François Mauriac, extension: Le Romancier et ses personnages – Extrait.

   L’humilité n’est pas la Vertu dominante des romanciers. Ils ne craignent pas de prétendre au titre de créateurs. Des créateurs ! les émules de Dieu ! A la vérité, ils en sont les singes. Les personnages qu’ils inventent ne sont nullement créés, si la création consiste à faire quelque chose de rien. Nos prétendues créatures sont formées d’éléments pris au réel; nous combinons, avec plus ou moins d’adresse, ce que nous fournissent l’observation des autres hommes et la connaissance que nous avons de nous-mêmes. Les héros de romans naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité. Dans les fruits de cette union, il est périlleux de prétendre délimiter ce qui appartient en propre à l’écrivain, ce qu’il y retrouve de lui-même et ce que l’extérieur lui a fourni.

  Je souhaiterais que ces lignes inspirassent à l’égard du roman et des romanciers un sentiment complexe, – complexe comme la vie même que c’est notre métier de peindre. Ces pauvres gens dont je suis méritent quelque pitié et peut-être un peu d’admiration, pour oser poursuivre une tâche aussi folle que de fixer, d’immobiliser dans leurs livres le mouvement et la durée, que de cerner d’un contour précis nos sentiments et nos passions, alors qu’en réalité nos sentiments sont incertains et que nos passions évoluent sans cesse. C’est aussi qu’en dépit de la leçon de Proust nous nous obstinons à parler de l’amour comme d’un absolu, alors qu’en réalité les personnes que nous aimons le plus nous sont, à chaque instant, profondément indifférentes et qu’en revanche, et malgré les lois inéluctables de l’oubli, aucun amour ne finit jamais tout à fait en nous.

  De l’homme ondoyant et divers de Montaigne, nous faisons une créature bien construite, que nous démontons pièce par pièce. Nos personnages raisonnent, ont des idées claires et distinctes, font exactement ce qu’ils veulent faire et agissent selon la logique, alors qu’en réalité l’inconscient est la part essentielle de notre être et que la plupart de nos actes ont des motifs qui nous échappent à nous-mêmes. Chaque fois que dans un livre nous décrivons un événement tel que nous l’avons observé dans la vie, c’est presque toujours ce que la critique et le public jugent invraisemblable et impossible. Ce qui prouve que la logique humaine qui règle la destinée des héros de roman n’a presque rien à voir avec les lois obscures de la vie véritable.

   Mais cette contradiction inhérente au roman, cette impuissance où il est de rendre l’immense complexité de la vie qu’il a mission de peindre, cet obstacle formidable, s’il n’y a pas moyen de le franchir, n’y aurait-il pas, en revanche, moyen de le tourner ? Ce serait, à mon avis, de reconnaître franchement que les romanciers modernes ont été trop ambitieux. Il s’agirait de se résigner à ne plus faire concurrence à la vie.

   Il s’agirait de reconnaître que l’art est, par définition, arbitraire et que, même en n’atteignant pas le réel dans toute sa complexité, il est tout de même possible d’atteindre des aspects de la vérité humaine, comme l’ont fait au théâtre les grands classiques, en usant pourtant de la forme la plus conventionnelle qui soit : la tragédie en cinq actes et en vers. Il faudrait reconnaître que l’art du roman est, avant tout, une transposition du réel et non une reproduction du réel.

   Il est frappant que plus un écrivain s’efforce de ne rien sacrifier de la complexité vivante, et plus il donne l’impression de l’artifice. Qu’y a-t-il de moins naturel et de plus arbitraire que les associations d’idées dans le monologue intérieur tel que Joyce l’utilise ? Ce qui se passe au théâtre pourrait nous servir d’exemple. Depuis que le cinéma parlant nous montre des êtres réels en pleine nature, le réalisme du théâtre contemporain, son imitation servile de la vie, apparaissent, par comparaison, le comble du factice et du faux; et l’on commence à pressentir que le théâtre n’échappera à la mort que lorsqu’il aura retrouvé son véritable plan, qui est la poésie. La vérité humaine, mais par la poésie.

   De même le roman, en tant que genre, est pour l’instant dans une impasse. Et bien que j’éprouve personnellement pour Marcel Proust une admiration qui n’a cessé de grandir d’année en année, je suis persuadé qu’il est, à la lettre, inimitable et qu’il serait vain de chercher une issue dans la direction où il s’est aventuré.

