Il est des moments où vacille la lumière des jours, où le frêle équilibre du monde menace de rompre, où le choix du pire emporte par bourrasques de braves gens exaspérés… Il est des jours où « ceux qui se font les complices des corbeaux, / Ceux qui possèdent la parole et qui la vendent, […] / Ceux qui mettent des fleurs à vos chaînes, ceux qui vous flattent » 1 parviennent sournoisement à leurs fins.
Il est bon, dans ces instants de cruelle amertume, de se retremper dans le cours limpide et sain, l’onde poétique et humaniste des poètes, et j’ai choisi tout particulièrement en cette veille électorale la voix de Jacques Bertin, dont je sais qu’elle peut nous aider à « passer l’hiver » et ses « froides ténèbres » qui nous guettent…
Quand recevrons-nous des renforts, mon âme ?
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Quand recevrons-nous des renforts, mon âme ?
Souviens-toi du son des fifres, soudain si beau
Quand la colonne déboucha de la grande ombre des grands arbres
Les hommes s’embrassaient comme des fous et lançaient leurs chapeaux
Crois-tu que les renforts viendront ? Tu te souviens de l’embuscade
Où nous avons perdu du monde et nous sauvâmes nos drapeaux
Un messager aura passé un billet par la palissade
La nuit de la vie est si longue et dure à l’âme le manteau
Manteau de pluies gris et pesant et sale aussi manteau des peines
Recevrons-nous enfin un signe à travers les lignes, là-bas ?
Un signal, une infime lueur de l’infini où l’amour mène
Reste-t-il un peu d’eau, mon âme, pour la soif ? Ne faiblis pas !
Les renforts n’arriveront pas et nous fûmes si seuls au monde
Cette nuit-là quand soudain le son des fifres et des tambours,
Au moment qu’on allait lâcher, fit vibrer le ciel comme une onde
Tu te souviendras de cela, mon âme, et tiendras jusqu’au jour
Les traces des combats
Si la trahison des sources
Si l’embâcle de nos mains
Si la foi en fin de course
Si les charrois du chagrin
Si l’absence à la fenêtre
Si le mensonge des bras
Si la lassitude d’être
Si le bal finissait là
Si la vie ici s’arrête
Si tu ne revenais pas
Si la femme n’est pas prête
Si le convoi qui s’en va
Si le sauveteur qui flanche
Si l’amour t’arrache un bras
Si la blessure pas franche
Si le bras mort, le ciel bas
Les mots lâches, la vie veule
La valise vidée là
Les pleurs jetés sous la meule
Notre passé mis à bas
Si les fausses espérances
Si le train qui m’emporta
La brûlure de la lance
Si les traces des combats
En pleine voie on s’arrête
Si la mort nous prenait là
Si l’infirmière distraite
L’officier qui trahira
Si tout s’écroule à mesure
Si tout se vaut, tout s’en va
Si rien de l’amour perdure
Si tout ce qu’on avait là
À quoi bon la bonté même
Si le monde est ce qu’il est
Si l’on humilie qui aime
Si laid, si cruel, si laid ?
Carnet
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Il y a beaucoup de morts dans le journal d’hier
Et beaucoup de misère mais partout
Beaucoup de gens qui restent indifférents
Le lendemain tout semble déjà moins grave
Je ne voudrais pas que tu vieillisses trop vite
Avant que nous ayons eu le temps de nous arrêter
Et de nous dire : nous sommes heureux
Que nous nous regardions encore une fois
Dans le miroir amoureux des sourires
Que je te trouve belle encore une fois
Je veux encore du temps pour offrir
Ton corps aux regards de passage
Gens de passage prenez cette femme
Possédez-la un jour elle ne sera plus rien
Montre-toi nue danse pour eux
Possédez-la qu’elle demeure
Et demeure l’empreinte de ses doigts dans le sol
Je sens maintenant que tout va un peu plus vite
Pourtant nous avons juste trente ans
Je m’arrête et je te regarde
Ai-je assez profité de toi ?
J’arrête le monde et je regarde
Car il est plus que temps aujourd’hui de vivre
Je cherche à écrire de plus en plus simplement
Je me préoccupe moins des rimes et des rythmes
Car il est plus que temps aujourd’hui de vivre
De repousser la porte que quelqu’un ferme sur nous inéluctablement
Dans le journal d’hier beaucoup de morts
Et puis partout beaucoup de gens indifférents
Nous sommes peu nombreux à veiller
Nous tenons la lampe allumée
Nous repoussons de toutes nos forces le sommeil
Et la lampe nous fait les yeux brillants
Nous tenons la lampe allumée
Nous ne vieillissons pas
Il est effectivement urgent que nous devenions des « guetteurs », et que dans la nuit qui vient, menaçante, nous tenions la lampe allumée. Telle est notre mission ! Nous n’y faillirons pas.
Notes: 1 Extraits du poème Ne parlez pas, cf http://fr.lyrics.wikia.com/wiki/Jacques_Bertin/Ne_parlez_pas
Lien vers les textes de Jacques Bertin: http://fr.lyrics.wikia.com/wiki/Jacques_Bertin