Pierre Louis Buzzi, Picasso et le « viol de la peinture traditionnelle »

Pierre Louis Buzzi, Picasso et le « viol de la peinture traditionnelle »

Buzzi Pierre-Louis     K-Chartes

Novembre 2011

Dissertation d’Histoire et théorie des arts.

Sujet : Vous analyserez et commenterez cette citation de Picasso par Françoise Gillot dans « Vivre avec Picasso » (1964) : « …Je n’essaye pas d’exprimer la nature mais de travailler comme elle. Et je veux que cet élan intérieur, c’est-à-dire mon dynamisme créateur se présente à celui qui regarde mes toiles sous les traits de la peinture traditionnelle violée »

Tel Janus, le dieu aux deux visages, Picasso semble jongler entre plusieurs caractères. Peintre qui poursuit et applique les idées d’autres peintres, tel Cézanne, mais aussi peintre moderne qui innove aussi bien dans la technique que le sujet.  Cette ambiguïté du personnage se retrouve tout au long de son œuvre.  En effet, Picasso expérimenta, même si lui-même refusait de le reconnaître, à juste titre ? Ainsi, ne préférait-il pas dessiner cent dessins avant de peindre plutôt que de passer des centaines d’heures sur un tableau.

Picasso est considéré comme l’un des plus importants artistes de ce XX° siècle en mouvement. Né en 1881 (date des Pogroms anti-juifs de Russie) et mort en 1973 (date du coup d’Etat de Pinochet au Chili), Picasso a traversé le siècle. Il l’a vécu, l’a perçu, et a peint ce monde en mouvement.

Un mouvement politique, de la Première Guerre mondiale aux massacres de la guerre d’Algérie, en passant par la Guerre d’Espagne, ou l’Horreur des camps de la mort, qui le poussera à s’engager au travers de certaines de ses toiles. Un mouvement aussi artistique, qui fait de lui un peintre prolifique avec plus de 50 000 oeuvres cherchant et expérimentant en permanence.

L’artiste espagnol clamait alors « je n’essaye pas d’exprimer la nature mais de travailler comme elle. Et je veux que cet élan intérieur, c’est-à-dire mon dynamisme créateur se présente à celui qui regarde mes toiles sous les traits de la peinture traditionnelle violée ». Cette réflexion du plus grand artiste peintre du XX° siècle, nous invite à nous plonger dans l’essence même du travail du peintre. Dans quelle mesure, peut-on alors dire que Picasso, conservant un certain rapport avec le passé, rompt avec celui-ci, sa peinture traditionnelle et ses normes ?

Si la création marque bien l’ensemble de sa vie, il faut avant tout concentrer notre attention sur les héritages du passé que porte Picasso. Il sera nécessaire ensuite de comprendre que ce « dynamisme créateur » est à l’origine d’une révolution dans l’art par Picasso, nous attacherons notre étude sur sa peinture et l’apogée du cubisme. Enfin, la peinture traditionnelle est « violée » par de nombreux facteurs dont nous essayerons d’en apprécier la portée.

Picasso  affirmait qu’il n’essayait pas« d’exprimer la nature mais de travailler comme elle ». Ce n’est donc pas la nature qu’il représente mais sa nature. L’apport de Cézanne est alors indéniable, bien qu’une hésitation créative anime ce peintre que ce soit dans les séries, que le refus d’un certain académisme.

