Feuilleton : Nouvelle Âme – 15

15.

– Ça se déchaîne, ce soir.

La remarque d’Aphrodite entraîne l’hilarité générale. Je referme la porte, consternée. J’aurais aimé m’épargner les gémissements qui viennent de filtrer dans la pièce à cause de mon arrivée, mais c’est le seul moyen de voir les filles, malheureusement. Cette fois-ci, je suis venue seule. Enfin, seule avec un sac rempli de cahiers de cours. Dès qu’elles s’en aperçoivent, elles trépignent de joie et Perséphone s’empresse de venir m’aider à me débarrasser de mes affaires – comme par hasard. Tandis qu’elles examinent le contenu du sac, extatiques, je prends place sur la chaise de la coiffeuse.

Cela fait une semaine que je ne suis pas revenue. D’après Clarisse, il faut être particulièrement prudente. C’est à cause de « l’Empreinte » qu’ont les Nouvelles Âmes, si j’en crois ma colocataire fantôme. Chaque Âme a une empreinte différente qui permet aux Anges d’avoir des informations sur nous. Cette Empreinte se manifeste sous forme de magie, qui se dégage différemment chez les Nouvelles Âmes. C’est pour cela que si je me balade dans un endroit où je ne suis pas censée être, et qu’en prime je suis une Nouvelle Âme, les questions fuseraient. Et c’est à tout prix ce qu’il faut éviter. Alors, je viens le week-end, étant donné que c’est le moment où les garants sont autorisés à emmener leurs jeunes Âmes découvrir la ville. Et si je me fais intercepter, je n’ai qu’à dire que je me suis perdue. Je ne suis pas certaine que cette excuse fonctionne, mais plus j’ai l’air niaise, mieux c’est, si j’en crois Clarisse – qui ne s’est pas refusé un “ça sera facile pour toi” après m’avoir expliqué cet élément.

D’ailleurs, cette dernière n’est pas là. Je croyais qu’elle nous rejoindrait, mais je me suis visiblement trompée. Comme d’habitude, sa présence ne m’a pas étouffée. Cependant, j’ai remarqué un changement dans son comportement. Elle s’efforce maintenant de participer aux petits-déjeuner, de m’accompagner à la porte de mes salles de cours, et elle fait son lit – je le jure, c’est un vrai changement chez elle. Néanmoins, elle est toujours aussi piquante dans ses mots. Son sujet de raillerie préféré du moment est mon rapprochement avec James.

Je ne nie pas que lui et moi nous sommes rapprochés. Et je ne nie pas que cette affirmation est l’euphémisme du siècle. Nous passons le plus clair de notre temps ensemble. En fait, seules les nuits peuvent se vanter du mérite de nous séparer. Il nous arrive de nous tenir la main, lorsque les cours de Droit deviennent trop pesants pour moi, ou lorsqu’Enzo n’est pas là. Dahlila et Hana ne cessent de nous charrier à ce propos, mais je ne leur en veux pas. Elles ont de meilleurs cœurs que Clarisse et j’ai bien compris qu’elles ne veulent que notre bien. Cela étant, je ne sais pas si je peux considérer James comme mon « petit ami ». Certes, on passe toutes nos journées ensemble. Mais n’est-ce pas ce que font tous les amis ? Par contre, je ne trouve aucune explication sur nos mains… Cela m’étonnerait qu’il le fasse par politesse. Il ne fait pas ce geste avec tout le monde, d’après Enzo. Néanmoins, nous n’avons pas parlé de sentiment. Et j’ai beau n’avoir jamais eu de relation amoureuse, je refuse de me mettre en couple sans sentiment, dans la vie comme dans la mort.

– Ah, voilà les montres !

L’exclamation enjouée de Hermès me tire de ma rêverie. Elle trépigne sur sa chaise en tenant un schéma simpliste, les bras tendus devant elle. Ses lèvres sont pliées dans un adorable sourire. Elle a l’air d’une enfant qui a trouvé un jouet qu’elle a perdu depuis des années. Aphrodite se penche par-dessus son épaule et plisse les yeux :

– J’espère que tu sais lire ce charabia, je ne pourrai pas t’aider.

