Le dernier Picasso (4)

Le dernier Picasso (4)

Picasso devant un de ses tableaux à Mougins.
Photographie faisant partie d’un reportage photographique réalisé parKurt Wyss le 21 décembre 1967 à Mougins, mêlant des vues d’atelier, des portraits de Picasso seul, avec Jacqueline ou avec des invités. Coll. du Musée Picasso.

A la fin des années ’60, Picasso est un survivant. Braque et Cocteau meurent en 1963, Breton en 1966, Zervos en 1970. Il ne reste plus que Kahnweiler.

Picasso est dans les livres d’Histoire, après avoir occupé le devant de la scène médiatique, il se retire à Notre-Dame-de-Vie sur les hauteurs de Mougins. Est-ce pour attendre la in de sa vie ? Pas du tout ! La tonalité érotique exacerbée et les allusions artistiques ne doivent pas masquer le fait que l’art de Picasso reste toujours inventif et ne se réduit absolument pas aux catégorisations simplistes  de ce qu’on a, à tort appelé, le « dernier Picasso » : érotisme sénile, pornographie…

Car les dernières oeuvres ne peuvent pas constituer une catégorie en soi. En quoi l’âge avancé d’un artiste marquerait foncièrement d’une manière tragique, voire funèbre les oeuvres ? Bien au contraire, alors que la mort est présente au moment de la Seconde Guerre mondiale (crânes) elle est totalement absente dans les années ’60. Quant à l’obsession sexuelle jusqu’à l’obscénité, elle ne peut pas non plus résumer son oeuvre tardive (« Late Picasso » est un terme beaucoup plus approprié) tant les sujets sont variés.

Mieux vaut souligner le trait commun de toutes ces oeuvres, la fusion du dessin et de la couleur, les formats plus amples, une exécution marquée par l’improvisation, l’instantané, la prolifération de « prises de vues » visant à montrer la métamorphose d’une toile ou d’un état de gravure à l’autre. Au fond, Picasso tente de conserver chaque forme d’un sujet car selon lui chacune de ces formes garde sa cohérence, son expression particulière. Il n’y a pas donc à user du repentir, la singularité ne consiste pas à parvenir au stade final mais plutôt à montrer les multiples facettes du même sujet, comme s’il appliquait le principe cubiste à la peinture.

En 1964, Brassaï publie ses « conversations »avec l’artiste. On y relève quelques « propos » sur sa conception de l’art à cette époque.

 » Pourquoi croyez-vous que je date tout ce que je fais ? C’est qu’il ne suffit pas de connaître les oeuvres d’un artiste. Il faut aussi savoir quand il les faisait, pourquoi, comment, dans quelles circonstances. Sans doute existera-t-il un jour une science que l’on appellera « science de l’homme », qui cherchera à pénétrer plus avant l’homme à travers l’homme créateur…Je pense souvent à cette science, et je tiens à laisser à la postérité une documentation aussi complète que possible…Voilà pourquoi je date tout ce que je fais. »

Dans cette démarche, il est essentiel d’accumuler des traces authentiques du travail, des « documents » purs, spontanés.

« Je vais très doucement. Je ne veux pas gâter la première fraîcheur de mon oeuvre…S’il m’était possible, je la laisserais telle quelle, quitte à recommencer et l’amener à un état plus avancé sur une autre toile. Puis j’agirais de même avec celle-ci…Il n’y aurait jamais une toile « achevée » mais différents états d’un même tableau qui disparaissent d’habitude au cours du travail…Achever exécuter, n’ont-ils pas, d’ailleurs un double sens ? Terminer, finir, mais aussi mettre à mort, donner le coup de grâce ? Si je peins tant de toiles, c’est que je cherche la spontanéité et, ayant exprimé avec quelque bonheur une chose, je n’ai plus le courage d’y ajouter quoi que ce soit… »

Il n’y a pas de meilleure définition des préoccupations du « dernier Picasso » que celle-ci. Pour répondre à la finalité de l’oeuvre, c’est à dire l’adéquation de l’idée et du mode d’expression, il faut passer par la « fraîcheur », par la « spontanéité », ce qui permet par d’ailleurs, grâce à la datation de la moindre esquisse, d’y voir plus clair. Jamais l’indifférence au travail « bien fait » n’a atteint un tel niveau. Si « achever » une oeuvre c’est la « tuer », la boulimie créatrice n’est qu’une manière naturelle de continuer la vie, de faire reculer la mort.

