1914

(Domaine public)

Chapitre II. La formation du corps et du caractère

D’abord, comment habiller la petite fille ? La question peut, à première vue, sembler de minime importance ; elle en a au contraire beaucoup. Le costume est, avec la physionomie tout ce qui apparaît de nous ; c’est sur lui que nous jugent les inconnus et l’impression qu’il fait sur les autres, il la fait aussi sur nous-même. Ce n’est pas sans raison que l’on fait porter un uniforme aux soldats, un habit aux religieux ; une armée en uniforme vaudrait infiniment moins et les religieux sans habit différeraient très peu des laïcs. Un riche costume porte à l’orgueil, à la hardiesse ; il stimule l’énergie, les haillons portent à l’humilité, à la nonchalance, à la crainte.

Si, dès les premiers ans, vous mettez à votre petite fille des robes chargées de rubans et de garnitures, si vous la couvrez de bijoux, vous en ferez une coquette qui ne pensera qu’à s’attifer. Tous les efforts que vous pourrez faire ensuite pour former une personne sérieuse et digne seront vains. Elle pourra vous écouter avec une déférence apparente, mais ses véritables éducatrices seront les petites camarades aux falbalas desquels elle comparera les siens.

L’enfance achevée, vous n’aurez, si vous êtes riche, qu’une poupée mondaine. Si vous êtes pauvre, vous aurez bien pire encore, car votre enfant sera décidée à tout pour se procurer les colifichets, objets de son désir.

La mère féministe devra donc tâcher d’habiller sa petite fille en garçon. Les habits masculins auront la plus heureuse influence sur le caractère de l’enfant. D’abord, leur forme permet d’exécuter sans indécence tous les mouvements. La mère n’aura pas besoin d’ordonner à chaque instant : « Baisse ta robe ». « Ne lève pas ainsi les jambes ; c’est inconvenant ». L’enfant a un besoin incessant de mouvement et ces prohibitions constantes ont pour résultat de faire, dès l’âge le plus tendre, une entravée de la petite fille. Il va de soi qu’il ne faudra pas, comme le font toutes les mères féministes dire à l’enfant : « Les petites filles ne font pas ainsi la culbute », ou bien : « Tiens-toi, tranquille, garçon manqué ».

Une mère qui se conduit ainsi ne doit pas s’étonner, ensuite, si sa fille devient une femme comme les autres, en dépit du lycée et même du baccalauréat.

L’observation des petits enfants dans leurs jeux montre que, au début de la vie, la mentalité est la même dans l’un et l’autre sexe ; c’est la mère qui commence à créer le sexe psychologique et le sexe psychologique féminin est inférieur.

Je ne me dissimule pas que seules les femmes de la bourgeoisie riche pourront habiller leur fille en garçon. L’argent permet une grande indépendance : dans un hôtel, dans un grand appartement, on fait à peu près ce que l’on veut. Le pauvre dépend de son concierge, de ses voisins, et, s’il est par trop différent des autres, on lui fait par mille petites misères la vie impossible. Néanmoins, avec de la ténacité, si on est à peu près à son aise, on pourra tenter une chose ; au besoin, on imaginerait une ordonnance médicale. À la longue, les gens habitués à voir l’enfant revêtue d’habits masculins n’y feront plus attention.

À défaut de pourvoir habiller la petite fille en garçon, on se rapprochera le plus possible de la simplicité masculine ; les robes seront unies, de coupe correcte et sans garnitures.

On devra veiller à ce que l’enfant ne souffre pas trop de la façon dont on l’habillera ; car si elle souffrait, tous les bons effets de la masculinisation du vêtement se trouveraient annihilés. La petite fille n’aspirerait qu’à s’affranchir de l’autorité maternelle pour s’habiller comme les autres. On tâchera de donner des compensations : on aura par exemple une étoffe plus belle, une meilleure coupe ; tout en étant vêtue simplement, la petite fille sera mieux habillée que les autres enfants de milieu social égal. La mère ne manquera pas d’éduquer l’œil de sa fille pour lui faire voir la supériorité de ses vêtements.

On s’attachera à corriger les imperfections du costume féminin. Sous sa robe, l’enfant aura un pantalon fermé d’étoffes foncées. De cette façon, elle pourra en toute sécurité prendre ses ébats.

Le mieux serait de couper les cheveux. Les cheveux longs et frisés siéent aux visages d’enfants, sur lesquels la vie n’ayant pas encore mis un cachet personnel, on ne recherche d’autre beauté que la joliesse.

Mais le souci d’éviter la coquetterie féminine doit primer toute autre considération. La plupart des petites filles ont constamment l’esprit occupé de leur natte ; elles en comparent la longueur et la grosseur à celle de leurs camarades, défont et refont du matin au soir le nœud de ruban qui la retient. Si, outre la petite fille, on a aussi un petit garçon, on pourra leur laisser pousser à tous les deux les cheveux jusqu’aux épaules, sur lesquels on les fera boucler. Ce n’est pas, en effet, la coquetterie en elle-même qui est dangereuse ; c’est le sentiment que la petite fille acquiert de sa féminité. Ce danger est écarté en partie lorsque le frère est coiffé comme sa sœur.

