Sculpture italienne : Nicola Pisano et la « proto-renaissance » du XIIIe siècle

Sculpture italienne : Nicola Pisano et la « proto-renaissance » du XIIIe siècle

Le diaporama : https://docs.google.com/present/view?id=dfpw3jc2_680dp3khcxc

L’Italie est un carrefour d’influences au XIIIe siècle. De nombreux facteurs favorisent l’essor d’une sculpture de grande qualité : persistance du roman, arrivée du gothique, influence byzantine, l’emprise germanique (Empire – Frédéric II) mais surtout l’existence de nombreux vestiges antiques utilisés comme modèles par les sculpteurs,

La place de la statuaire est différente (absente des façades aux ébrasements) mais prédilection pour le mobilier : chaire, fonds baptismaux. Sur le plan stylistique, le XIIIe siècle italien est une ré-interprétation gothique de l’Antiquité.

Le siècle est dominé par la figure de Nicolo Pisano (également appelé Nicola Pisano, Nicola de Apulia ou Nicola Pisanus) né vers 1220-25 en Apulie et mort à Pise en 1284. Il donne une impulsion nouvelle à la sculpture monumentale grâce aux influences à la fois antiques et gothiques. Il arrive à Pise entre 1245 et 1250, Giovanni son fils et très grand sculpteur naîtra à Pise.

Autour de 1255 il obtient une commande pour la chaire du  baptistère de Pise. Il achève ce travail en 1260 et le signe « Nicola Pisanus ». Il a été aidé par plusieurs assistants, parmi lesquels Arnolfo di Cambio. Dans cette chaire, considérée comme un de ses chefs d’oeuvre, il a réussi la synthèse du modèle gothique français avec le modèle classique de la Rome antique, à partir des sarcophages du Camposanto à Pise.

Ces sculptures romaines de la période augustinienne semblent avoir impressionné profondément Nicola Pisano.

A. Chaire du Baptistère de Pise 1259-1260.

H : 4,65m Marbre, traces de polychromie.

Panoramique de l’intérieur du Baptistère : http://www.360cities.net/image/pisa-baptistry

Détails sur Web Gallery of Art :

http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/p/pisano/nicola/1pisa.html

http://www.bluffton.edu/~sullivanm/italy/pisa/baptistrypulpit/pulpit.html

1. Présentation – description sommaire.

– Signature/Attribution : « Hoc opus insigne sculpsit Nicola Pisanus », une brillante adaptation de formes antiques à l’art chrétien du MA. (cf. Panofsky).

-> Importance de cette chaire selon Panofsky :

Au lieu de suivre la convention de la séparation des épisodes dans des compartiments  dans les bandes, Nicola Pisano les a combinés dans chaque unité par des images simples de chaque côté de la chaire avec une grande puissance et un effet dramatique.  Plusieurs des figures ont été directement inspirées du sarcophage antique que Nicola a vu dans le Camposanto (ancien cimetière de Pise, ) voir ici, mais elles sont beaucoup plus que des simples emprunts, parce qu’il a transposé les sentiments humains aux scènes chrétiennes.

-> Description générale :

Forme hexagonale de la chaire, supportée par 6 colonnes extérieures dont trois posées sur des lions et une colonne centrale reposant aussi sur une base sculptée de personnages et d’animaux.

Des chapiteaux corinthiens portent le niveau des arcades trilobées agrémenté de statuettes d’angle : les quatre vertus cardinales, Les vertus sont représentées avec des attributs symboliques, qui varient selon les artistes et les auteurs. Néanmoins certains attributs sont plus courants comme par exemple :

pour la prudence : miroir et serpent ;

pour la tempérance : deux récipients avec l’eau passant de l’un à l’autre ;

pour la force : glaive ou couronne ; mais ici c’est un jeune Hercule nu qui est utilisé.

pour la justice : balance ou épée.

On distingue également Jean Baptiste, écoinçons sculptés aussi avec des prophètes et des évangélistes.

Balustrade supérieure : 5 panneaux ornés de reliefs narratifs :

– Annonciation-Nativité-Annonce aux bergers,

– Epiphanie (Jésus se fait reconnaître par les mages (Occident) et Annonce aux aux bergers -> arrivée du Messie -> cf. étoile. 1er dimanche après la naissance, -> Jésus est bien le fils de Dieu incarné,

– Présentation au Temple,

– Crucifixion,

– Jugement Dernier.

