Dakar est-elle la fille de Koweit City? Questions sur l’aménagement de la corniche ouest.

Depuis peu, Dakar tient sa vitrine : la corniche ouest, une portion de littoral longée d’une voie rapide, plantée de palmiers, ponctuée de monuments et ouverte sur l’océan.

Cet aménagement a été réalisé à l’occasion du sommet de l’Organisation de la Conférence islamique qui s’est tenu dans la capitale sénégalaise en 2008.(à propos de l’OCI, lire les informations sur le site de la Documentation française , voir la carte)

Deux après, la ville porte encore l’empreinte de l’événement (photo : juillet 2010)

oci


L’objectif avoué était de fournir à la métropole ouest-africaine un aménagement littoral « aux normes internationales ».

Voir le site de l’ANOCI

3 axes prioritaires ont été définis :

– la circulation ( désengorger le centre dakarois et faciliter les liaisons pendulaires par la construction d’une 2X2 voies)

– la promotion du haut standing (hôtellerie, habitat et activités de luxe)

– l’aménagement paysager.(voir lien)

 

L’espace concerné est celui dit de la « Corniche Ouest » indiqué sur l’image ci-dessous (trait rouge).

 

dakar corniche GE

 

Sa position est éminament stratégique : assurant une liaison majeure entre l’aéroport et le centre ville, elle constitue une vitrine idéale pour la ville elle-même et le pouvoir en place.

 

A) Un acteur majeur d’aménagement : le monde islamique, le Koweit en particulier.

– L’OCI

– le Koweit

– M. Kharafi

 

B) L’aménagement d’un espace : à quoi ressemble la corniche ouest en 2010?

1)) L’infrastructure routière : une réussite incontestable.

2) Le haut standing : fortunes et infortunes à l’affiche

3) L’aménagement paysager se fait toujours attendre.

 

C) Dakar-Koweit city : similitudes et critères de différenciation

1) Des similitudes

–  La configuration urbaine : « un air de famille ».

–  Le paysage : une étrange ressemblance

–  Activités : le « Seaplaza«  (Dakar), un « Soukshark »  (KC) en modèle réduit.

 

2) Derrière les apparences, des mondes encore bien différents

– Sur le plan social

– Sur le plan sociétal

 

Bilan : l’aménagement d’un littoral au regard des critères de développement durable

 

A) Un acteur majeur d’aménagement : le monde islamique, le Koweit en particulier.

 

A proximité d’une grande mosquée qui jouxte la corniche, on peut voir une affiche riche d’enseignements (cliquer pour agrandir si nécessaire) :

affiche OCI corniche

Inscriptions :

Agence nationale de l’OCI.

Projet : élargissement, embellissement, aménagement de la corniche ouest de Dakar.

Financement : fonds kowetiens (FKDEA), Etat du Sénégal (ANOCI), Kharafi and sons.

 

 

L’OCI est une structure permanente dotée d’agences nationales au sein des pays membres. Via la BID (Banque islamque de développement), elle représente une capacité financière d’investissements en
application du principe fondateur de solidarité et de devoir de développement au sein du monde islamique.

Ainsi s’opère un transfert de richesses non négligeable entre les pays pétroliers du Golfe persique et les Etats musulmans d’Afrique noire.

 

Dans le cas présent, c’est le Koweit qui semble être le principal contributeur de l’opération via le Fonds Koweitien pour le Développement Economique Arabe. Il suffit de
rentrer le sigle FKDEA dans un moteur de recherche pour se convaincre de l’importance des sommes versées au profit du développement  de pays musulmans d’Afrique
(Maroc, Mali, Sénégal, …).

Le nom de Kharafi and sons vaut également l’investigation. Sur un site spécialisé dans les opérations financières (Performance Bourse), on trouve les informations
suivantes :

« L’homme le plus riche du Koweït (par ailleurs deuxième fortune du Moyen-Orient) Nasser al-Kharafi a lancé une société d’investissement afin de développer des
projets hôteliers et immobiliers à travers le monde… Elle détient en portefeuille plus d’une vingtaine d’hôtels et centres touristiques, soit un total de 4 000 chambres, essentiellement situées
au Moyen-Orient et en Afrique. »

On apprend ainsi que des fonds privés participent à l’opération d’aménagement et que d’autres mobiles peuvent s’ajouter au seul principe de solidarité et d’aide au développement.