Les jouets seront l’objet de toute la sollicitude de l’ éducatrice féministe, car ils contribuent dans une grande mesure à la formation de l’esprit et du caractère. On proscrira les poupées, les petits mobiliers, les fourneaux de cuisine qui enseignent, dès le berceau, à la petite fille qu’elle sera ménagère. On aura des jeux de patience, des constructions qui habituent les enfants aux efforts d’attention ; on donnera même des jouets militaires.

Le nom de la petite fille sera choisi parmi ceux qui, communs aux deux sexes, ne diffèrent au masculin et au féminin que par l’orthographe : Andrée, Renée, Paule sont préférés à Marie, Louise ou Georgette. Lorsque l’égalité des sexes sera devenue un fait accompli dans les lois et dans les mœurs, plus ne sera plus besoin de masculiniser ainsi les noms des petites filles ; mais dans l’état présent des choses, on ne serait trop accentuer la virilisation : le milieu se chargera bien et beaucoup plus qu’il ne sera nécessaire de défaire ce qu’on aura fait en ce sens.

Pour obtenir le maximum d’effet, force sera à l’éducatrice féministe s’isoler sa fille des autres enfants du même sexe ; car, autrement, tout ce qu’elle fera sera défait. Si grand qui puisse être l’influence de la mère, celle de ses camarades est bien plus grande encore, surtout lorsque la mère, ce qui est le cas ici a des vues qui sont en opposition avec le milieu social tout entier.

Si la mère est instruite, elle servira de professeur à sa fille ; si elle est riche, elle fera venir un professeur chez elle, et ce sera un homme, pas une femme. Le professeur laisse toujours un peu de lui-même dans son enseignement ; l’homme, il est vrai, méprisera cette petite élève qui ne devra être qu’une femme, c’est-à-dire à ses yeux, un être inférieur, mais le mépris, pas plus que l’admiration, n’est une attitude stable ; la plupart du temps, le professeur oubliera le sexe de l’enfant assise devant lui, il ne verra qu’une élève et, qu’il le veuille ou non, son enseignement revêtira un caractère viril.2 Une institutrice ferait de la petite fille l’esclave qu’elle est en elle-même ; à tout instant, sans même avoir conscience, elle tiendra à son élève des propos de servitude.

De plus, informée des idées de la mère, elle ne manquera pas, consciemment, cette fois, de les contrecarrer, dans une horreur de la singularité qui serait certainement plus forte que son intérêt matériel de conserver sa place.

Si la mère est pauvre et insuffisamment instruite, force lui sera bien d’envoyer sa fille au lycée ou à l’école ; elle se résignera à un résultat problématique et elle atténuera autant que possible les mauvais effets de l’éducation politique en proscrivant la fréquentation des condisciples en dehors des heures de classe. Cette proscription, mieux vaudra ne pas l’imposer d’autorité. On expliquera à l’enfant que l’on craint pour elle les mauvais exemples et on compensera la privation de camarades par des jouets plus beaux, des promenades, des voyages si on est assez aisé pour en faire la dépense. On pourra d’ailleurs permettre la fréquentation des petits garçons, qui sera facilitée si la petite fille a un frère.

Lorsqu’on assistera aux jeux d’enfants, on remarquera que, en maintes occasions, les garçons, même ses frères, humilieront la petite fille, sur l’infériorité du sexe féminin : « Les femmes, cela ne sert à rien » ; « Les femmes ne sont pas soldats » ; « Tu ne sais pas faire la culbute, on voit bien que tu n’es qu’une fille ». Parfois, le sexe fort, au lieu de vouloir humilier, voudra s’excuser, mais l’effet sera tout aussi mauvais. « Évidemment, cette culbute est mal faite, mais pour une fille, c’est déjà très bien ».

Il faudra que la mère ne se lasse jamais d’intervenir en de telles occurrences. Si le coupable est son propre fils, elle lui expliquera pourquoi l’opinion commune a tort ; s’il a voulu vexer sa sœur, elle lui fera honte de son manque de cœur, de l’abus fait par lui d’une force qu’il n’a pas eu le mérite d’acquérir, mais que la société lui a donné en la seule raison de son sexe ; ensuite, elle le punira sévèrement. Si l’enfant est étranger à la famille, la mère lui donnera les mêmes explications, après quoi, elle le chassera pour un temps de la maison.

La mère, au reste, ne se bornera pas à défendre sa fille, elle lui apprendra surtout à se défendre elle-même. Elle lui dira quelles réponses il faut faire et si, pour venger avec son honneur propre l’honneur du sexe, l’enfant administre quelques taloches aux antiféministes en herbe, loin de la blâmer, elle la félicitera.

En thèse générale, on doit s’abstenir de protéger sa fille contre les autres enfants ; il faut l’habituer à se défendre elle-même et à rendre coup pour coup. Les éducateurs s’inspirent ici, surtout vis-à-vis des petites filles, d’une morale de la passivité ; lorsqu’il y a échanges de gifles, ils punissent celle qui se défend autant que celle qui attaque.

Faibles déjà par nature, les femmes sont, par suite de cette éducation stupide, privées même de l’instinct de défense personnelle qui nous porte, avant toute réflexion, à riposter quand on nous attaque. L’éducatrice féministe, ici encore, prendra le contre-pied de la tradition ; elle habituera sa fille à se défendre seule et lorsqu’elle aura le dessous, loi de la plaindre, elle affectera de la mépriser.