Ensemble qui appartient à la grande sculpture monumentale par son iconographie (cycle christologique, allégories), et par le décor (arcs trilobés, chapiteaux à feuillages).

2. Quelles sont les innovations de Nicola Pisano ?

-> Pourquoi Nicola est-il un artiste majeur ?

Il renforce les angles par des colonnettes et des statuettes, les panneaux sont autonomes avec un souci à la fois d’imitation de la nature et d’idéalisation comme à l’époque romaine. Travail d’une extraordinaire plasticité à la gloire de Pise (grande cité marchande rivale de Florence en Toscane).
C’est à Nicola Pisano, sculpteur/architecte, à qui Vasari dans ses Vite (les Vies) attribue le lancement de la première des trois étapes de la Renaissance sculpturale.
Le travail authentifié de Nicola, puisque la chaire Baptistère de  Pise est signée par le sculpteur, ce qui justifie le choix de Vasari.
Daté 1260, il associe les éléments méridionaux et toscans dans une vision véritablement originale d’où l’hypothèse qu’il serait probablement né en Italie méridionale (dans deux documents il désigné sous le nom de Nicola « di Apulia ») et a pu avoir été formé à Pise ou avoir travaillé pour Frédéric II avant de s’établir à Pise. Malgré des précédents au XIIe siècle (Antelami, premier sculpteur à chercher un naturalisme dès l’époque romane), la chaire  de Nicola est en effet révolutionnaire.

-> Sa forme est fonction de son emplacement.

Comme hexagone (symbole de la mort du Christ rappelant les dés avec lesquels les soldats ont joué la tunique du Christ sous la croix, mais aussi forme idéale selon Pythagore), elle fait écho sans reprendre la même forme (symbolique de la Résurrection) à la forme baptismale octogonale et reprend la forme arrondie (symbolique de la renaissance, de l’éternité et du Dieu) du bâtiment.

La forme et l’organisation géométrique de la chaire feraient aussi référence aux rapports mathématiques harmonieux établis par Pythagore au sujet de la proportion divine du cosmos.

En outre, les cinq panneaux (le sixième côté était ouvert pour le passage du lutrin (pupitre de lecture)  sont séparés par des colonnettes brunes rougeâtres classiques. La façon classique dont ils encadrent les scènes sculptées de marbre blanc de Carrare ne laisse aucun doute que Nicola était un architecte doué et un sculpteur de premier rang.

La chaire est soutenue par une colonne centrale sur une base avec les figures et les animaux représentant les éléments païens intégrés par le christianisme – et par six colonnes externes. Trois de ces dernières ont comme bases les dos de la proie vaincue par les lions, un motif symbolique du christianisme triomphant. Les colonnes sont couronnées dans le style gothique, les chapiteaux à feuillage quasi corinthiens taillés en profondeur, travail apparenté aux techniques romaines tardives.  Elles soutiennent des archivoltes avec des voûtes romanes trilobées et marquetées. Les traces de polychromie suggèrent que cette peinture ait par le passé accru la polychromie du marbre coloré.

-> Les panneaux narratifs (bas – reliefs)

Ils ne sont pas moins révolutionnaires que la disposition générale de la chaire.  Certes selon la coutume toscane, les figures dominent les scènes, mais ici elles sont sans précédent dans leur pleine taille.  En fait, les figures elles-mêmes créent l’espace de sorte que chaque panneau ressemble à une scène romaine de sarcophage.

Profondément dégagées, elles se tiennent d’une façon convaincante l’une devant l’autre. Le poids de leurs dispositifs est lourd et leur draperie massive révèle leurs corps et est séparé d’eux.  Leurs actions ont une vraisemblance psychologique et leurs formes sont manifestement visibles.
À la différence de premiers sculpteurs qui ont employé des motifs classiques fragmentaires comme des citations, Nicola a voulu représenter la vie du Christ d’une façon plus intégrée et naturaliste par l’intermédiaire d’un modèle antique. Tandis qu’il empruntait à l’Antiquité, il  innovait.

Nicolas Pisano, Annonciation-Nativité-Annonce aux bergers, détail de la chaire du baptistère de Pise. Marbre, vers 1259-1260. 

