien moins cher (25 € en 2011, 35 en 2017), mais se base sur le même concept et constitue un duplicata beaucoup moins connu et accessible. Avec 8,6% des voyageurs à la journée, le lac Myvatn est la 16destination de l’île, mais cela ne signifie pas que tous se rendent au complexe de baignade. Le bassin comporte 3,5 millions de litres d’eau à une température de 36 à 40°C.

Photo 3. Myvatn Nature Bath, accès au bassin situé dans un des sites géothermiques les plus actifs d’Islande. © L. Laslaz, juillet 2011.

Photo 3. Myvatn Nature Bath, accès au bassin situé dans un des sites géothermiques les plus actifs d’Islande. © L. Laslaz, juillet 2011.

Minéraux, silice et micro-organismes sont censés soigner les clients à 100 km du cercle polaire arctique. Situé à 489 km et 6 heures 40 de route de la capitale, il est plus à l’écart des grands circuits touristiques et n’a pas constitué une marque commerciale comme le premier. Le Blue Lagoon est en effet distant de 49 km de la capitale et surtout de 20 km de l’aéroport, et accueille très peu d’Islandais, ce qui est aussi le cas du Myvatn Nature baths. Seulement 2% des Islandais se sont rendus au Blue Lagoon en 2015 contre 41,3% dans la deuxième ville du pays, Akureyri (Icelandic Tourist Board, 2016). Du côté des touristes, près de 8% s’y sont rendus en 2015 lors d’une excursion à la journée, contre 9,3% en 2012 (Icelandic Tourist Board, 2013), ce qui représente toutefois peu pour un séjour moyen de 14,7 nuits en 2015. Le Blue Lagoon était cependant le premier site cité par les touristes en hiver (35%) en 2012.

Face à ce Blue Lagoon inachevé que constitue Myvatn Nature Bath, il existe également des Blue Lagoon « potentiels » dans le sens où la stratégie économique des exploitants géothermiques ne leur a pas encore donné cette forme. Ainsi, sur la presqu’île de Reykjanes, à 20 km au sud-ouest du Blue Lagoon, le site de Reykjaneviti (Reykjanes Power station ou Power Plant Earth, créée en 2006 près des sources chaudes de Gunnhuver) (photo 4) constitue un équivalent de Svatsengerdi d’un point de vue géothermique, avec rejet dans un bassin des eaux chaudes pompées en profondeur, mais celui-ci n’est pas à ce jour équipé pour des activités récréatives.

Photo 4. Reykjanes Power station ou Power Plant Earth, sur la péninsule de Reykjanes, sud-ouest de l’Islande. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 4. Reykjanes Power station ou Power Plant Earth, sur la péninsule de Reykjanes, sud-ouest de l’Islande. © L. Laslaz, juillet 2016.

Il constitue en quelque sorte l’envers du décor, le site de production énergétique avant sa complémentation récréative, car l’accessibilité et la situation expliquent le développement ou non de cette stratégie.

Le Blue Lagoon comme « hétérotopie »

Le Blue Lagoon apparaît comme une hétérotopie (Foucault, 1984) car c’est un lieu hors d’Islande : son extraterritorialité, sa configuration de type insulaire (une forme d’isolat au milieu d’une coulée de lave de 1226) tranchent avec les retombées économiques significatives qu’il génère, notamment pour la municipalité de Grindavik. Le site de baignade fait davantage office d’oasis que de lagon, mais il constitue la projection spatiale d’un double ailleurs, emboîté : le lagon, dans l’« île de glace et de feu », apparaît comme un site extra-insulaire : un lieu dans un autre lieu, en rupture. En ce sens, l’utopie qui caractérise les hétérotopies, doublée d’une hétérochronie traduisant un temps du hors quotidien, est tangible.

Sans doute la localisation d’une telle structure dans un espace artificialisé ou dans l’exubérance de Dubaï n’aurait-elle pas la même saveur aux yeux de ceux qui la fréquentent. Car c’est en partie par cette localisation et cette couleur singulières dans ce contexte paysager et septentrional qu’il détonne le plus.

Photo 5. Le Blue Lagoon depuis l’avion : le site géothermique, le complexe hôtelier, le bassin et son parking sont bien visibles à droite. En arrière-plan, Grindavik et l’Océan atlantique. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 5. Le Blue Lagoon depuis l’avion : le site géothermique, le complexe hôtelier, le bassin et son parking sont bien visibles à droite. En arrière-plan, Grindavik et l’Océan atlantique. © L. Laslaz, juillet 2016.