La mère veillera aussi à ce que le frère ne tente pas, imitant ce qu’il aura vu faire ailleurs, de se poser en protecteur de sa sœur ; et, réciproquement, elle contrecarrerait, si besoin était, les tendances de sa fille à se mettre sous la protection de son frère. Si le garçon est coupable, on analysera pour lui le sentiment qui le porte à offrir sa protection et on lui montrera à sa base non pas l’altruisme, mais l’orgueil égoïste. Si c’est la fille qui sollicité la protection, on lui fera honte de sa faiblesse ; on affectera vis-à-vis d’elle un grand mépris ; on lui donnera des aliments et des habits grossiers, comme à un être inférieur.

La mère initiera la fille, et son garçon si elle en a un, aux travaux du ménage ; il faut prévoir qu’on pourra être pauvre et obligé de se servir soi-même. L’enfant apprendra donc à balayer, à frotter, à se faire une élémentaire cuisine, à raccommoder tant bien que mal ses habits et son linge. Mais elle ne lui fera pas aimer ces travaux ; elle lui expliquera l’erreur de ceux qui mettent en eux le point d’honneur de la femme. On donnera le travail ménager pour ce qu’il vaut : une besogne inférieure, ennuyeuse mais indispensable à ce qui n’est pas favorisé par la fortune. Par contre, on se gardera d’enseigner le tricot, le crochet, la dentelle et la broderie. Si on a de l’argent, on peut facilement se procurer tous faits ces objets à la confection desquels les femmes passent durant leur vie des milliers d’heures à s’abêtir. Si on est par trop pauvre pour les acheter, on peut parfaitement s’en passer. Quoi de plus stupide que les femmes qui, au lieu de prendre un livre, une revue ou un journal, passent des journées sur une garniture de mouchoir.

Dans la couture même, la mère n’enseignera que l’indispensable : coudre un bouton, boucher un trou, faire un ourlet. Point n’est pas besoin d’appendre aux enfants à confectionner leur linge. Aujourd’hui, grâce aux machines, le linge tout fait ne revient plus aussi cher que celui que l’on fait soi-même. Peut-être, est-il moins solide, mais à un gain infime, on préférera le temps de sa fille, temps qu’elle passera beaucoup plus utilement à lire ou à faire de la musique qu’à mettre des points les uns aux bouts des autres. La couture est un des grands facteurs de l’infériorité intellectuelle des femmes. Ceux qui la vantent et déprécient, sous prétexte de mauvaise qualité, les lingeries toutes faites, sont toujours, qu’ils le proclament ou s’en défendent, des réacteurs ; ils n’ont d’autre but que de maintenir la femme dans la servitude traditionnelle.

D’ailleurs, comme je le dis plus haut, ce travail ménager, on l’enseignera à son fils si on en a un. Comme sa sœur, il apprendra à balayer, à cuisiner, à coudre. On lui dira comment il est tout aussi erroné de croire ces travaux déshonorants pour les hommes qu’honorables pour les femmes. Ils ne constituent ni un honneur ni un déshonneur ; ils sont seulement indispensables à qui n’a pas les moyens de se faire servir. 3

J’ai connu des féministes militantes qui, tout en revendiquant dans leurs discours et leurs écrits l’égalité des sexes, faisaient de leur fille la servante de son frère. Très sincèrement, elles manquaient de sincérité. Je ne me cache pas, et je l’ai dit au début de ce travail, que l’application de l’éducation féministe telle que nous la préconisons est remplie de difficultés, mais il est des choses essentielles sur lesquelles l’hésitation n’est pas permise : une mère qui fait cirer les chaussures de son garçon par sa fille n’est pas une féministe.

La petite fille, nous l’avons dit, jouera de préférence avec les petits garçons, aux jeux violents, tels que la guerre, les voleurs, tous les jeux où il faut courir. Si elle se trouve avec des enfants de son sexe, on proscrira les jeux sédentaires comme la mère, la maîtresse de maison, etc. Tout en montrant beaucoup d’affection à sa fille, la mère féministe évitera les caresses, les baisers trop fréquemment répétés, car cela incite à la mollesse. Il faut dresser sa fille de telle sorte qu’elle puisse au besoin, plus tard, se passer de l’affection des autres. La sexualité mise à part, le besoin d’être aimées fait supporter aux femmes les pires des humiliations ; elles abdiquent toute dignité, se font exploiter de mille manières par des gens qui lui jouent la comédie de l’affection. Souvent même, de cette comédie, elles ne sont pas dupes, néanmoins, elles feignent de l’être pour avoir au moins l’illusion de l’amitié qu’elle préfèrent encore à l’isolement moral. D’ailleurs, le plus souvent, à force d’être prodigués, les gestes de l’amitié perdent toute signification. Il est des femmes qui s’embrassent comme on se serre la main, cela ne les empêche pas de s’entre-déchirer.

On donnera des habitudes d’énergie. Si l’enfant est bien portante, on lui administrera, chaque matin, en toute saison, une ablution froide, on évitera de l’habiller trop chaudement. Tout en lui laissant manger à sa faim, on proscrira la gourmandise. On fera en sorte qu’elle mette son point d’honneur à renoncer aux sucreries.