Partant de ce constat, les oeuvres tardives doivent être considérées en termes de comparaison, comme les séries et les variations sur les tableaux de maîtres,  et non pas isolément. Leur compréhension est facilitée par leur confrontation.

Chaque oeuvre a son nom, son sujet. Il s’agit après de les croiser : Nu couché, tête d’homme, homme assis qui fume, homme à l’épée, femme nue de face, autoportrait, Couple s’embrassant, l’étreinte, mère et enfant. La plupart de ces sujets ont une longue histoire et nous font remonter jusqu’aux années 1900. L’homme à l’épée est la principale nouveauté.

Le nu couché.

La femme couchée occupé la quasi totalité de l’espace sur des formats étirés horizontalement. En janvier 1954 elle a une anatomie dessiné au trait noir, toute en courbes, mais dont les jambes et les hanches sont surdimensionnés alors que les seins plus réduits.  Le jambes sont croisées; la dominante de couleur peut varier que ce soit au niveau du corps ou du fond, quasi monochromie, ou dominante bleu -vert, jaune orange…C’est une peinture sculpturale, les proportions du corps sont relativement harmonieuses, une attention plus particulière est portée sur les courbes des seins et des fesses.  Cette préoccupation du volume n’est pas nouvelle bien sûr, elle atteint son point culminant dans le Nu au chat du 11 mai 1965. Véritable grisaille où le blanc ‘est pas peint mais laissé en réserve. La couleur est mince, posée en légers frottis, selon la sinuosité du trait noir

Femme couchée Vallauris, 3-Janvier 1954 crayon sur papier 23,5 x 31,5 cm. Collection privée.

Femme nue allongée (Grand nu allongé) Nice, été 1955 huile fusain et papiers collés sur toile 80 x 190 cm Musée Picasso, Paris.

Dans les années ’50, le corps retrouve une certaine sensualité, et un grand naturel dans ce « Grand nu » rappelant Ingres et Matisse. Vu dans sa plénitude, le corps nu (probablement de Jacqueline) se repose dans une chambre au sein d’un écrin décoratif composé de papiers peints à motifs floraux ou géométriques. Le dessin est pur, le corps tout en courbes mais Picasso n’hésite pas à revenir aux papiers collés pour suggérer l’espace (matelas ?) ou le mur du fond composé de papiers peints ainsi que de deux persiennes, évoquant certainement une fenêtre, et d’un bout de porte.

Femme nue allongée (Les voyeurs) (Grand nu allongé) Nice, 24-Aout1955 huile sur toile 80 x 192 cm coll. privée. Ici aussi l’influence de Matisse est manifeste dans la facture et le colorisme mais ma présence des deux vieux laisse penser à Danaé ou à Suzanne et les vieillards.

Mais dans les années ’60-70, le corps se déforme à nouveau. La chair  déborde, se fait bouffonne, elle s’exhibe elle s’offre dans une sensualité plutôt  paillarde.

Nu couché et chat IV Mougins, 29-Janvier 17 Février 1964 huile sur toile 89 x 130 cm Museo Picasso, Málaga.

Femme nue couchée, Nu couché à la fleur et chat Mougins 18-Mars 1964 huile sur toile 113 x 193 cm. Collection privée.

Nu couché jouant avec un chat, (Femme couchée), Mougins, 10~11-Mai 1964 huile sur toile 114 x 195 cm Fondation Beyeler, Bâle.