Ci-dessus, sa Madone massive de la Nativité s’inspire de Phèdre sur un sarcophage dans le Camposanto de Pise.  Sa forme imposante et greco-romaine, tête voilée comme ses lèvres et menton imposants sont répétés dans tout le pupitre avec une unité aristotélicienne de caractère.  Dans la Nativité elle repose comme une matrone étrusque dans l‘Adoration, la figure tout aussi massive n’est pas copiée mais est plutôt étudiée et mélangée de façon créative aux emprunts d’autres sources.

Plus directement sont inspirés des figures sur le sarcophage de Phèdre (voir diaporama) les têtes de la prophétesse expressionniste Anne et d’Elizabeth dans la présentation au Temple.  Cette scène contient également une autre fascinante adaptation d’un thème antique, la transformation d’un Dionysos âgé hellénistique soutenu par un satyre en vieux prêtre avec un acolyte.

 (Michel-Ange a employé ce prototype général plus tard pour son Bacchus).

Présentation au temple.
Cet épisode de la vie du Christ nous est uniquement rapporté par l’évangile de Saint Luc (2, 22-40)
Selon les prescriptions de loi hébraïque, les parents de Jésus se rendent à Jérusalem pour présenter leur premier-né au Seigneur et offrir un sacrifice. Or le vieillard Siméon, un Juste, avait reçu l’assurance de Dieu de ne pas mourir avant d’avoir vu le Sauveur. Poussé par l’esprit saint, Siméon arrive au temple et prenant Jésus dans ses bras il s’adresse à Dieu :

Le cantique de Siméon :

29 « Maintenant, Souverain Maître, tu peux, selon ta parole, laisser ton serviteur s’en aller en paix ;

30 car mes yeux ont vu ton salut,

31 que tu as préparé à la face de tous les peuples,

32 lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël. »

Évangile selon saint Luc (2, 29-32)

Siméon les bénit et ajoute à l’intention de Marie :

« Vois ! cet enfant doit amener la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël ; il doit être un signe en butte à la contradiction, – et toi-même, une épée te transpercera l’âme ! afin que se révèlent les pensées intimes de bien des cœurs  « 

A cette rencontre prophétique avec Siméon s’ajoute l’épisode de la « Prophétie d’Anne ». Saint Luc insiste ainsi sur le rôle de Messie de Jésus.

Voici le détail montrant la Prophétesse Anne :

Cette scène contient également une autre adaptation d’un thème antique, la transformation d’un Dionysos âgé hellénistique soutenu par un satyre en vieux prêtre avec un acolyte. (Michel-Ange a employé ce prototype général plus tard pour son Bacchus.)
Nicola adapte à un sujet chrétien la forme païenne dérivée d’une copie romaine d’un cratère dans le Composanto. 
C’est une application du principe de disjonction de Panofsky (voir plus loin). Son emprunt a également eu une dimension civique parce que le cratère était censé pour avoir été donné à la ville par Auguste, de ce fait faire référence aux origines et à l’alliance de Pise aux Gibelins (partisans de l’empereur).

3. Interprétation.

Voici comment Panofsky interprète la sculpture italienne du XIIIe siècle dans La Renaissance et ses avant courriers : Nicola Pisano opère la synthèse du classique et du gothique la plus aboutie.

Elle est favorisée par le contexte frédéricien (Frédéric II, empereur germanique 1220 – 1250 qui se veut le nouvel Auguste). Il favorise ainsi les arts et notamment la sculpture. Il est le dernier des artistes « classiques » du Moyen Age. Nicola Pisano fait ce que les maîtres de Reims ont fait une génération avant lui s’inspirer de vestiges romains.

Dans la chaire du baptistère de Pise (vers 1260) il transforme

– un Dionysos d’un vase antique du Camposanto  (: voir diaporama) en Grand Prêtre du Temple accompagné par un acolyte à la place d’un satyre dans le sarcophage.

un Hercule à une Force chrétienne :

Vertu Force personnifiée par un Hercule juvénile.

– une Phèdre en Vierge Marie :

Nativité avec Annonciation et Annonce aux bergers à l’arrière plan.

– Dans le Massacre des Innocents à Sienne, le geste de désespoir (bras écartés) vient du sarcophage de Méléagre (voir le diaporama en début de cette page)

Le renouveau carolingien du VIIIe avait déjà connu ces pratiques mais les images étaient reprises telles quelles. Or le « proto-humanisme » et la « proto-renaissance » du XIIIe siècle opèrent un changement essentiel.