Toutefois, on se gardera bien de tomber dans l’erreur de ces éducateurs qui croient devoir multiplier les règles autour de l’enfant : ils ne font qu’attrister sa vie sans résultat. Il n’est pas du tout indispensable de forcer les enfants à se coucher aussitôt le dîner terminé. Je me souviens de la peine que j’avais lorsque ma mère m’obligeait à me coucher à 8 heures, dans les longues journées d’été. Il faisait encore jour et je ne me sentais nul besoin de dormir ; aussi, cette contrainte m’était-elle désagréable et, lorsque j’entendais les grandes personnes dire devant moi que l’enfance était le plus bel âge de la vie, je pensais que, sans doute, elles en avaient perdu le souvenir : un âge auquel on est privé de liberté, ne pouvant être, au contraire, que le pire.

En règle générale, on ne doit jamais contraindre inutilement les enfants. Il est des mères qui passent leur temps à prohiber surtout naturellement à leurs filles : « Ne va pas si loin », « Veux-tu fermer cette porte », « As-tu fini de sauter », « Tiens-toi donc droite », « Ne cours donc pas ainsi ». Souvent les mères font ces prohibitions sans raison aucune, uniquement pour passer le temps. Dans une très large mesure, l’enfant a droit à sa liberté, et du moment qu’il ne fait rien de préjudiciable, on doit le laisser agir à sa guise.

Il est un ordre de défense auquel j’ai déjà fait allusion et que doit absolument interdire la mère féministe ; c’est celle qui consiste à commander à la petite fille de baisser sa robe, lorsque la robe se relève au cours des ébats. La petite fille, je l’ai dit, doit avoir des pantalons fermés ; l’indépendance ne sera donc pas à craindre, on en profitera pour ne porter aucune attention à l’ordonnance de la jupe.

Ces injonctions constantes, en effet, suscitent en la petite fille la honte d’elle-même. Elle se dit qu’elle a quelque chose de déshonorant à cacher et que les garçons eux n’en ont pas. C’est là, certainement, une des sources du mépris que les femmes ont de leur sexe. Il est bon que les organes inférieurs soient voilés, mais ces organes ne sont pas plus déshonorants dans un sexe que dans l’autre et la femme n’a pas à en avoir honte.

La sensibilité ne devra pas nécessairement être bannie : elle est une marque de supériorité intellectuelle mais on en réprimera les manifestations extérieures. La mère habituera sa fille à retenir ses larmes, elle lui fera une honte de pleurer. Lorsque l’enfant aura atteint la douzième année, âge où on commence à comprendre, elle lui montrera quelle source de chagrin est la sensibilité qui infériorise l’individu dans la lutte pour la vie, en faisant de lui la dupe de ceux qui ne sont pas sensibles. Elle commencera à lui montrer la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire comme un champ clos et on l’incitera à s’armer d’énergie pour en sortir victorieuse. La mère habituera l’enfant à supporter la douleur physique. Si la petite fille pleure parce qu’elle s’est cognée, elle lui fera honte de sa faiblesse. L’application de révulsifs dans les bronchites légères sera l’occasion d’infliger à l’enfant une douleur qu’on l’incitera à supporter avec courage. L’âge tendre franchi, on ne craindra pas d’infliger, toute idée de punition écartée, de légères douleurs qu’on encouragera l’enfant à subir sans plainte : on tordra un doigt pendant quelques secondes, on fera tenir les deux pôles d’une pile électrique et on fera passer un léger courant.

Mais de cette énergie physique, la petite fille n’en fera pas parade. Ici, on n’imitera pas le sexe fort : Rodomont est anti-esthétique dans un sexe comme dans l’autre. Il ne faut pas mettre au premier plan la valeur physique qui, toujours, doit passer après la valeur intellectuelle.

La valeur physique n’est que l’instrument nécessaire à la défense personnelle ; il n’y a jamais lieu de la faire voir quand on n’est pas menacé.

Rabelais apprenait à son élève Pantagruel à nager en profonde eau. Notre petite fille devra recevoir une éducation physique. Si on a les moyens, on lui fera apprendre tous les exercices du corps : gymnastique, escrime, cheval, bicyclette, natation, etc. Si on est pauvre, force sera évidemment de borner son ambition à cet égard. On se procurera des haltères et on fera exécuter à l’enfant quelques mouvements, tous les jours, on profitera des cours publics d’escrime, des piscines gratuites pour la natation.

C’est une erreur de croire, avec certaines féministes que, par la gymnastique, les femmes peuvent égaler les hommes en force musculaire. Si cette égalité pouvait être obtenue, ce ne saurait être qu’après une longue suite de générations. Mais il est certain que, dans une mesure sensible, la grande infériorité des femmes à cet égard tient à leur genre de vie. L’homme, alors même qu’il ne fait pas d’exercices de corps, exerce ses muscles beaucoup plus que la femme. En modifiant son genre de vie, la femme deviendra certainement, non pas aussi vigoureuse que l’homme, mais beaucoup plus vigoureuse qu’elle ne l’est.

Le sport est très en honneur dans l’éducation des garçons ; il l’est même beaucoup trop car il tend à faire prendre la force musculaire le pas sur l’intelligence, ce qui est un très grand mal. Nombre de jeunes gens ne rêvent aujourd’hui que match et championnat ; ils se passionnent pour des combats de boxe et, certainement, la gloire d’un grand boxeur troublerait plutôt leur sommeil que celle d’un grand savant.

Mais la mère féministe ne doit pas craindre pour sa fille ces mauvais effets de la culture physique, car elle ne trouvera guère l’emploi des connaissances qu’elle aura acquises en cette matière. Ici, comme pour le caractère, il ne faut pas craindre de trop viriliser, le milieu devant se charger de féminiser et beaucoup plus qu’il ne le faudrait.