« Notre père à tous ». Tels étaient les mots de Picasso pour parler de Cézanne dont il s’inspira fortement au cours de sa vie et à travers son œuvre. En effet, de ce « père » il héritait de l’amour pour le dessin. L’expérimentation passant avant tout par ce travail sur le papier. Des centaines de dessins étaient nécessaires pour Picasso avant la pose du sujet sur la toile. On dispose ainsi, non seulement d’une quantité impressionnante de dessins préparatoires, qui nous indiquent tout le travail et les tentatives que l’artiste effectuait avant de peindre. Ceux pour Guernica (l’œuvre témoignage de Picasso en 1937 sur les évènements de la Guerre d’Espagne) nous apprennent même l’envie de Picasso de représenter un dictateur détruisant l’art notamment et jouant le toréro. Le datage que Picasso effectuait lui-même sur chacune de ses œuvres, nous permet de construire aujourd’hui des périodisations de son Œuvre. Malgré ces dessins, ces expérimentations, ces tentatives, ce travail pré-pictural pourrait-on dire, Picasso affirmait « je ne cherche pas je trouve »… Après sa mort, beaucoup de ses dessins permirent à certains d’artistes de commémorer Picasso en concrétisant ses dessins. Carl Nesjar mit par exemple en volume l’œuvre de Picasso grâce aux dessins du peintre espagnol. « Si on domine un peu le dessin tout le reste est possible » affirmait alors l’artiste. Autre trait de cet ‘héritage’ de Cézanne, c’est bel et bien la concrétisation de la géométrisation des formes. Cézanne affirmait alors « Il faudrait d’abord étudier sur des figures géométriques, le cône, le cube, le cylindre, la sphère. Quand on saurait rendre ces choses dans leurs formes et leurs plans, on saurait peindre ». C’est précisément ce que fit Picasso, le travail de la géométrisation des formes, la simplification de celles-ci et même comme aboutissement, la déformation et une monstruosité du sujet. Le cubisme est considéré alors comme un processus expérimental de près de trois ans (1907-1910), et non comme une révolution soudaine. Picasso fragmente l’objet jusqu’à sa disparition pour ensuite le recomposer à sa manière. Ainsi il « n’essaye pas d’exprimer la nature mais de travailler comme elle ». Une évolution perceptible notamment dans les Demoiselles d’Avignon (1907). En effet, l’œuvre indiquée ne doit pas être perçue comme un chef-d’œuvre au sens propre (c’est-à-dire un achèvement) mais comme une progression vers le cubisme, nous verrons en effet plus tard les raisons qui nous poussent à affirmer que ce tableau n’est qu’un début. Enfin, comme Cézanne et sa série de la Montagne Sainte victoire, Picasso effectua de nombreuses séries, en particulier sur l’art de la tauromachie, Picasso considérant le taureau comme une victime.

L’expérimentation s’exprime par excellence dans les dessins préparatoires et surtout dans les séries où la variation sur un sujet, une œuvre de maître ou un thème produit des dizaines d’œuvres. C’est en effet dans les séries que nous pouvons constater à la fois l’expérimentation, le travail de l’artiste novateur qui cherche, mais aussi une certaine continuité. Continuité dans le thème, dans l’ambiance et importance cependant du changement d’attitude. Tout au long de sa vie Picasso fit des séries. Aujourd’hui certaines de ces séries, sont considérées comme des périodes. Les périodes sont finalement des séries de styles différents. Prenons l’exemple de la période bleue. Durant cette période, Picasso peint avec des couleurs similaires les personnages et leurs environnements. La figure semble alors comme presque immergée dans le fond bleu. Ce bleu ayant lui-même une symbolique, celui de la dépréssion, l’intensité s’en trouve grandie, d’autant plus que les personnages peintes ont souvent des allures tristes et des positions recroquevillées à l’image de la magnifique Femme nue de dos (1902). Enfin, Picasso dans cette période bleu et triste représente beaucup de malheureux ; des sans-abris, de pauvres femmes(la Repasseuse 1901, des figures diverses de la pauvreté (le vieux guitariste 1903). Survient la période rose. Mais ce qui diffère une série d’une période, c’est son indispensabilité à être étudiée dans son ensemble pour être comprise. Par exemple, une toile de la série 1912-1913 autour des instruments de musiques, n’est analysable que si on la repace dans son contexte et dans son rapport avec les autres œuvres. Il parait alors difficile voir impossible pour un amateur d’art d’apprécier d’une œuvre en particulier de cette série comme Nature morte à la chaise cannée (1912) sans s’attarder aussi sur les autres œuvres. Les séries se sont aussi des variations. Des variations sur le thème de l’artiste (1914-1920) ou du modèle ou de l’atelier sont présentes dans de nombreux dessins. Tout comme son long travail sur les taureaux mélés aux mythes antiques dans La Minotauromachie (1935) qui nous invite aussi à une reflexion sur la corrida.