De l’inscription spatiale du complexe énergico-touristique à l’établissement d’une marque

Un lieu fermé

Le complexe du Blue Lagoon apparaît comme un ensemble hermétique fermé par des murs de lave, puisque l’entrée est payante (photo 6). Michel Foucault (1984) insistait sur les systèmes d’ouverture et de fermeture des hétéropies, isolées des espaces environnants ; ici, la visée est clairement commerciale, mais elle participe aussi au sentiment de bien-être par le confinement et l’isolement, très relatif, car même si le nombre d’entrées payantes n’est pas rendu public par la société d’exploitation, la foule se presse, notamment durant les quatre mois d’été.

Photo 6. Entrée du Blue Lagoon. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 6. Entrée du Blue Lagoon. © L. Laslaz, juillet 2016.

Autour du spa et des bains se déploie tout un complexe touristique — bâti au fur et à mesure que la formule rencontrait un succès commercial — comportant une clinique, le restaurant Max et un hôtel (photo 7).

Photo 7. L’hôtel et le restaurant Max. En arrière-plan, l’usine géothermique. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 7. L’hôtel et le restaurant Max. En arrière-plan, l’usine géothermique. © L. Laslaz, juillet 2016.

Une extension comme rançon du succès

En janvier 2016, le lagon a été agrandi de 50% et occupe désormais 8 700 m² pour une capacité de neuf millions de litres (près de trois fois celle de Myvatn Nature Bath). L’ajout de nouveaux services (espace de tranquillité et de relaxation, traitements par les eaux du spa) s’est fait en lien avec la construction d’un nouvel ensemble comprenant un hôtel de luxe de 60 chambres comportant des salles de conférences. Cette construction s’est opérée sous la houlette de la même architecte depuis le lancement du Blue Lagoon, Sigriður SiÞórsdóttir, dont le travail est présenté comme associant les formes naturelles et les productions humaines. L’affichage d’un cadre « naturel », sur lequel on peut s’interroger au regard du caractère totalement anthropique du dispositif, est ainsi une constante du discours commercial mis en œuvre par le complexe.

Photo 8. Les travaux d’extension du parking, la construction d’un spa et d’un hôtel de luxe ouverts en 2017 se devinent à travers les quatre grues en arrière-plan. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 8. Les travaux d’extension du parking, la construction d’un spa et d’un hôtel de luxe ouverts en 2017 se devinent à travers les quatre grues en arrière-plan. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 9. Les désagréments liés aux travaux font l’objet d’explications et d’excuses des gestionnaires dans tout le complexe, jusqu’au bord du bassin. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 9. Les désagréments liés aux travaux font l’objet d’explications et d’excuses des gestionnaires dans tout le complexe, jusqu’au bord du bassin. © L. Laslaz, juillet 2016.

Une autre évolution significative du soin apporté à la mise en scène du lieu et au confort des clients entre 2011 et 2016 repose sur l’installation de bars enterrés dans le bassin, pour que le comptoir soit à hauteur du baigneur et qu’il puisse s’adresser directement aux serveurs qui l’attendent et commander auprès d’eux.

Photo 10. Les clients au niveau du comptoir du bar. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 10. Les clients au niveau du comptoir du bar. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 11. Le bar au fond du lagon ; les élévations de lave et l’usine géothermique en arrière-plan. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 11. Le bar au fond du lagon ; les élévations de lave et l’usine géothermique en arrière-plan. © L. Laslaz, juillet 2016.

La piscine chauffée la plus chère du Monde ?

Le prix d’entrée du Blue Lagoon est très dissuasif : 60 € comme tarif de base (serviette et « masque de boue », mais que l’on ramasse librement au fond des bassins) ; 75 € comme 2formule et 90 € comme 3formule, ce qui en fait une des piscines chauffées les plus chères du monde. Les prix, pour éviter tout effet dissuasif, ne sont d’ailleurs plus affichés en 2016 par rapport à 2011 où ils étaient davantage accessibles (contrecoup de la crise et rançon du succès obligent).