Les sculpteurs du XIIe (sculpture romane du sud) et du XIIIe siècles (sculpture gothique) opèrent de nouveau ce que les artistes paléo – chrétiens avaient déjà fait une interpretatio christiana (cf. p. ex. figure du Bon pasteur :

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c6/Good_shepherd_01_small.jpg

Le Bon pasteur, IIIe siècle ap. JC, fresque, Catacombes de Sainte Priscille, Rome

Hercule en vertu « Force », Phèdre en Vierge Marie et Dionysos en Siméon dans le Présentation au Temple…
Au même moment une autre tendance s’affirme : la mise en image de personnages antiques indépendamment des sources de représentation classiques : Platon, Socrate, Quatre éléments, Sept arts libéraux, Sénèque, Pythagore, Euclide…les héros de la guerre de Troie…

Voir par exemple les figures de la façade à la cathédrale de Sienne :

P. ex dans la statuaire de la Cathédrale de Sienne (le Platon de Giovanni Pisano expressif « gothique »).

 Ci-dessus, Giovanni Pisano, Platon, façade de la cathédrale de Sienne (ici l’original remplacé par une copie sur la façade)

-> Panofsky définit ici le « Principe de disjonction » : 

Des oeuvres d’art ou motifs empruntés au répertoire antique (païen) sont investis d’une signification chrétienne ou sont replacés dans un contexte contemporain médiéval (héros grecs et Troyens -> déguisés en  barons et damoiselles, batailles antiques avec des châteaux :

Voir Cheval de Troie dans un manuscrit du XIVe siècle :

http://expositions.bnf.fr/homere/grand/fr_301_147.htm

C’est un anachronisme généralisé. Pour des manuscrits destinés aux « laïcs » p. ex. on « modernise » les personnages antiques p. ex. Jupiter est représenté comme un seigneur du Moyen Age, les divinités païennes nues, en particulier Vénus, sont transformées en vices (sauf le Hercule de Nicolas Pisano incarnant la vertu de la Force).

Le paradoxe stylistique est que l’apogée du « classicisme médiéval » (au sens retour à l’antique) est atteint dans le contexte du gothique, comme au XVIIe le classicisme français est à son apogée dans le cadre du baroque et le néo-classicisme de la fin du XVIII et début du XIXe dans le cadre du romantisme.

Cependant, vers la fin du XIIIe siècle, les sculpteurs semblent s’éloigner du style classique antiquisant pour explorer des voies plus expressives. Nicola Pisano lui même dans la chaire de la cathédrale de Sienne, opère un virage vers les modèles gothiques français (Christ du jugement).

B.  Chaire de la Cathédrale de Sienne. (1265-68)

 Quelles différences par rapport à la chaire du baptistère Pise ? Pourquoi ?

 

http://www.bluffton.edu/~sullivanm/italy/siena/pisanopulpit/pulpit.html

http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/p/pisano/nicola/siena_p.html

Voir panoramiques sur le site de l’Université de Columbia : http://www.learn.columbia.edu/ha/html/medieval.html

Introduction, conditions de la commande.

Vraisemblablement en raison du succès et de la renommée de la chaire de Pise, Nicola a été commissionné en 1265 pour  sculpter une autre chaire en marbre de Carrare pour le Duomo (cathédrale) de Sienne. Le contrat daté du 29 septembre 1265 précise que le travail sera exécuté par Nicola et ses assistants dont Arnolfo di Cambio auxquels s’ajoutera Giovanni Pisano (son fils). Cette deuxième chaire était achevée en 1268 et est plus ambitieuse que la précédente à Pise ; elle est octogonale et a donc 7 panneaux.

Dimensions : la cathédrale impose une plus grande monumentalité. 

Les colonnettes foncées encadrant les panneaux de la chaire de Pise ont été remplacées par des figures en marbre blanc aux angles, permettant au récit de se dérouler tout en diminuant la retenue classique.

La corniche richement découpée encourage une lecture en continu. Les dimensions et la disposition plus grandes de la chaire de Sienne sont le résultat de considérations pratiques et esthétiques.

Les scènes de la chaire du baptistère de Pise étaient clairement visibles de n’importe quel endroit dans cette petite structure, mais dans le vaste intérieur foncé de la cathédrale il est difficile de regarder différentes scènes. Nicola doit s’être rendu compte de ces limitations et a conçu sa chaire en conséquence.  En outre, le nombre de personnes dans chaque scène a été augmenté, rendant nécessaire une réduction de leur place.  Ainsi la simplicité sereine de Pise a été échangée pour une richesse de la surface, du mouvement et du récit. 