Une hésitation permanent caractérisa longtemps Picasso, en particulier dans sa jeunesse. Lors de la première exposition de Picasso à Paris en 1909, le poète Fagus dit de lui qu’il est capable de peindre selon différentes manières sans que l’on ne puiss réellent profiter de son style à lui, s’il en a un… Picasso s’est alors construit toute une série de styles individuels tout en les « tissant » entre eux. Ainsi dans ses premières années, c’est l’hésitation qui prédomine tant dans son esprit que dans son œuvre. Cependant, cette hésitation est finalement créatrice, c’est un « dynamisme créateur » qui le pousse à refuser tout académisme. Il refuse toute école et ce que cela impliquerait : des règles. Or, c’est ce qui limiterait « l’élan intérieur ». Car pour Picasso, si l’élan doit être travaillé (les nombreux dessins avant peinture comme preuve à l’appui) il ne doit pas être freiné par des contraintes extérieures à l’artiste que ce soit les règles d’écoles, la conformité au sujet représenté, ou la normalité des salons d’exposition. Picasso ira très loin dans cette démarche, jusqu’ à prôner par exemple l’inachèvement de l’œuvre ; « tu peux laisser une toile de côté en disant que tu n’y touches plus. Mais tu ne peux jamais mettre le mot fin » (Picasso). Peindre une toile, tout en laissant un espace vide, blanc, ou uniforme contrairement au reste de l’œuvre. L’œuvre de Picasso est en cela très particulière, pusique dès son plus jeune âge on retrouve sous le pinceau du peintre un sembalnt de nouveau réalisme où le travail de la précision, de la lumière notamment prennent toute leur importance dans la Communion (1895) Meyer Schapiro parle alors d’une « hétérogénéité manifeste » pour qualifier ces premières années,  évoquant pour exemple La Danseuse Naine (1901) qui rappelle l’art impressioniste, et l’Arlequin (1901) peint à la même année que la Danseuse Naine, mais qui est dans un tout autre style ; des applats simples (la banquette ne donne aucune perspective, auncune profondeur à l’œuvre), le travail sur les contours et sur le trait. Oscillant avec ce réalisme, Picasso se lance aussi dans des séries, des périods bleue (dès 1902) et rose où son engagement est déjà perceptible face au monde de la pauvreté. Sa rencontre avec Isidre Nonell, le peintre des mandiants et des Gitanes, y est probablement pour beaucoup. Toujours est-il que Picasso expérimente, et il le fait à une ampleur de plus en plus grande. Cette hésitation ou ce retour aux racines perdurera toute sa vie et jusque la fin de sa vie. En effet, les derniers tableaux du peintre espagnol ‘bouclent la boucle’ en étant des véritables œuvres renouant avec le réalisme.

Père de la modernité pour beaucoup de monde, Picasso se sentait vivre par son « dynamisme créateur » ou encore son « élan intérieur ». Cet élan est à l’origine de la conception de nombreuses avancées dans la peinture, notamment  par et vers le cubisme.