Ensuite il varie les possibilités : 1968, Nu couché à l’oiseau de Cologne (17/01/1968, 130x185cm), Nu couché au collier de la Tate Modern (8/10/1968 Londres, 113 x 161 cm), Nu couché (15/111971, 130x195cm, Coll. particulière), autant de possibilités plastiques supplémentaires. Toutes ces variantes ont en commun la grande liberté plastique du corps, (une tradition chez Picasso) la cohérence de chaque version, très différente par rapport aux autres. Ici c’est un dessin incisif sur fond sombre, là la ligne serpentine, ailleurs la géométrie anguleuse et primitive. Parfois la grisaille sculpte le corps, parfois des rehauts de jaune ou de rouge animent la toile.

Les fonds sont tamponnés ou passés à a la couleur de manière rapide et peu soignée sur des tons neutres : ocre, gris ou bleu. L’image du corps domine ; désirable, tentaculaire ou même inquiétant.

On appelé ce style tardif « rapport négatif aux Beaux Arts » : non finito, désinvolture des coulures, maculations ostensibles, indifférence à l’égard de la vraisemblance et de la décence. Peinture coup de poing contre le souci d’achever, contre le sens commun du beau idéal. Ces agressions Picasso les explique clairement :

« Je veux DIRE le nu. Je ne veux pas faire un nu. Je veux seulement DIRE sein, DIRE pied, DIRE main, ventre. Trouver moyen de le DIRE et ça suffit. »

Un « graffitisme » (Ph. Dagen) érotique, un déchaînement sexuel.

La « première fraîcheur » dont il parlait se traduit par la volonté de rechercher la part érotique, sexuelle chez Ingres, Rembrandt, Raphaël ou Manet comme nous ‘avons vu précédemment. Mais si l’obscénité s’exprimait traditionnellement chez Picasso dans ses dessins (qui n’ont jamais été destinés à être montrés) ou dans la gravure, vers la fin de sa vie c’est sur la toile qu’il exprime ce déchaînement sexuel.

Cela remontait certes au Baiser de 1925 mais dans ce tableau, l’étreinte est tellement déformée qu’elle se contente de suggérer. Que dire de l’Étreinte de 1969 (162×130 Coll. part.) ? Ou du Baiser d’octobre 1969 (97x130cm Coll. part. ou de celui-ci 97x130cm Musée Picasso). Le contenu est plus explicite puisqu’il s’agit de dire « Sexe », montrer le désir de la manière la plus directe. IL s’agit d’aller au plus simple du dessin avec une efficacité redoutable car il s’agit aussi de transgresser les interdits.

Rien de tel dans l’art contemporain à cette époque. Si aujourd’hui de telles transgressions n’impressionnent guère, il n’en était pas de même à cette époque. Si les gravures de Raphaël et la Fornarina pouvaient encore passer à cause de leur format réduit et de leur ressemblance à des dessins érotiques d’Extrême-Orient, les grands formats ont choqué lors des expositions d’Avignon en 1970 et 1973. Dans ses toiles dites « pornographiques », Picasso montre le lien entre activité artistique et sexuelle de manière directe en poussant le motif à une simplification extrême.

Les organes eux mêmes sont réduits à des signes dans une sorte de « graffitisme » (P. Dagen) :

– le sexe féminin : une sorte de bâton entouré de stries obliques à la manière des arrêtes de poisson ou de l’empennage d’une flèche

– L’oeil : deux ovales blancs marqués chacun d’un point noir, superposés ou même joints. Ou encore dissocié du corps, réduit à un pictogramme égyptien,  comme dans Le Baiser I. de Mougins ci-dessous. Est-ce le regard du peintre ? Du voyeur ? De l’artiste ?

Le baiser I Mougins, 24-Octobre 1969 huile sur toile 97 x 130 cm. Collection privée.

Autres simplifications jusqu’au signe : les courbes féminines en ronds ou ovales rehaussés d’un point noir pour le nombril ou les tétons des seins. Les chevelures masculines sont en forme de boucles ou par une ligne spiralée alors que les féminines sont en épines ou en griffes.