Comme à Pise, les colonnes externes reposent alternativement sur les dos des lions (deux mâles qui dévorent leur proie et deux femelles qui nourrissent des petits).  La colonne centrale est entourée non d’animaux mais de figures des arts libéraux (Grammaire, Dialectique, Rhétorique, Arithmétique, Musique, Géométrie, Astrologie) ce qui constitue une amélioration dans la pensée et dans la forme.

Figurées situées à la base de la colonne centrale.

2. Iconographie.

Sept panneaux relatent la vie du Christ, mais avec les changements cruciaux.

http://www.viaesiena.it/fr/mariana/itinerario_m/cattedrale-s-maria-assunta/ambone-di-nicola-pisano

Dans la première scène, la Visitation remplace  l’Annonciation.

Dans la seconde, le Voyage des rois Mages est ajouté à l' »Adoration » simple.  Il comprend un mage noir, d’autres figures et de quatre arbres pour suggérer un paysage.
Une nouvelle scène, le Massacre de l’Innocents, sculptée sûrement par Giovanni, est présentée.  En conclusion du cycle, le Jugement Dernier représente les damnés du côté gauche du Christ et les élus du côté droit.
En 1329 les colonnes ont été remplacées et au seizième siècle les escaliers ont été ajoutés et la chaire a été déplacée à son emplacement actuel. Elle a été également rehaussée sur une base pour avoir les moyens une plus grande visibilité.

3. Les changements sont aussi stylistiques.

-> Le premier est l’influence du gothique français, vue dans le beau Christ le la Rédemption aussi bien que dans le draperie décorative et les proportions :


Nicola a été exposé aux influences gothiques françaises en partie par des ivoires français. Ce changement de modèle se traduit par un changement de langage figuré, la figure classique de Hercule à Pise est remplacée par une Vertu féminine plus traditionnelle.

-> Le deuxième  facteur, c’est l’impact de l’esthétique en vogue à de Sienne.
Considérant que Pise a apprécié les références classiques, Sienne, qui a également associé ses origines à Rome, était plutôt intéressée par le récit, la décoration et le paysage.  Dans la chaire de Sienne, Nicola s’est adapté au goût local.

-> Le troisième facteur est la participation étendue de Giovanni et d’assistants.

Massacre des Innocents. Chaire de la cathédrale de Sienne.

Une nouvelle composition pour les panneaux narratifs apparaît également à Sienne.  Des rangées des figures sont placées au-dessus l’une de l’autre pour suggérer la profondeur et pour donner plus de densité dans le rendu de l’horreur par exemple dans le Massacre des Innocents, ou dans le panneau des Damnés du Jugement dernier. 

Damnés, détail du Jugement dernier. Chaire de la cathédrale de Sienne.

Ce dispositif de la composition indique également que Nicola avait regardé un sarcophage romain postérieur à ceux de Pise, qui a également inspiré Giovanni : modelé plus marqué, les corps plus minces, la plus grande profondeur du relief.

C. Nicola  Pisano : La fontaine majeure de Pérouse (1278)

http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/p/pisano/nicola/index.html

http://fr.wikipedia.org/wiki/Fontana_Maggiore_%28P%C3%A9rouse%29

Voir détails :

http://commons.wikimedia.org/wiki/Fontana_Maggiore

Projet municipal de 1254 achevé par Nicolas et son fils Giovanni en 1278 après un an de travail.  Monument essentiel pour notre connaissance de la sculpture publique (religieuse et ici civile).
Polygone de 25 côtés ornés de reliefs bassin central surélevé, statues aux angles. Travaux des mois, arts libéraux (Giovanni), fables, histoire de Romulus et Remus, animaux héraldiques, scènes de l’ancien testament, des saints, des contemporains en rapport avec la fontaine.

Un exemple de sculpture publique où thèmes religieux et « civiques » (Rome antique) se mélangent. Cest une « renaissance » des monuments publics de lAntiquité à côté de la sculpture religieuse des cathédrales.

D. Interprétation. Comment Erwin Panofsky intègre Nicola Pisano dans les « Avant courriers de la Renaissance » ?

En Italie, la sculpture n’a jamais été soumise à l’architecture comme dans les édifices gothiques du Nord. 