Les livres seront choisis avec soin. Je ne parle pas ici des livres d’enseignement proprement dit qui trouveront leur place dans notre chapitre sur l’éducation intellectuelle. Durant les premières années, force sera de donner de petits contes. On prendra ceux qui sont tirés des chefs-d’œuvre de la littérature française et étrangère. Don Quichotte, Guillaume Tell ; on proscrira les histoires attendrissantes de petites filles dévouées à leur mère malade ; on évitera Cendrillon qui exalte la coquetterie et enseigne qu’il n’y a pas au monde, pour une jeune fille, de plaisir supérieur à celui d’aller au bal magnifiquement parée .

On ne fera pas lire Barbe-Bleue où l’homme est un maître terrible de la femme. Évidemment Barbe Bleue n’est pas le personnage sympathique du conte, la sympathie va à sa malheureuse épouse. Mais, quand même, il n’est pas bon de faire lire à la petite fille dont on veut faire une féministe, des contes où la femme tremble devant son mari. On aurait tort, en outre, de s’imaginer que ces contes n’ont aucune importance éducative et ne servent qu’à amuser les petits enfants. Tout ce qui pénètre, par nos sens, en notre esprit contribue à notre éducation, les ouvrages d’amusement y contribuent autant que les œuvres didactiques ou les leçons. En lisant Barbe-Bleue , la petite fille se représente l’homme comme un être méchant, mais infiniment fort, à qui la femme doit obéir à moins de perdre la vie. Je sais bien qu’on ne manquera pas d’expliquer qu’il s’agit d’un conte sans aucune espèce de réalité, mais l’impression n’en aura pas moins été produite, et mieux ne vaut pas produire une mauvaise impression que d’avoir à la corriger par la suite.

On comprend que je ne saurais passer en revue tous les livres d’enfants ; ce sera à la mère d’en faire une sélection. La sélection sera difficile car les gens qui écrivent ces livres sont imprégnés de la pensée courante, laquelle postule l’infériorité de la femme, la limitation de son activité à la famille et sa subordination au mari.

On peut même dire qu’on ne trouvera pas ou presque pas de livres d’enfants où la femme agit en égale de l’homme. On devra donc abandonner tous les livres où le personnage principal est une femme ou une petite fille. Dans l’histoire de Guillaume Tell, il y a bien des personnages féminins, mais ils sont de second plan, l’attention de la petite fille sera moins attirée par eux, parce qu’elle ira au personnage principal qui est un modèle d’énergie. Plus tard, on fera lire Jules Verne qui sera excellent pour viriliser le caractère des petites filles ; on leur donnera aussi Plutarque.

Avec raison, l’Eglise catholique a institué des saints, morts dont la vie exemplaire est proposée à l’admiration et à l’imitation des fidèles. L’athée doit aussi avoir ses saints, mais, bien entendu, ils ne seront pas ceux de l’Eglise. C’est surtout dès l’enfance que la biographie des grands morts est utile à lire et à méditer. La maturité de la vie venue, nos illusions s’en vont une à une et, après les vivants, les morts aussi nous désenchantent. Capables alors de les connaître dans toute leur humanité, nous ne les admirons plus autant et, quant à imiter ce qu’ils ont de grand et de beau, la conviction que nous avons acquise de la vanité de tout perfectionnement moral ne nous y porte guère.

Mais, dans l’enfance, heureusement, le manque d’expérience fait que nous sommes susceptibles d’admirer et d’imiter ; il faut donc que l’éducateur propose des modèles à ses élèves. Qui choisir parmi les morts illustres, ce sera à l’éducatrice de le décider, car son choix dépend naturellement de ses opinions et de ses croyances. Comme indication générale, je dirai seulement que l’on doit choisir les grands idéalistes et les grands énergiques.

Jeanne d’Arc, tout d’abord, est indiquée, il s’agit de l’éducation des filles et par l’identité du sexe, le modèle sera moins éloigné de l’enfant. En outre, le personnage de Jeanne d’Arc a la simplicité qui convient. Une jeune bergère réfléchit sur les malheurs de son pays ; elle décide de le sauver et y parvient malgré l’immensité des obstacles. Tout est donc possible, il suffit de savoir vouloir ; avec de la volonté, une pauvre bergère devient général en chef et repousse l’ennemi.

Il faut donner notre petite fille des croyances pareilles ; la vie les défera certes, mais durant les années où l’enfant les aura, son courage y gagner a d’autant.

Comme modèle intellectuel, on proposera Stuart Mill qui fut un enfant prodigieux. La vie de la mathématicienne Sophie Germain donnera des leçons de travail et de persévérance. Je n’hésiterai pas non plus à proposer Garibaldi comme modèle ; il fut un grand homme d’action et, en même temps, un homme idéal. Son âme avait la netteté et la simplicité qui convient aux âmes jeunes. Il y a aussi parmi les héros de la première Révolution, bien des professeurs d’énergie qui valent Garibaldi, mais ce sont des êtres trop complexes ; ils ne seraient pas compris, ce sont les maîtres de l’âge mûr, non de l’enfance.

Quels mobiles utiliser en éducation ? Cette question est du ressort de la pédagogie générale, néanmoins, bien que notre sujet soit plus restreint, nous ne croyons pas inutile de la discuter.