L’établissement d’une marque de produits de soin

Chez Michel Foucault (1984), l’hétérotopie est aussi le lieu qui efface et purifie les autres. En ce sens, la détente permise par le bassin, les soins apportés en son sein confortent ce sentiment d’hétérotopie, cultivée par ses gestionnaires. Car au-delà du complexe de spa et de la clinique, le Blue Lagoon est devenu une marque qui ne repose pas que sur la pratique de la baignade reconnue pour ses vertus curatives. Elle s’étoffe par le biais de produits dérivés ou de services annexes : prestations de soins, produits de beauté (lignes de sels marins, brumisateurs et lotions fabriqués à partir de boues de silice, d’algues et minéraux extraits du lagon sont à la vente dans le magasin du Blue Lagoon (photo 12), restaurant, auxquels s’ajoutent une salle de conférence et un centre de recherche et de développement qui travaille sur les produits de soin qui sont commercialisés. Cette marque sert tout autant de produit d’appel pour l’Islande, comme à l’aéroport où la publicité du complexe est présente partout (photo 13). Quant aux produits qui en émanent, ils disposent aussi d’une boutique dédiée au sein de la zone duty free (photo 14).

Photo 12. Entrée du Blue Lagoon et magasin sur la gauche. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 12. Entrée du Blue Lagoon et magasin sur la gauche. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 13. Couloir de l’aéroport international de Keflavik, Islande. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 13. Couloir de l’aéroport international de Keflavik, Islande. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 14. Magasin dans la zone duty free de l’aéroport international de Keflavik, Islande. © L. Laslaz, juillet 2016.

Photo 14. Magasin dans la zone duty free de l’aéroport international de Keflavik, Islande. © L. Laslaz, juillet 2016.

Conclusion

Si le site du Blue Lagoon est loin de l’image de nature qui revient dans 75% des réponses des touristes comme raison de leur visite en Islande (Icelandic Tourist Board, 2016), il procure néanmoins le sentiment de bien-être et de contraste lié à un cadre singulier recherché par ces voyageurs et largement mis en avant dans la promotion touristique de l’île. Si l’Islande fait office d’espace autre pour la plupart des touristes qui s’y rendent, alors le Blue Lagoon constitue cette forme de superlatif de l’hétérotopie.

Le flair des acteurs commerciaux de l’île aura été de faire d’un site géothermique, sans grand intérêt récréatif, une des premières destinations touristiques de l’île (les Islandais préférant toutefois les « bains de nature » gratuits) et, bien au-delà, un identifiant très fort et un incontournable de tout séjour sur l’île de glace.

Bibliographie

Foucault M. (1984). « Des espaces autres ». Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967. Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, p. 46-49 (publié in Foucault M., 2001, Dits et Écrits, II, 1976-1988, Gallimard, 1736 p.).

Huijbens E.H., Benediktsson K. (2013). « Inspiring the visitor ? Landscapes and horizons of hospitality ». Tourist Studies, vol. 13, n°2, p. 189-208.

Icelandic Tourist Board, mai 2013, Tourism in Iceland in figures, 26 p.

Icelandic Tourist Board, mai 2016, Tourism in Iceland in figures, 26 p.

Jóhannesson G.T., Huijbens E.H. (2010). « Tourism in times of crisis : exploring the discourse of tourism development in Iceland ». Current Issues in Tourism, vol. 13, n°5, p. 419-434.

Laslaz L. (2016). « Kárahnjúkar, le diable dans l’éden. Hydroélectricité et espaces protégés en Islande ». Géoconfluences, image à la une, septembre 2016. En ligne

OCDE (2017). Economic surveys of Iceland. Preserving sustainable and inclusive growth. En ligne

Vacher L. (2012). « La découverte récréative des eaux tropicales… et on inventa l’eau chaude et le blue lagoon ». Les Cahiers d’Outre-Mer, n°260, p. 555-567. En ligne

Sitographie

Myvatn Nature baths : https://www.myvatnnaturebaths.is/en

Blue Lagoon : http://www.bluelagoon.com/, annoncé en toute modestie comme « une des 5 merveilles du monde ».

Péninsule de Reykjanes : https://www.visitreykjanes.is/

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Salon International du patrimoine culturel du 02 novembre au 05 novembre 2017.

Thème du salon en 2017: Patrimoine et tourisme culturel

« Avec près de 89 millions de visiteurs attendus en 2017, l’économie du tourisme en France devrait battre des records.Ainsi, le renforcement de l’attractivité de l’offre basé sur la valorisation des richesses patrimoniales des territoires constitue un enjeu majeur »

https://www.patrimoineculturel.com/

Le salon propose toute une série de conférences ( « patrimoine et tourisme culturel »,  » le point de vue des institutions », »restaurer la capitale »), une présentation du projet « île de la Cité », une découverte du patrimoine de la ville de Paris, des démonstrations dont celle du savoir-faire des maitres verriers à Chartres… ainsi qu’une présentation de la ville d’Evora (Portugal).

A découvrir la start up: « skyboy »:http://www.sky-boy.com/

Voir le soldat Léon: site des plages du débarquement