Après tout, la vérité humaine qui se dégage de La Princesse de Clèves *, de Manon Lescaut, d’Adolphe, de Dominique ou de La Porte étroite, est-elle si négligeable ? Dans cette classique Porte étroite de Gide, l’apport psychologique est-il moindre que ce que nous trouvons dans ses Faux Monnayeurs, écrits selon l’esthétique la plus récente? Acceptons humblement que les personnages romanesques forment une humanité qui n’est pas une humanité de chair et d’os, mais qui en est une image transposée et stylisée. Acceptons de n’y atteindre le vrai que par réfraction. Il faut se résigner aux conventions et aux mensonges de notre art.

  On ne pense pas assez que le roman qui serre la réalité du plus près possible est déjà tout de même menteur par cela seulement que les héros s’expliquent et se racontent. Car, dans les vies les plus tourmentées, les paroles comptent peu. Le drame d’un être vivant se poursuit presque toujours et se dénoue dans le silence. L’essentiel, dans la vie, n’est jamais exprimé.

  Dans la vie, Tristan et Yseult parlent du temps qu’il fait, de la dame qu’ils ont rencontrée le matin, et Yseult s’inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort. Un roman tout à fait pareil à la vie ne serait finalement composé que de points de suspension. Car, de toutes les passions, l’amour, qui est le fond de presque tous nos livres, nous paraît être celle qui s’exprime le moins. Le monde des héros de roman vit, si j’ose dire, dans une autre étoile, l’étoile où les êtres humains s’expliquent, se confient, s’analysent la plume à la main, recherchent les scènes au lieu de les éviter, cernent leurs sentiments confus et indistincts d’un trait appuyé, les isolent de l’immense contexte vivant et les observent au microscope.

  Et cependant, grâce à tout ce trucage, de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. Ce ne sont pas les héros de roman qui doivent servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers.

  Les grands romanciers nous fournissent ce que Paul Bourget, dans la préface d’un de ses premiers livres, appelait des planches d’anatomie morale. Aussi vivante que nous apparaisse une créature romanesque, il y a toujours en elle un sentiment, une passion que l’art du romancier hypertrophie pour que nous soyons mieux à même de l’étudier; aussi vivants que ces héros nous apparaissent, ils ont toujours une signification, leur destinée comporte une leçon, une morale s’en dégage qui ne se trouve jamais dans une destinée réelle toujours contradictoire et confuse.

  Les héros des grands romanciers, même quand l’auteur, ne prétend rien prouver ni rien démontrer, détiennent une vérité qui peut n’être pas la même pour chacun de nous, mais qu’il appartient à chacun de nous de découvrir et de s’appliquer. Et c’est sans doute notre raison d’être, c’est ce qui légitime notre absurde et étrange métier que cette création d’un monde idéal grâce auquel les hommes vivants voient plus clair dans leur propre cœur et peuvent se témoigner les uns aux autres plus de compréhension et plus de pitié.

  Il faut beaucoup pardonner au romancier, pour les périls auxquels il s’expose. Car écrire des romans n’est pas de tout repos. Je me souviens de ce titre d’un livre : L’Homme qui a perdu son Moi. Eh bien, c’est la personnalité même du romancier, c’est son « moi » qui, à chaque instant, est en jeu. De même que le radiologue est menacé dans sa chair, le romancier l’est dans l’unité même de sa personne. Il joue tous les personnages; il se transforme en démon ou en ange. Il va loin, en imagination, dans la sainteté et dans l’infamie. Mais que reste-t-il de lui, après ses multiples et contradictoires incarnations ? Le dieu Protée, qui, à volonté, change de forme, n’est, en réalité, personne, puisqu’il peut être tout le monde. Et c’est pourquoi, plus qu’à aucun autre homme, une certitude est nécessaire au romancier. A cette force de désagrégation qui agit sur lui sans répit, – nous disons : sans répit, car un romancier ne s’interrompt jamais de travailler, même et surtout quand on le voit au repos, – à cette force de désagrégation, il faut qu’il oppose une force plus puissante, il faut qu’il reconstruise son unité, qu’il ordonne ses multiples contradictions autour d’un roc immuable; il faut que les puissances opposées de son être cristallisent autour de Celui qui ne change pas. Divisé contre lui-même, et par là condamné à périr, le romancier ne se sauve que dans l’Unité, il ne se retrouve que quand il retrouve Dieu.

 * Note: respectivement romans de Madame de La Fayette (1680), de L’Abbé Prévost (1731), de Benjamin Constant (1816), et d’André Gide (1909 et 1925).

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