Les mobiles universels de l’éducation sont simples ; ils s’appliquent à tous les êtres humains que l’on se propose d’éduquer, aux adultes comme aux enfants ; ils s’appliquent même aux animaux, ce sont la récompense et le châtiment.

Les gens d’opinions avancées pensent que ces mobiles doivent être abandonnés, parce que grossiers et autoritaires. Pourquoi, disent-ils, vouloir imposer aux enfants un travail qui les fatigue et les ennuie, ne vaudrait-il pas mieux rendre les études attrayantes ? Si le travail devient un plaisir, l’enfant s’y adonnera de lui-même, point ne sera besoin de l’y contraindre. A-t-on, au reste, le droit de contraindre, continuent ces logiciens, les enfants sont des êtres humains ; est-ce parce qu’ils sont faibles qu’on utilise d’autorité vis-à-vis d’eux ? Mais alors, cette autorité n’est qu’abus de la force . Tout aussi condamnable que les châtiments sont, pour eux, les récompenses. C’est, a-t-on dit, avilir le caractère des enfants que de proposer un objet matériel à leur ambition. Le travail a sa récompense en lui-même dans le sentiment qu’il nous donne du devoir accompli.

Les pédagogues d’opinion avancée se sont élevés aussi contre l’émulation suscitée par les compositions et les notes ; elles portent, ont-ils dit, à l’égoïsme et à l’orgueil : l’enfant doit travailler pour lui-même et non pas pour primer son camarade.

Il y a du bon, certes, dans toutes ces idées, mais elles ont le défaut de s’appliquer à une supra-humanité et non à l’humanité telle qu’elle est. Tous grossiers soient-ils, les châtiments, les récompenses, les compositions constituent des moyens tellement puissants d’éducation qu’ils ne sont, on peut le dire, pas remplaçables.

D’abord, le classement des élèves, les distributions de prix donnent de grandes joies aux enfants qui y trouvent la récompense de leurs efforts. Dans les classes populaires, les distributions de prix sont des époques dans la vie de l’enfant. Dans la bourgeoisie, le Concours général où les premiers personnages du pays viennent applaudir aux succès de l’écolier était aussi une date. Le classement des élèves passionne les premiers sujets de la classe ; il est des enfants qui perdent le sommeil 4dans leur espoir de conquérir la première place ou dans l’angoisse de la perdre.

Perdre le sommeil, il est vrai, est anti-hygiénique et les contempteurs de l’émulation en pédagogie ne manqueront pas d’objecter que c’est précisément parce que les compositions excitent par trop les nerfs des écoliers qu’ils les proscrivent. Ils auront tort, car en portant par trop leur attention sur le physique de leurs élèves, ils oublient le moral et ses réactions sur le physique lui-même. Dans une pièce5, M. Donnay reproche à la première communion de troubler la menstruation des petites filles.

De telles objections seraient capables, contrairement au but de l’auteur, de ramener à la religion, en faisant admettre que les gens sans religion sont uniquement préoccupés des fonctions animales.

Rien d’ailleurs ne permet d’affirmer que l’absence d’émotion soit la condition d’une bonne santé physique. Si cela était vrai, les désoeuvrés seraient les gens les mieux portants et nous voyons au contraire qu’ils sont la proie de mille maux tant réels qu’imaginaires. L’émotion, lorsqu’elle n’est pas trop forte est un besoin de notre nature ; elle est même, dans certains cas, un besoin tellement impérieux que la vie semble ne plus être d’aucun prix sans elle.

Les moyens classiques d’éducation étaient une source d’émotions fortes et saines ; que vient-on apporter à leur place un sec sentiment du devoir accompli. Encore si ce sentiment suffisait à déterminer l’enfant à faire les efforts nécessaires pour apprendre, mais il est très loin d’en être aussi. On a cité, il est vrai, des exemples de très beaux résultats accomplis sous sa seule influence, mais ces exemples sont tous pris dans des milieux très cultivés où les parents se donnent beaucoup de peine pour l’éducation de leurs enfants. Il y a don lieu de penser que beaucoup plus que le sentiment du devoir agit, dans ce cas, la pression continuelle exercée sur l’enfant. Lorsque l’enfant est livré à lui-même et qu’on lui laisse la liberté de travailler ou de ne rien faire, le sentiment du devoir ne l’influence pas beaucoup.

On doit, certes, faire tout son possible pour rendre les études attrayantes. Si, à la place d’un effort pénible, on peut mettre un plaisir, il ne faut pas y manquer. Un livre lu avec plaisir sera plus vite et bien mieux retenu qu’un livre lu avec ennui. Mais, de là à croire que les études peuvent être transformées en amusement, il y a toute la distance qui sépare la réalité de l’utopie. Quelque effort qu’on y fasse, l’étude restera toujours un travail et le fait seul d’être régulière et méthodique lui enlève aux yeux de l’enfant tout caractère de récréation. Pour n’en donner qu’un seul exemple, il suffit de rappeler que les enfants qui, cependant, aiment tant à courir et à sauter, ne voient plus qu’une étude dans la gymnastique. La gymnastique comporte cependant des mouvements, mais les mouvements sont ordonnés, cela suffit pour leur faire perdre leur agrément.