– Aucun souci, répond la bricoleuse. J’y vais.

Sur ce, elle récupère les outils abandonnés sur le bureau de Perséphone et va s’asseoir par terre, dans un coin de la pièce. A défaut de mieux, je m’en vais la rejoindre. Elle m’a l’air bien plus accessible que les deux autres et il me semble que si je veux des informations, c’est à elle que je dois m’adresser :

– Je sais rien, me fait-elle alors que je m’assoie en tailleur en face d’elle.

Zut, il faut sérieusement que je revois mes méthodes d’approche.

– Je suis si facile à lire que ça ? je demande en ramenant mes jambes vers moi.

– Oui, tu es affligeante d’honnêteté. C’est un compliment, précise-t-elle en voyant ma mine déconfite. Mais ça risque de te porter préjudice, si Clarisse arrive à temps et que Persy compte bien te donner la mission…

– Quelle mission ? je m’écrie, excitée.

J’attends cela depuis la dernière fois que je les ai vues. Après m’avoir souhaité la bienvenue dans la Résistance et expliqué que le lieu sert en réalité de cachette pour cette dernière, les filles m’ont expliqué qu’il fallait que je fasse mes preuves. Certes, nous avons toutes un point commun de taille, mais cela ne fait pas tout, s’étaient-elles obligées de préciser – anéantissant alors tous mes espoirs de revoir mon frère rapidement. Cependant, comme elles n’avaient aucune idée du comment, elles m’avaient renvoyé chez moi en me promettant de m’en dire plus la prochaine fois. Alors j’ai trépigné pendant une semaine, ravie d’entretenir tout de même un infime espoir.

Sauf que je suis ici et Hermès n’a pas l’air de vouloir m’en dire plus. Face à ma réaction, elle hausse simplement les épaules et reporte ses yeux sur la montre qu’elle commence à démembrer.

– Hermès, dis moi s’il te plaît !

– Hé, la Nouvelle Âme, fais moins de bruit, me lance Aphrodite, tandis qu’Hermès, totalement insensible, pouffe de rire dans sa manche.

– T’as entendu maman Carola ? Moins de bruit.

– Carola ?

– Bah oui, tu pensais quand même pas qu’on s’appelait réellement ainsi. Moi c’est Yên.

Elle m’offre un sourire angélique, auquel je réponds, gênée. Bien évidemment, qu’elles ont des noms ! Je me sens affreuse. Je les vois uniquement comme un moyen de revoir mon frère. Peut-être qu’elles aussi ont des raisons de vouloir retrouver des Âmes suicidées. Je les observe tour à tour. Je suis incapable de dire quelles peuvent être les motivations des unes et des autres. Il faut vraiment que je me renseigne.

-Et pour Perséphone ?

– C’est Mary, me répond Hermès en insistant sur le “i” ce qui provoque mon rire. Et tu connais déjà Clarisse, notre Hadès à tous.

Je pouffe de rire. Hadès pour Clarisse, quelle coïncidence.

– Ce sont de beaux prénoms.

– Ouaip.

Un silence inconfortable s’installe. Je ne sais pas comment poser mes questions. Je suis certaine que c’est ce qu’une Âme garante aurait dû m’apprendre. Je ne sais rien de cette société, ni de ces codes. Comment suis-je censée m’adresser à elles ? Certes, nous sommes toutes mortes, mais est-ce aussi tabou que sur Terre ? Les questions fusent, ma langue me démange, alors je pose rageusement ma tête entre mes genoux. Ma propre incapacité m’exaspère.

Perséphone me jette un regard et pouffe de rire.

– Toi, tu as des questions.

Je prends une moue vexée.

– Je commence sérieusement à me poser des questions sur mon humanité, je fais. Sérieusement, à vous entendre tous, on dirait que je suis un livre !

Elles pouffent de rire.

– Aller, pose-les, tes questions.