Trois mousquetaires et nu dans un intérieur Mougins, 21-Septembre 1972 gouache encre lavis gris 60 x 80 cm Picasso-Sammlung der Stadt Luzern. Un exemple d’un autre graphisme caractéristique fait de quadrillages, de croisillons, de bandes de stries sur les vêtements des mousquetaires comme sur le fond.

Un graphisme en zigzags colorés apparaît en décembre 1964 : têtes d’homme barbu, Homme au chapeau de paille :

Tête d’homme au chapeau de paille Mougins, 26-Juillet 1971 huile sur toile 92 x 73 cm. Musée d’Unterlinden, Colmar dépôt  Musée Picasso, Paris. A ce portrait peut être associé un autre, en contre-point très étrange

Mousquetaire à l’oiseau [Personnage à l’oiseau] Mougins, 13-Janvier 1972 huile sur toile. 146 x 114 cm Collection Privée. Ici un assemblage de formes étrange dont deux avec des ouvertures ovales pour les yeux suffit pour « dire » la tête.

Ces formes plus ou moins géométriques assemblées rappellent l’effort accompli des années 1910 pour retrouver la figure disparue dans les compositions cubistes analytiques.

Enfant [Personnage à la pelle] Mougins,  17-Juillet 14-Novembre1971 huile sur toile 195 x 130 cm Museo Picasso, Málaga.

Fillette au cerceau Paris hiver 1918-19 huile sable toile 142 x 79 cm Centre Pompidou.

Les deux tableaux sont rapprochés par Philippe Dagen pour montrer l’obsession se l’expérimentation qui ne l’a jamais quitté.  Oeuvres – synthèses et en même temps oeuvres nouvelles, singulières au moment de leur création.

Picasso face à la mort.

Comme pour tous les autres sujets c’est sans détours que Picasso s’attaque à la dernière ligne droite de sa vie, de la vie. De manière sobre pleine de vérité à la manière de Titien ou de Rembrandt :

Titien autoportrait 1562-64 huile sur toile 96 x 75 cm Staatliche Museen, Berlin.

Rembrandt Portrait de Jacob Trip, 1661 huile sur toile 130x97cm National Gallery, Londres.

A la place de Rembrandt et Saskia jeunes le couple Jacqueline et Picasso l’un dans les bras de l’autre cadrés en buste :

Homme et femme III [Buste d’homme au chapeau et tête de femme] Mougins, 12-Juillet 1971 huile sur toile 116 x 89 cm Musée des Beaux-Arts, Nancy Dépôt Musée Picasso, Paris.

Portrait précédé de quelques Arlequins tristes à la manière de la Mort d’Arelquin :

Pierrot et arlequin III.Mougins, 7-Janvier 1971 encre crayon de couleur sur carton 34 x 25 cm Fondation Bemberg Museum, Toulouse.

 

Tête Mougins, 5-Juillet 1972 crayon sur papier 65,7 x 50,5 cm collection privée.

Tête [Autoportrait] Mougins, 30-Jun 1972  65,7 x 50,5 cm. crayons de couleur, craie sur cartonFuji Television Co. Gallery, Tokyo.

Tête (Autoportrait) Mougins, 3-Juillet 1972 crayon sur papier 65,7 x 50,5 cm collection privée.

Voir aussi exposé sur l’autoportrait : http://lewebpedagogique.com/khagnehida/archives/32752

Nu dans un fauteuil Mougins, 3-Octobre 1972 Plume et encre sur papier 59 x 75,5 cm Musée Picasso, Paris.

Le corps désarticulé de cette vieille femme n’a plus rien à voir avec les expérimentations de l’époque surréaliste. Ce n’est plus seulement la volonté de l’artiste qui le déforme mais aussi l’âge avancé qui l’approche de la fin. Ce corps ne renonce pas pour autant au désir sexuel et à la vie à l’image des dernières oeuvres de Picasso.

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