Il est donc erroné de vouloir raffiner sur les sentiments en matière d’éducation. En pédagogie, comme en bien d’autres questions, le bon moyens, c’est celui qui réussit et le mauvais, celui qui échoue. Certes, il faut inculquer aux enfants l’amour de l’étude pour elle-même, mais cela n’empêche pas de stimuler aussi leur émulation en se servant de l’amour naturel de l’éloge et, au fond, ceux qui combattent ce moyen pédagogique sont guidés, qu’ils en aient ou non conscience, par une idée religieuse : ils veulent lutter contre le péché d’orgueil.

Or, si l’orgueil est un péché selon la religion, il n’est pas un défaut selon une morale raisonnable et il n’y a aucune nécessité de le déraciner du cœur de l’enfant. Exagéré, l’orgueil nous rend insupportable aux autres, mais c’est un grand stimulant de l’énergie et le grand consolateur au cours des déboires de la vie ? Qui croira en nous, si nous n’y croyons pas nous-même ? Extirper l’orgueil, c’est désarmer le soldat avant de l’envoyer au combat.

Si on peut éviter de punir, on fera bien ; mieux vaut s’adresser à l’amour-propre qu’à la crainte. La féministe tâchera de faire comprendre à sa fille les raisons du travail ; elle maniera avec sagacité l’éloge et le blâme, fera appel au sentiment d’honneur. Mais si ces moyens ne suffisent pas, elle n’hésitera pas à recourir aux châtiments, même corporels. Ces derniers, cependant, ne devront être infligés qu’en dernier ressort : il ne faut pas oublier que l’on s’habitue à tout et que, infligés trop souvent, les coups n’inspirent plus une crainte suffisante.

Un homme politique de ma connaissance avait un fils, véritable cancre, qui rapportait du lycée les notes les plus déplorables. Exhortations, menaces, rien ne pouvait le déterminer à apprendre ses leçons. Un soir qu’il rentrait avec le zéro ordinaire, le père, sans manifester la moindre colère, lui ordonna de se dépouiller de ses moindres vêtements. L’enfant ayant obtempéré, il le fit coucher sur le ventre et froidement, méthodiquement, comme s’il lui eut administré une douche, il le frappa de vingt coups de jonc sur le dos, après quoi, il l’avertit : « Il en sera ainsi chaque fois que tu ne sauras pas tes leçons ». L’enfant était un paresseux déterminé et son père du lui administrer le même traitement pendant huit jours, mais le neuvième jour, les leçons étaient sues et elles le furent désormais.

La mère féministe s’inspirera de cet exemple. Il est très mauvais de se mettre ou même seulement de paraître en colère lorsqu’on punit. L’enfant se rend parfaitement compte de l’état anormal de son éducateur et il associe le châtiment à cet état. Or, ce n’est pas à celui qui frappe, mais à la faute que la peine doit être associée ; l’éducateur doit apparaître seulement comme un instrument. On convaincra l’enfant que, si on le punit, c’est contraint et forcé par la faute commise.

On fera en sorte, de plus, que les coups soient envisagés par l’enfant comme un simple traitement de la faute ; on leur enlèvera tout caractère d’humiliation. En humiliant l’enfant, on le porte à voir dans les coups un abus de force exercé sur sa faiblesse ; il prend alors en aversion l’éducateur et ne songe pas à s’amender.

Il faudra se garder de punir hors de propos. Pour ne rien perdre de son efficacité, le châtiment ne doit s’appliquer qu’en cas de faute bien caractérisée. La plupart des mères punissent et frappent leurs enfants à tort et à travers ; elles vengent sur eux les affronts reçus, souvent même elles frappent l’enfant pour calmer leurs nerfs. L’enfant a t-il un peu flâné au sortir de l’école, une gifle ; a t-il cassé par mégarde une pièce de vaisselle, sali son tablier, répandu de l’eau sur le parquet, une correction. J’ose espérer que les mères féministes ne tomberont pas dans ces erreurs. Pour les simples maladresses, la réprimande doit suffire : il faut garder les punitions pour les vraies fautes.

Autant que possible, la mère féministe s’abstiendra t-elle de vaines menaces. Les gens du midi, qui ont l’exagération facile, menacent leurs enfants à la moindre peccadille de leur ouvrir le ventre, de leur arracher les intestins, de leur casser les reins, etc. L’enfant naturellement est fort peu affecté de ces effroyables éventualités.

Si nous voulons avoir de l’influence sur notre élève, il faut qu’il nous respecte et il nous respectera d’autant plus que nous saurons mieux nous contenir. En matière de punition comme en matière de récompense, il faut ne promettre que ce qu’on sait pouvoir tenir et il faut tenir ce que l’on promet.

Un des points fondamentaux de l’éducation du caractère, le point fondamental, c’est la lutte contre la peur. Le courage ne se donne pas, c’est une qualité naturelle et peut-être même la pusillanimité est-elle une marque de supériorité intellectuelle. Chez les peuples primitifs, le courage est très commun ; l’homme simple va au péril sans réfléchir, animé seulement par le mobile du moment : devoir ou volonté de puissance. La peur conditionne une imagination très développée qui représente en les amplifiant les dangers à courir. Mais l’homme ne vit pas seul ; aussi, tout en travaillant à s’élever intellectuellement, il lui faut songer à se défendre, or, le courage est la meilleure des armes dans la lutte pour la vie.