Tandis que les fauves se concentrent sur la couleur, Picasso travaille sur la forme. Le cubisme sort d’un processus expérimental entre 1907 et 1910. Picasso fragmentant l’objet, il donne à son « élan intérieur » toutes les possibilités pour recréer le corps. Meyer Schapiro définit le cubisme comme un « processus d’une extraordinaire fertilité de nouvelles formes ». Il explique également qu’il n’y a pas un point de départ, mais des points de départs. En effet, au sein même d’une seule toile, Picasso évolua dans son cubisme, à l’image des Demoiselles d’Avignon (1907), où les visages des femmes de chaque extrémité n’ont absolument rien de comparable. Celle de gauche étant encore relativement proche de la réalité, alors que celles de droite rappellent une géométrisation totale du corps dans de probables références à l’art africain (aux masques spécialement). C’est bien cela qui définit le cubisme, son évolution dans la représentation du corps, à travers une même lancée : celle de la géométrisation du sujet. Tous les objets sont divisés, séparés, et réduits à des formes géométriques, notamment des carrés comme dans la Fille à la mandoline (1910). Le cubisme a aussi une seconde particularité. Il souhaite représenter sur une même toile, l’avant et l’arrière d’un corps. Le corps se tord alors pour que le spectateur puisse apercevoir aussi bien le visage (lui aussi divisé) et le dos du sujet. Le sujet, le corps est donc représenté comme une moitié de face et une de l’autre côté. Enfin, pour donner du volume et de la profondeur au tableau, Picasso n’hésite pas à user des couleurs en les accentuant ou en noircissant des parties du corps. Des parties du  corps de certaines femmes dans les Demoiselles d’Avignon, notamment sur le sein de l’une d’elles, donne un mouvement à l’ensemble et rompt logiquement avec une éventuelle rigidité que pourraient conduire la raideur des rideaux. Processus d’ombre que l’on retrouve aussi sur le nez de l’homme dans Nu aux bras levés de 1907. Les Demoiselles d’Avignon (1907) sont considérées à tort comme l’œuvre typique du cubisme, alors même qu’elle se trouve au début de la période d’expérimentation. Les Demoiselles d’Avignon résument des expériences, et même des œuvres, mais annoncent aussi l’activité dynamique future du peintre. Picasso s’inspira en effet du  Bain turc  d’Ingres, la situation de certaines demoiselles, la pomme (fruit du péché qui a bien sa place ici…) sont des éléments qui nous renvoient directement à l’œuvre. Picasso repris dans cette œuvre certains éléments de ses propres peintures, en effet la demoiselle du centre rappelle bien la fille qui se regarde dans le miroir de la Toilette, peinte l’année précédente. Les Demoiselles d’Avignon semblent alors parfaitement illustrer les propos de l’artiste ; non seulement sur son « élan intérieur » qui le pousse à toujours aller plus loin dans cette géométrisation de la forme humaine, mais aussi dans ce qu’il appelle le « viol de la peinture traditionnelle ».

Picasso poursuit dans son « dynamisme créateur », et va encore plus loin dans le cubisme : il tend désormais à faire disparaître le sujet. L’objet n’est en effet, plus seulement déformé, découpé, divisé, mais il est démoli. Il l’est d’autant plus réduit, que le travail sur la couleur se réduit lui aussi le plus souvent à une monochromie dans des tons d’ailleurs, relativement froids. Paradoxalement Picasso exige toujours un modèle, bien que, à l’image de son Chef-d’œuvre inconnu de 1927, le modèle qui se présente à lui, n’a rien de comparable avec sa représentation sur la toile. Il en est ainsi par exemple, pour le  Portrait de D.H. Kahnweiler de 1910. Le tableau est composé d’un ensemble de petites surfaces géométriques. Il faut porter un regard attentif pour rencontrer le nez, les cheveux coiffés, des mains croisées. Ainsi le cubisme prend toute son ampleur avec ce que l’on appelle le « cubisme synthétique ». C’est-à-dire, un cubisme construit sur des lignes et dans lequel l’artiste aime dissimuler quelques repères pour que l’on puisse lire l’œuvre, comme dans l’Homme avec instrument musical (1912) où l’on distingue correctement, un journal, une cravate, une bouteille. Autre tendance du cubisme qui relève bien la diversité et la force créatrice de Picasso ; le cubisme « analytique » qui se retrouve par exemple dans La Femme en chemise  (1913). L’artiste met en relation l’abstraction, la décomposition et une certaine sensualité. En effet, à la rigidité des formes (la tête n’est plus qu’un triangle), répond une certaine douceur tant dans le sujet que dans les couleurs. La Femme en chemise  est un de ces tableaux qui confirment la vision cubiste : la femme est représentée en même temps de face et de côté. Cette technique initiée par Picasso, mais aussi par Braque, trouva de nombreux défenseurs aussi bien dans les ballets russes, que dans l’art pictural (Juan Gris ou Brancusi par exemple).

Le spectateur, le visiteur, le connaisseur d’art devait selon Picasso « regarder mes toiles sous les traits de la peinture traditionnelle violée ». Peinture violée en effet, par les sujets repris aux anciens, par la destruction de la forme traditionnelle, ou encore par l’intrusion de la modernité à travers les écrits au sein même d’une toile.