Je m’étire, soulagée. Par quoi commencer ? De toutes les questions que j’ai, aucune ne me semble «sans risque». Tandis que je cogite, Mary prend la parole :

-Cesse de te torturer, et vas-y. Ici, on met un point d’honneur à défoncer les tabous à coups de talon et d’ongles vernis.

Je souris. Bon.

– Comment êtes-vous mortes ?

Elles se consultent du regard. Aphrodite se lance en première :

-J’ai été tuée par un homme dans les années 80, en rentrant du travail.

-Moi c’est pendant la guerre du Vietnam, ajoute Hermès sans lever les yeux de son œuvre.

-Et moi de vieillesse dans les années 60, termine Mary. Nous avons toutes eu une belle vie, n’est-ce pas ?

-Parle pour toi, lance Hermès, moi j’aurais bien vécu plus longtemps !

Mary s’en va la prendre dans ses bras et rajoute à mon attention :

-T’en fais pas, elle dit ça juste pour les câlins. Prochaine question ?

Je déglutis, hésitante. Si elle m’y autorise, ça veut dire que c’est bon, non ?

– Vous ressembliez toutes à ça, vivantes ?

Elles éclatent de rire. Quoi encore ? Chaque question va me valoir une réaction comme ça ?

– Non, répond Perséphone. Il n’y a que moi qui ai changé totalement d’apparence. Aphrodite n’a fait que gommer certains effets de l’âge, et Hermès n’a rien fait. Tu n’as rien fait non plus, n’est-ce pas ?

Je me gratte la nuque. ça se voit tant que ça ?

– Non.

– Pourquoi ? Cette cicatrice ne t’a jamais complexé ?

La franchise de sa question me déstabilise quelque peu. J’effleure l’os de ma mâchoire et comme d’habitude, une colère s’éveille en moi. Elle me rappelle ceux qui ont fracassé leurs pieds contre ma mâchoire, pour me faire regretter d’avoir deux mères. Cela me dégoûtait, avant, d’avoir une marque venant d’eux pour la vie. Mes mamans ont bien galéré pour me la faire accepter, mais leurs efforts ont payé. Je n’ai rien fait au Relooking, et je ne vais pas le cacher maintenant non plus.

– Si, mais mes mères ont réussi à me la faire accepter.

Elles lèvent toutes les yeux de leur activité respective. Comme à chaque «coming-out», je m’attends aux critiques. 3… 2… 1…

– Oh, et bien au moins on n’a plus à se cacher qu’aucune de nous n’est hétéro.

Franchement, si j’étais un personnage de cartoon, ou que j’avais une boisson dans la main, j’aurais fait exprès de la boire pour la recracher après.

– Sérieusement ? je m’écrie.

– Oui, ici, on aime tout le monde, fait Hermès.

S’en suit alors une discussion sur toutes les petites amies que Carola a enchaîné dans sa vie, sur le conjoint de Mary et l’inexistence absolue de vie amoureuse de Yên. Les anecdotes fusent et nous rions toutes face aux situations les plus loufoques de Carola, les bêtises dues au manque d’expérience de Mary et les remarques hors contexte de Yên – elle a tout de même réussi à comparer les hommes à des porte-manteaux, ce qui m’a valu un fou rire quand j’ai imaginé James pendu sur un cintre.

Puis Clarisse est arrivée. Elle est rentrée dans un grand fracas, mêlé de gémissements et de portes qui claquent.

– Trouvé, me remercie pas, déclare-t-elle en tendant un papier à Mary.

D’un seul coup, les Déesses prennent un air bien plus sérieux. Un frisson me parcourt tant son changement d’expression est radical. Finie, la bonne ambiance d’il y a quelques instants.

– Il a accès au gouvernement, fait Mary. Mais même ici, on a rien d’intéressant.

Je les écoute attentivement. Leurs mines préoccupées me dissuadent d’intervenir.