De cette arme nul n’en a plus besoin que les femmes. L’éducation courante cependant, loin de le susciter en elles, le combat comme ne convenant pas à la grâce du sexe. Le résultat, naturellement, c’est que la femme, incapable de se défendre elle-même, cherche un défenseur et souvent elle ne trouve qu’un exploiteur.

L’éducation, nous l’avons dit, ne peut pas créer de toutes pièces le courage là où il n’existe pas, mais il peut corriger la peur dans une mesure très appréciable. D’abord on s’appliquera à analyser tout ce qui se présente à première vue comme dangereux, cela permettra d’éliminer les dangers imaginaires qui ne susciteront plus de crainte. On expliquera à l’enfant qu’une souris, un rat même, une araignée, petits animaux qui ne demandent qu’à fuir l’homme ne sont pas à craindre. Par la raison également, on détruira la peur de l’obscurité qui est, on peut dire, générale chez les enfants. La crainte du tonnerre sera également éliminée en expliquant à l’enfant que les cas de mort par fulguration sont très rares, surtout dans les villes. Bien entendu, il faudra s’abstenir de commenter devant l’enfant les faits-divers des journaux. Je me rappelle la crainte que j’éprouvais étant enfant lorsque, après avoir entendu la lecture, avec force détails, d’un assassinat, je devais monter ou descendre le soir l’escalier qui n’était pas éclairé ; il y avait entre le rez-de-chaussée et le premier une sorte de logette où un boutiquier mettait ses volets ; je m’imaginais toutes sortes d’assassins cachés là, prêts à bondir sur moi et à m’ouvrir le ventre comme on avait fait à la femme du journal.

La raison seule, cependant ne suffirait pas à vaincre la peur ; on fera donc agir le sentiment en exprimant une grande admiration du courage et un mépris égal de la pusillanimité.

Mais l’antidote le plus efficace de la peur, c’est l’habitude du danger. Le conducteur de locomotive ne pense jamais aux déraillements, l’anatomiste qui dissèque tous les jours ne pense pas aux piqûres dangereuses. On arrangera donc des dangers apparents auxquels on exposera l’enfant : on la conduira par exemple aux Waterchute, aux Montagnes russes, à toutes les attractions basées sur le péril simulé. Les exercices physiques, au reste, tels que l’escrime, le pistolet, la natation, l’équitation, la boxe seront d’excellents éducateurs du courage et de l’endurance.

En même temps que le courage, il faudra stimuler l’initiative. Certaines mères couvent avec sollicitude leur garçon, mais elles sont l’exception, la majorité se conforme à la tradition qui ordonne de laisser au garçon sa liberté. Mais, pour les filles, les ordres de la société étant contraires, les mères en profitent pour les couver avec une sollicitude aussi constante qu’elle est néfaste. La société donne au jeune homme toutes les facilités pour se tirer d’affaire, à la jeune fille, au contraire, presque tout est fermé. Que sera-ce alors si, en entrant dans la vie, aux impedimenta extérieurs, s’ajoutent ceux qui découlent de sa timidité et de son inexpérience ?

L’éducation de l’initiative est toute d’abstention : elle consiste à mettre l’enfant en présence des difficultés et à refuser de l’y diriger. Une première leçon d’initiative consistera à ne pas accompagner l’enfant à l’école. Après l’avoir prémunie contre les dangers de la rue, on la laissera aller. Il sera bon également, dès l’âge de huit ans, d’habituer l’enfant à prendre seule l’omnibus, à aller seule dans un cinématographe pas très éloigné de la maison. Un peu plus tard, on lui fera faire de courts voyages en chemin de fer, on l’enverra prendre un repas dans un restaurant. Tous ces menus actes où l’enfant apprendra à se procurer par le seul secours de l’argent qu’elle aura en poche ce dont elle a besoin, développeront en elle, en même temps que l’initiative, le sens de la responsabilité. Vers l’âge de treize ans, on lui fera faire seule de petits voyages à pied ou à bicyclette dans la campagne, pour lesquels on l’habituera à trouver son chemin en se servant d’une carte. Il sera alors indispensable d’habiller l’enfant en garçon et de la munir d’un revolver dont, naturellement, elle aura appris à se servir.

On prêche d’ordinaire à la petite fille la modestie, c’est dans l’ordre : devant être subordonnée à l’homme, il ne faudrait pas que la jeune personne prît d’elle-même une conception trop haute. Mais nous qui entendons que notre enfant devienne une femme indépendante, nous ne pencherons pas du côté de l’humilité. Un orgueil par trop disproportionné est nuisible, nous rendant antipathique aux autres. Mais il faut apprendre à l’enfant à s’apprécier et à se faire apprécier à sa valeur. On l’habituera à tenir la tête haute, le corps droit, à regarder les autres bien en face, et à dire franchement son opinion sans s’inquiéter de l’appréciation de son ou de ses interlocuteurs.

La timidité comme la crainte est assez souvent l’effet de la supériorité intellectuelle ; le sot doute rarement de lui-même, l’être intelligent, au contraire, en doute souvent ; mais comme la crainte, la timidité désarme l’individu. On apprendra à la jeune fille de ne pas extérioriser une hésitation intérieure au sujet de la valeur de son savoir ou de son opinion, et à parler haut comme si elle était sûre d’elle-même. En face de soi, on n’a guère que des ennemis et, à l’ennemi, il est de bonne tactique de cacher ses faiblesses.