La peinture traditionnelle est violée d’abord dans ses thèmes et dans la reprise d’anciennes œuvres de grands peintres. En effet, reprenant des chef-d ‘œuvres pour leur donner une dimension politique ou renouveler le message qu’elles pouvaient porter, ou encore pour conférer un message sur le rôle de l’artiste, Picasso  n’hésite pas à s’approprier des œuvres, à les combiner, les regrouper entre elles et même parfois avec ses propres travaux personnels. Ainsi pour son Enlèvement des Sabines (1963), il combine trois peintures l’Enlèvement des sabines de Poussin et celui de David, ainsi que le Massacre des Innocents de Poussin. Les trois toiles ont un point commun : un pouvoir guerrier exécute un ordre inhumain, le rapt des jeunes femmes, le meurtre des enfants. Les deux thèmes préfigurent les crimes du XXe siècle, à une autre échelle, déjà dénoncés par Picasso, mais rappellent aussi les massacres produits au cours de la guerre d’Algérie (1954-1962).  De nombreux éléments sont évidemment repris dans chacun des trois tableaux originaux, comme l’arrière-plan antique, la femme en rouge de David, la violence de Poussin par les armes jonchant le sol, etc. Picasso modifie aussi certains traits de l’œuvre, et n’hésite pas à faire des rappels à ses propres œuvres. Dans cette même toile, la posture du cavalier volant une jeune femme rappelle étrangement le Rapt de Picasso. Tandis que l’arme de l’homme disproportionné à droite du tableau semble rappeler la violence du Meurtre et du long couteau (de boucher) que levait alors la femme. Picasso suit alors deux directions : la désacralisation par la caricature, et « l’actualisation » ; dans un dessin effectué en 1962 sur l’enlèvement des Sabines, Picasso avait d’ailleurs représenté une bicyclette. L’œuvre retrouve alors un pouvoir expressif, même si pour certains cette appropriation de l’œuvre et sa « modernisation » doit être rejetée. Picasso se justifiait alors : « Pour moi, peindre un tableau, c’est engager une action dramatique au cours de laquelle la réalité se trouve déchirée. Ce drame l’emporte sur toute autre considération (…) ce qui compte, c’est le drame de l’acte lui-même, le moment où l’univers s’échappe pour rencontrer sa propre destruction. »

Autre ‘viol’ de la peinture traditionnelle celui d’un nouveau procédé de représentation du corps. Déjà avec le cubisme, Picasso avait rompu avec une certaine normalité, tant esthétique (fin de la représentation des corps tels qu’ils sont) et artistique (refus et tensions entre Picasso et certains critiques ‘académistes’ qui désapprouvent totalement l’art du peintre espagnol). A présent, Picasso entre dans une nouvelle période de créativité incroyable. Le corps n’est plus seulement simplifié ou géométrisé, comme dans les peintures cubistes qu’il a déjà réalisé et notamment dans la femme devant un miroir (1923) qui se retrouve réduite à des cercles dans une sensualité magnifique ; mais le corps est déformé. Pire, il le rend monstre. Julien Clair va même jusqu’à le comparer avec la seule période selon lui, dans l’histoire de l’Occident, où les peintres osèrent déformer et enlaidir le corps féminin ; la fin du Moyen Age (le XV° siècle) avec des artistes comme Quentin Matsys notamment. C’est toute une violence qui se dégage alors de certaines de ses œuvres. Songeons tout de suite au Meurtre, où le corps est disproportionné au niveau du bras et se prolonge avec un long couteau (une forme qu’il reprendra dans son Enlèvement des Sabines), quant à la figure et à l’ombre qu’elle porte, elle ne fait qu’amplifier le ressenti d’une très grande violence. L’Hystérie féminine est alors un grand thème de cette peinture monstrueuse, à l’exemple de la Femme dans un fauteuil (1926) ou de La baigneuse assise (1930). Les os, les dents, tous les éléments agressifs et matériels de notre corps sont alors exagérément représentés. Dans la Crucifixion (1930) il raccourcit des membres, les étend, les tords, accentue les os de mâchoires, rajoute des organes (parties de corps en bas du tableau, peut-être s’agit-il des deux autres condamnées présents). La violence est belle et  bien présente. Et ce ne se sont pas les tableaux qui manquent pour illustrer cette nouvelle perception du corps et ce « viol de la peinture traditionnelle ». La violence est donc présente dans le corps du sujet, comme c’est le cas avec Cheval à l’agonie (1937) où la mâchoire de l’animal, la langue raide comme une lance et son regard désespéré saisissent profondément le spectateur (œuvre d’ailleurs utilisée aujourd’hui par des associations de défense des chevaux, en particulier pour leur fin de vie). La violence est aussi bien présente dans le regard des sujets. Pensons notamment  à la Femme qui pleurs (1937). Ses yeux de flèches transpercent l’âme du spectateur. Un regard qui souffre, un tournement du sujet et un dérèglement des sens (croisement des nerfs optiques particulièrement), une bouche qui se fait le miroir d’un désespoir intérieur renforcé par le bi-collorisme (noir et blanc). C’est ici une des grandes innovations après le cubisme : la révélation des sentiments. Bref, le « dynamisme créateur » de l’artiste s’embellit encore une fois de plus avec une nouvelle peinture à très forte charge émotionnelle. L’influence des poètes surréalistes fut indéniable dans cette volonté de dépeindre de l’intérieur l’enfer personnel. Cependant Picasso n’était probablement pas dans la logique du « rêve calqué sur la toile » des surréalistes, mais beaucoup plus dans un pragmatisme épuré de toute norme pourrait-on dire.