Elle reste un art majeur indépendant comme dans l’Antiquité. Les statues d’ébrasements ne s’imposent pas.  En revanche, des monuments de la sculpture sont élaborés : les chaires. De même des fontaines publiques sont réalisées comme à Pérouse. Nous avons là de beaux exemples de commandes publiques mi-religieuses, mi-profanes. 

Panofsky remarque qu’après Nicola Pisano, l’influence « classique » recule au profit du style gothique venu de France. 

De même que pour la peinture après Giotto, le Trecento (XIVe) fait entrer l’Italie dans le gothique qui devient à partir des années 1360 « international ». Par conséquent, les sculpteurs de la Reaissance à Florence : Donatello, Ghiberti émergent  plutôt du passage au gothique du Trecento que du classicisme de Nicola au XIIIe. De même qu’à Reims, l’Annonciation « gothique » (vers 1270– 1280) avec son contrapposto déguisé (: le déhanchement) est postérieure à la Visitation « classique » (vers 1240-1250) car le classique n’est visiblement plus à  la mode.

Pour Panofsky cependant les deux styles (classique et gothique) participent du même mouvement vers un naturalisme plus affirmé (contrapposto absorbé par le gothique sous forme de déhanchement).

Dans la pose de la figure antique, l’épaule se trouvant au-dessus de la jambe qui supporte le corps s’abaisse (la fonction de la jambe est la même que celle d’une colonne qui supporte le poids de l’entablement).
Dans le cas d’une figure en « ligne serpentine » gothique l’épaule placée au-dessus de la jambe d’appui remonte (la fonction de la jambe est comparable à un pilier transmettant l’énergie aux nervures de la voûte). Ce qui était le résultat d’une force naturelle d’équilibre dans la statue classique, devient une force surnaturelle qui domine tout et devient insaisissable.

De même en littérature, à la fin du XIIIe les écrits latins s’émancipent des modèles classiques -> affirmation de la scolastique qui va supplanter le proto-humanisme roman. Le principe de disjonction (anachronisme des figures) n’est pas dû à une sorte d’oubli de l’Antiquité, mais un abandon pur et simple par choix, que ce soit au niveau des textes qu’au niveau de l’iconographie, des formes classiques.

La Renaissance réalisera cette correspondance entre époque et style que  les renouveaux carolingien, et celui de la proto-renaissance du XIIIe n’ont pas réussie. Les deux renouveaux médiévaux (carolingien et gothique du XIIeI) étaient transitoires, limités, la Renaissance du XVe et du XVIe est totale permanente.

La « rénovation carolingiennne » était limitée dans le temps et dans l’espace géographique et social (monastères). Elle a « sauvé » les modèles littéraires et artistiques de l’Antiquité voués à la disparition. Mais elle n’a rien créé avec eux notamment en sculpture (c’était une simple copie d’éléments tardifs du Ve VIe s.).

Le « renouveau classique » du roman au XIIe -> et du « style 1200 » jusqu’au au  milieu du XIIIe a en revanche pénétré de nombreuses couches de la société et a réintroduit la monumentalité dans la sculpture.
Ce renouveau est remonté plus loin, il a réinterprété le message classique en lui donnant de nouvelles formes et en insufflant un sens nouveaux aux formes classiques. Cependant, la proto – renaisssance a été limitée à la sculpture sans s’étendre à la peinture qui reste très marquée par le byzantinisme.

Les lettres connaissent la même évolution, on peut donc parler de proto-renaissance  (au sens artistique) mais aussi de proto-humanisme (au sens littéraire) du XIIe – XIIIe. Au XIIe siècle, dans la littérature en Angleterre, en France, en Italie on redécouvre la mythologie et la poésie antiques). L’intérêt pour les lettres classiques (poésie, dialectique…) va de pair avec l’intérêt pour la sculpture antique dès le XIIe.

Magister Gregorius d’Oxford, philosophe et théologien ressent un « attrait magique » devant une statue de Vénus. Hildebert de Lavardin (1056 – 1133) ecclésiastique et grand lettré, louait la beauté des ruines romaines et des dieux romains même si leur destruction a été « nécessaire pour assurer la victoire de la croix». La fascination pour la mythologie, la poésie et les lettres classiques s’étend tellement au XIIe-XIIIe que des voix s’élèvent pour condamner. Mais le goût se répand même au-delà des cercles érudits du clergé : traductions en langue vulgaire (Le roman de Troie, le Roman d’Enée…) pour les cours princières. Au XIVe c’est Pétrarque et Boccace qui sont traduits en ancien français.