A l’autre bout de la corniche, on retrouve le nom de Kharafi sur une affiche d’opération immobilère (voir géolocalisation sur Panoramio et Google earth) :

panneau intercontinetal mamellesOn notera que la
date du permis de construire (janvier 2008) correspond à quelques semaines  près au sommet de l’OCI (mars 2008).

 

Dans l’aménagement du littoral dakarois, on trouve ainsi un acteur institutionnel (l’OCI), un pays en particulier (le Koweit) et une dualité d’ investissements en termes de nature (publique,privée) et d’intérêts (solidarité, rentabilité).

 

 

B) L’aménagement d’un espace : à quoi ressemble la corniche ouest en 2010?

Voir  photographies géolocalisées sur le site Panoramio

 

On peut guider notre observation à partir des 3 axes prioritaires énoncés plus haut.

 

1) L’infrastructure routière : une réussite incontestable.

corniche Dakar en vitrine

 

L’élargissement  de la route à 2X2 voies et le creusement de plusieurs tunnels ont constitué une « voie expresse » qui  a sensiblement  fluidifié la circulation entre le centre de
Dakar coincé au sud de la péninsule et le reste de l’agglomération. L’effet de cette modernisation a soulagé le quotidien de milliers de Dakarois jusqu’alors victimes de monstrueux embouteillages générés par les mouvements pendulaires.

 

2) Le haut standing : fortunes et infortunes à l’affiche

L’aménagement de la corniche a fortement accéléré les investissements ciblant le haut standing.

Voir article sur le site de Jeune Afrique à propos du programme « Waterfront »

Non loin des hôtels de luxe (Terrou bi, Radisson) qui jalonnent l’espace littoral se sont multipliées les opérations immobilières visant une clientèle très haut de gamme. Certaines sont en voied’achèvement. (voir lien), d’autres sont à l’état de chantier ralenti ou
arrêté, derrière des palissades en tôle et de grands panneaux publicitaires. (voir liens : ab, c).

hotel baobab, affiche déchirée

Comme un symbole, l’affiche déchirée d’un hôtel de luxe programmé (le Baobab) sur fond de chantier abandonné  (voir géolocalisation) traduit un contexte particulier d’ investissements immobiliers aux origines incertaines.Le programme aurait
en effet été arrêté pour des raisons de suspicion de blanchiment d’argent (voir
article du journal « L’obs » daté de novembre 2009
)

L’image peut être comparée avec le programme hôtelier cartographié sur le site de l’ANOCI (voir lien) : le passage de la représentation virtuelle à la réalité traduit bien un problème d’interférences entre politique d’aménagement et réseaux clandestins.

 

3) L’aménagement paysager se fait toujours attendre.

Plusieurs années après le début des travaux (2006), l’espace public bordant l’océan est toujours à l’état de friche, comme en témoigne l’image ci-dessous.

corniche-espace-en-friche.jpg

Hormis deux allées de palmiers, aucun élément paysager aménagé n’apparaît  dans l’horizon. (voir autres images).

On est ici dans un cas d’interrogation prospective : sorti de l’urgence des besoins (circulation) et des objectifs de rentabilités privées et immédiates (haut standing), les promesses de réalisation au service d’un large public seront-elles tenues ou bien sacrifiées au profit d’autres intérêts?

 

 

C) Dakar-Koweit city : similitudes et critères de différenciation

 

Le lien entre donateur et bénéficiaire dans cette opération d’aménagement nous invite à élargir nos horizons et nous demander s’il y a des éléments de comparaison entre la ville aménagée-Dakar-
et la principale ville du pays donateur-Koweit city. Dans quelle mesure Koweit city aurait-elle servi de modèle d’aménagement ? On ne perdra pas de vue toutefois que la ville du Golfe persique ne représente pas en elle-même un modèle originale ni originel. Tout comme pour la ville  de Dubaï, la conception urbaine relève d’une inspiration ou d’un surdimensionnement des standards internationaux de la modernité et du luxe.

 

1) Des similitudes

 

a) La configuration urbaine : « un air de famille ».