Picasso exploite de nouvelles formes. Les assemblages qu’il réalise s’inspire du procédé de collage cubiste mais s’en distinguent pat leur aspect bidimensionnel. Beaucoup d’œuvres cubistes, à l’image de La Guitare, comprennent des lettres, des mots dessinés («concert») peints au pochoir ou tout simplement crayonnés sur le support collé sur la toile. Pour Apollinaire, ces écrits sont intimement liés à l’environnement parisien, les cubistes « introduisaient dans leurs œuvres d’art des lettres d’enseignes et d’autres inscriptions parce que, dans une ville moderne, l’inscription, l’enseigne, la publicité, jouent un rôle artistique très important ». Par certains éléments de leur iconographie (lettres, publicités, journaux…) et par leurs matériaux industriels, les œuvres de Picasso s’inscrivent résolument dans leur temps. Ils s’érigeaient ainsi contre l’isolement habituel de l’artiste, réfugié  hors du monde, concerné uniquement par les problèmes esthétiques et l’art du passé… Picasso alla même plus loin encore en collant un morceau de linoléum dans sa Nature morte à la chaise cannée et en ayant donné une vraie guitare au joueur dans sa Construction au joueur de guitare (1913). Avec l’introduction de ces lettres dans les peintures, l’œuvre obtient un caractère réel. Avec l’introduction d’éléments tout faits, les procédés de création se réduisent en grande partie au collage, à l’assemblage de matériaux préexistants, presque à un geste unique. Les artistes semblent alors imiter les processus de production industrielle et les modes opératoires ouvriers : la division du travail qui conduit à une segmentation, la fabrication d’un objet s’effectuant désormais à plusieurs et se restreignant à des mouvements simples répétés. À l’instar de l’ouvrier monteur unissant des pièces qu’il n’a pas façonnées de ses mains, Picasso rassemble, Braque colle, Laurens soude ensemble des éléments réalisés par d’autres. Ils limitent la difficulté technique de la création artistique.

Ainsi, pour Jean Clair, ce qui caractérisa Picasso tout au long de sa vie c’est « cette façon de rester extérieur à ce qu’il choisit de représenter ». Il mena ainsi une révolution dans l’art, traitant le sujet comme une chose déformable au contraire de toute normalité d’alors. La peinture traditionnelle s’en retrouvait donc bien violée. Enfin, on peut s’interroger sur la place de Picasso et de son Œuvre dans l’art, et plus particulièrement de l’impact ou de la responsabilité qu’il détient quant à certains courants de l’art contemporain.

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