Des manuscrits enluminés reprennent les récits historiques et mythologiques mais les personnages de l’Antiquité sont représentés habillés à la mode médiévale jusqu’au XVe siècle !

http://www.placepublique-rennes.com/2011/10/la-bretagne-retrouve-un-manuscrit-enlumine-du-xve-siecle/

Dans les Arts : des thèmes classiques sont christianisés dès l’époque paléo-chrétienne : 
– Orphée en Christ cf. fresque des catacombes romaines du Ve siècle.

– les poètes classiques en évangélistes,

– les Victoires en anges.

Mais dans les deux cas de ces « renaissances » (: au sens « renouveaux »)  il s’est opéré ensuite un «éloignement progressif des traditions esthétiques classiques ».

Conclusion.

A partir du XIIe donc le Moyen Age a intégré à nouveau l’Antiquité mais en la décomposant. Sujets chrétiens – sujets antiques. La Renaissance italienne en revanche réintégrera tous les éléments séparés. La Renaissance met donc un terme à la pratique paradoxale du MA de réserver les représentations classiques à des sujets non classiques et la représentation contemporaine (:médiévale) aux sujets classiques. Elle brise aussi le monopole de la sculpture et de l’architecture sur le style antiquisant (bien que la peinture ne les ait rattrapées que dans la 2e  ½ du XVe avec Mantegna).

-> Idée majeure :  La « Renaissance » du Quattrocento  naît finalement d’un recul du « classique » au XIVe siècle (siècle du gothique international) et non pas du « classicisme » de Nicola Pisano. 
Effectivement  dans un premier temps en Italie, une réaction s’est opérée au XIVe entre la proto-renaissance et la Renaissance du Quattrocento. Giovanni Pisano, répugnait le « style formel classique » de son père (même si sa Venus Pudica en vertu Prudence (ou la Tempérance, ou la Chastetéde Pise est un contre-exemple). Sa sculpture sera moins empreinte de « dignitas » classique mais beaucoup plus expressive, plus dynamique.

En résumé, au Moyen Age, l’Antiquité a connu des retours cycliques et limités dans le temps. Mais depuis la Renaissance du Quattrocento et surtout la « Haute Renaissance » du XVIe siècle, elle est restée avec nous : maths, sciences naturelles, le théâtre, la philologie, l’histoire, l’archéologie…
La Renaissance prend de la distance avec l’Antiquité, elle l’observe comme un objet que regarde l’œil centré sur le point de fuite. 
Les hommes du Moyen Age n’avaient jamais compris qu’ils étaient « médiévaux ».

Les carolingiens ont ravivé la flamme antique pour des besoins précis liturgiques, administratifs et non pas artistiques. Mais au XIIIe siècle l’attitude envers l’Antiquité est ambivalente : certes nous sommes héritiers du monde greco-romain (math, philosophie, littérature…) se disent les créateurs mais celui-ci est à la fois familier et dangereux (paganisme). On qualifie les Romains de « Sarrasins » en employant le même mot d’infidèle qu’à l’époque médiévale. Ainsi, dit Panofsky, « chaque phénomène du passé classique devait obligatoirement avoir un point de contact avec le présent médiéval, chrétien ».
Les dieux antiques étaient acceptables tant que leur beauté était comparable à celle des saints, d’Eve ou de Marie ; une Vénus ou un Mars gardant sa signification était inacceptable ( = idole).
Anecdote : Lorenzo Ghiberti raconte que les Siennois avaient découvert une statue de Vénus  attribuée à Lysippe après l’avoir érigée et admiré, ils l’ont descendue, brisée, puis enterrée par morceaux sur un territoire florentin (pour porter malheur à leur voisin et ennemi) après une défaite face à Florence attribuée à cet événement.
Contrairement au Moyen Age, pour la Renaissance l’Antiquité sera considérée comme une réalité passée, définitivement enterrée, sorte d’idéal perdu appartenant au passé et non pas un répertoire dans lequel on se sert sans aucun sentiment de nostalgie (sauf Pétrarque). Pour la Renaissance, l’Antiquité est de l’ordre du concept, de l’esprit, de la civilisation, un monde fini qui appartient définitivement au passé.

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