Indépendamment de l’aménagement du littoral, une première exploration sur Google Earth nous amène à constater des ressemblances en termes de structures urbaines, comme nous le montre l’image
ci-dessous. (précisons que les échelles sont légèrement différentes et que l’image de Dakar a une orientation Sud Nord, à l’inverse de KC)

comparaison-Dakar-KC.jpg

L’expression « long littoral » s’oppose à la partie symétrique barrée par le port. Les pôles « centre » et « aéroport » posent  le principe d’une liaison majeure et d’une fonction de « vitrine » que
peut jouer le littoral. Dans cette optique, on notera que le littoral s’impose davantage comme « itinéraire recommandé » à Dakar qu’à KC (emplacement, infrastructures)

 

b) Le paysage : une étrange ressemblance

 

Dakar littoral et centre,  2010

corniche espace en réserve et centre b

Koweit city, littoral et centre, 2010 (photo prise sur Panoramio, voir lien)

koweit-c-perspective.jpg

Une route longeant le littoral, un centre en arrière-plan, (il faut tenir compte d’un effet d’échelle pour l’image de Dakar) , un panorama ouvert sur la mer forment les éléments communs aux deux photographies. Les plantations et la belle plage au 1er plan de KC pourraient laisser penser que la portion d’espace dakaroise correspondante est en attente d’aménagement. On a bien ici une impression de similitude et de modèle à copier.

 

c) Activités : le « Seaplaza«  (Dakar), un « Soukshark »  (KC) en modèle réduit.

 

sea plazza entrée

 

C’est le dernier né de la Corniche : ouvert au début de l’été 2010, le « Seaplaza » est un complexe commercial de standing qui s’inspire des normes de modernité internationale. Le concept bien connu de boutiques de marques associées à un supermarché avait déjà vu le jour en 2008 dans le quartier des Almadies (« Dakar city« ) mais le Seaplaza dépasse sa concurrente en affichant des ambitions bien plus élevées en termes de surface, d’enseignes et d’activités. Ici seront proposés des espaces de loisirs uniques à Dakar : un bowling et 3 salles de cinéma. (NB : hormis les centres culturels, il n’existe plus de salles de cinéma à Dakar, les rares salles existantes ont du fermer il y a plusieurs années).

pub seaplaza

 

Comme son nom l’indique, la marque de fabrique du complexe commercial est étroitement associée à son emplacement littoral.

 

– La structure vitrée et metallique offre  un horizon sur l’océan.

sea plazza vue sur mer

 

– On notera par ailleurs que le site de micro falaise a permis une structure en contre-bas à l’instar des édifices avoisinants (place du souvenir, hôte Radisson) ; elle assure une
horizontalité du paysage et n’obstrue pas la vue sur la mer.place du souvenir, centre commercial, horizon, horizontalit

 

Sur le site web du complexe, à la page « Concept « Environnement », on trouve des arguments de vente que l’on peut soumettre à une analyse géographique (cliquer sur l’image ci-dessous pour l’agrandir)

sea-plaza-page-web.jpg

 

Par l’image de localisation et le texte, ces arguments mettent en valeur

– le site (« merveilleusement situé en bordure de mer », « écrin naturel »),

– les commodités d’accès (la mention de l’aéroport cible la clientèle étrangère ; concernant le centre ville, on notera une erreur – hasardeuse?- de localisation ; il se situe à quelques km plus au sud)

– le voisinage : l’hôtel de luxe Radisson est localisé et mentionné. Les deux voisins – complexe commercial et hôtel 5 étoiles- s’offrent l’un à l’autre comme facteur d’attraction.

 

L’image, le site, les services proposés constituent ensemble le concept du chic au sein de l’espace dakarois. La clientèle fortunée, locale et internationale, n’est pas
la seule concernée ; la production de ce type d’espace en 2010 reflète une évolution sociale récente et très marquée au Sénégal : l’émergence d’une classe moyenne aisée au fort pouvoir d’achat.

 

Les conditions étaient donc propices au mimétisme de la grande soeur koweitienne. Car avoir un « beau littoral » comme à Koweit City, c’est aussi avoir son Soukshark , immmense complexe commercial luxueux en bordure de mer (voir exemples de photos géolocalisation sur une page panoramio). On précisera que le complexe dakarois relève de l’initiative d’un homme d’affaires sénégalais (voir lien) et ne doit rien à des fonds kowetiens. Mais dans le cadre plus général de l’aménagement  littoral, on ne peut que souligner certaines cohérences entre le bailleur de fonds principal (le Koweit) et un modèle urbain de référence (K City)


 

2) Derrière les apparences, des mondes encore bien différents.