– Il faut essayer de lui parler directement, fait Hermès, d’un ton que je ne lui connais pas. Personne ne peut s’infiltrer dans un bâtiment où… 

– Oh, merci petit génie, la coupe Aphrodite, et comment on s’y prend ? Il a plus de deux cent ans, il ne fréquente pas le bar et ne le fréquentera probablement jamais. Impossible de le faire chanter par ce moyen là. Le papier ne révèle vraiment rien de plus ?

– Non, atteste Clarisse. Mais j’ai fait mes recherches. Il fréquente les fêtes de riches des aristos.

– Je ne vois pas en quoi ça nous aide, fait Mary, les poings sur les hanches. Aucune de nous ici n’y a ses accès et aucun client non plus, d’ailleurs.

Et là, Clarisse me pointe du doigt.

– Voici la solution.

Elles me regardent toutes, les yeux ronds.

– Quoi ? Je réponds, totalement perdue. Écoutez, je ne comprends rien à rien.

– Viens t’asseoir, m’ordonne Clarisse.

Nous nous rassemblons toutes autour du bureau de Perséphone. Hermès abandonne même ses outils. Clarisse se place derrière le meuble, les mains posées à plat sur le bois ancien.

– Le plan, c’est d’accéder à la Terre par le chemin qu’empruntent les Anges. Ils y ont accès grâce à un portail qu’eux seuls peuvent utiliser. Donc nous devons trouver un Ange assez haut placé pour pouvoir nous y faire accéder et cela sans aucun soupçon. Et après des mois de recherches, on en a enfin trouvé un. Le problème, c’est que nous ne pouvons pas marcher au chantage comme on le fait d’habitude avec les Anges qui viennent ici. Il ne fréquente pas le bar. Il n’a pas de faiblesse apparente. Il faut que quelqu’un récolte des informations sur lui, et cela sur le terrain. C’est là que j’en viens à Ambre. Tu fréquentes James, sa famille est influente dans le monde des anciennes Âmes. Tu dois le convaincre de t’emmener à une de ces fêtes. C’est le seul moyen pour retrouver ton frère.

Je prends le temps de digérer les informations. Chantage, faiblesses… Je cligne des yeux, comme si ça pouvait m’aider à comprendre. Est-ce que ces femmes utilisent le chantage pour arriver à leurs fins ? Je me décide à leur poser la question.

– Oui, répond Mary. Normalement, fréquenter ce genre d’endroit n’est pas moral quand on est en couple. Comme sur Terre, en fait. La plupart des Anges le sont, en réalité, et c’est ainsi que nous les faisons chanter. Ils viennent en secret, mais comme la société les empêche de divorcer, ils ne disent rien et nous obéisse, sous peine de se retrouver dans une situation délicate à cause de nous. Sauf qu’aucun de nos clients n’est assez haut placé pour nous faire accéder au portail.  

Je prends le temps de réfléchir. Pour retrouver mon frère, il faut que je récolte des informations sur un homme. Cela me semble faisable. Le problème, c’est James. Il est hors de question que je lui mente sur mes intentions. Je le respecte trop et penser que notre relation pourrait en pâtir me donne envie de vomir.

– Clarisse, tu oublies un peu qu’une autre personne est impliquée, je fais, agacée. Il est hors de question que je lui mente.

Elle s’apprête à répliquer, mais se ravise. Elle pose une main sur son menton, pensive. Puis sans préavis, elle invite les filles à sortir de la salle, avec elle, pour « se concerter ». Elles me laissent alors seule. Seule Yên me lance un regard désolé en haussant les épaules. Je commence à paniquer. Zut, ai-je réellement dit quelque chose qui m’empêcherait de voir mon frère ? Dois-je réellement choisir entre James et mon frère ? J’ai envie de pleurer.

Heureusement, ma torture s’arrête quelques minutes plus tard. Elles reviennent toutes, un sourire aux lèvres.

– Dis-lui, fait finalement Clarisse, d’un ton étonnement agacé. Et considère ça comme la mission qui te fera officiellement intégrer la Résistance si elle est réussie.

Je hoche la tête. Prochaine étape : James.

Amélie

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