Les similitudes d’un espace à l’autre s’exposent toutefois à des limites qui relativisent la comparaison

 

a) Sur le plan social,

si l’on rattache le littoral à l’ensemble de la ville, on admettra que la vitrine dakaroise fait beaucoup plus office de trompe l’oeil que son acolyte koweitienne. A titre d’exemple, la partie sud de la corniche  s’adosse au secteur de « Medina » que l’artiste Youssou N’dour a érigé en symbole de quartier populaire.

 

b) Sur le plan sociétal,

Dakar doit tenir compte de très fortes composantes traditionnelles qui occupent durablement l’espace : « Soumbédioune », zone de pêche artisanale, marché populaire, campe en plein milieu de la corniche  ; marabouts et étales artisanaux informels s’inscrivent dans le paysage sur fond d’océan. (voir liens : a, b)

Par ailleurs, dans l’esprit des Dakarois, le mot Corniche résonne avant tout comme synonyme de terrain de sport, celui qu’ils se sont appropriés sans aménagement préalable. Le visiteur est frappé par ce spectacle quotidien de fin de journée, des concentrations impressionnantes d’hommes et de femmes pratiquant le jogging et la culture physique.

Voilà une spécificité locale qui montre que l’usage d’un littoral ne se limite pas à la volonté des aménageurs, au mimétisme d’un modèle, il dépend aussi fortement de la manière dont les sociétés elles-mêmes s’approprient l’espace.

Extrait d’un article du site Seneweb sur les travaux de la corniche : « l’Agence nationale de l’Oci a initié une démarche innovante qui a consisté à aller à la rencontre des pêcheurs de Soumbédioune, des menuisiers, de nos amis du parcours sportif« 

 

 

 

Au final, peut-on affirmer que la corniche de Dakar fait de la ville sénégalaise la fille de Koweit city?

On dirait avec plus de justesse qu’il s’agit d’un processus de mondialisation de production d’espaces passant par le canal koweitien, tant en termes d’investissements que de modèle d’aménagement.

Dans d’autres métropoles d’Afrique, l’immobilier de luxe sur le littoral se développe en référence au modèle américain. (voir lien)

 

Affirmant son ambition d’être un symbole de « Renaissance africaine« , Dakar expose
avec fiereté son nouveau littoral. « Elle a tout d’une grande » dirait le slogan publicitaire. Mais exposer une vitrine, c’est aussi susciter des interrogations sur l’arrière boutique. ou
l’envers du décors. En ce sens, Dakar et Koweit City restent des cousins très éloignés!

 

 

Post scriptum  : l’aménagement littoral au regard des critères de développement durable.

 

Les 3 domaines du développement durable nous conduisent aux réflexion suivantes

 

Le développement économique procède ici de la volonté de renforcer l’internationalisation de la capitale sénégalaise par la promotion du tourisme d’affaires et l’accueil des congrès internationaux. La promotion de l’hôtellerie de luxe s’inscrit dans ce projet. Il s’agit de donner davantage d’atouts à Dakar au sein d’une concurrence entre grandes métropoles ouest africaines. Des polémiques nées de supiscions de détournements de fonds (voir lien) ou tentatives de blanchiment d’argent (voir lien) nous incitent à la prudence et nous gardent d’un optimisme exagéré sur les mécanismes et perspectives de développement.

 

Le paramètre environnemental mérite une analyse nuancée. En matière d’aménagement paysager, les nombreux espaces laissés en friche nous laissent dans l’expectative. Certains projets évoquent un bétonnage inquiétant de la côte (voir lien) mais d’autres réalisations offrent une horizontalité panoramique qui n’obstrue guère le paysage (voir lien)

Le critère social est sans doutes le plus complexe. A qui profite les retombées de l’aménagement de la corniche?

La prédominance du luxe (hôtels, résidences) n’échappe pas au regard du visiteur. La fonction de vitrine prend ici tout son sens : comme pour une bijouterie de la place Vendôme, on regarde, on
rêve, mais on n’entre ni n’achète. La corniche s’affirme ainsi comme un espace social éminament sélectif.

On aurait tort toutefois de percevoir ce lieu comme exclusif et fermé. Les populations dakaroises continuent de se l’approprier de façon informelle, par la pratique massive du sport d’une part et par le maintien des activités et sociétés traditionnelles (Soumbédioune, pêche, artisanat) d’autre part.

Sur cette portion de littoral s’entrecroisent  volontés politiques d’aménagement et  appropriation des espaces par les habitants.

 

 

 

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