L’apparence corporelle comme gage de respectabilité

Chez les ménages populaires qui échappent à la grande précarité, le travail que les parents réalisent sur l’apparence de leurs enfants traduit et reflète une recherche de respectabilité. Le choix des vêtements est orienté par un souci d’économie, mais aussi par le désir de faire porter aux enfants des tenues qui attestent de la distance à la nécessité. La mère de Léonie (coiffeuse, conjoint ouvrier) offre une seule paire de chaussures à sa fille à chaque saison en veillant à ce que celle-ci « aille avec toutes ses tenues ». Si les parents récupèrent une large partie des habits de leur enfant, s’ils s’approvisionnent dans des magasins bon marché, s’ils prêtent attention aux prix et limitent le nombre de pièces achetées, tous achètent également des vêtements de marque de manière plus ou moins régulière. La mère d’Ilyes (employée à mi-temps dans un fast-food, conjoint agent de sécurité au chômage) mentionne par exemple des chaussures Timberland ct Birkenstock, ainsi qu’un jean Paul Smith qui est manifestement une contrefaçon. La mère d’Angélica (employée à mi-temps dans un supermarché, conjoint ouvrier) récupère la plupart de ses tenues auprès de membres de sa famille. Elle explique qu’elle achète peu d’habits neufs à sa fille, mais que lorsqu’elle le fait, elle privilégie une boutique de milieu de gamme (Du Pareil au Même) plutôt que les grandes surfaces. […]

Enfin, ce souci de respectabilité passe également par une mise à distance des marqueurs vestimentaires et corporels qui évoquent les classes populaires perçues comme « dangereuses ». Si une telle mise à distance n’est pas spécifique aux classes populaires établies, elle revêt ici une importance particulière en raison de le proximité entre les deux fractions de classe et du risque qu’encourent les membres de la seconde d’être assimilés la première. Ainsi, la mère d’Ilyes, qui vit dans une banlieue paupérisée de Lyon et qui côtoie au quotidien des garçons de quartiers populaires très défavorisés, ne veut pas que son fils arbore une coiffure qui était portée à l’époque de l’enquête par de nombreux footballeurs professionnels parce qu’elle était aussi celle de nombreux jeunes garçons « de cité » cheveux coupés très court sur les côtés avec des motifs en zigzags ragés à blanc. Lors d’un récent séjour en Algérie, Ilyes est allé chez un coiffeur qui lui a fait une coupe de ce type. Dès que ses cheveux ont été suffisamment longs, sa mère l’a amené chez un autre coiffeur pour « tout enlever », marquant par là la volonté de le distinguer de ces jeunes.

Des investissements élevés dans l’apparence des enfants

Dans les classes moyennes et supérieures situées au centre de l’espace social et du côté de son pôle économique, l’apparence des enfants fait l’objet d’investissements élevés en temps et en argent. Les parents consacrent un budget important à l’habillement de leurs fils comme à celui de leurs filles. Ils passent également du temps à choisir leurs vêtements, à surveiller leur présentation et à leur apprendre à le faire eux-mêmes. Au-delà de ces points communs, des différences apparaissent toutefois au sein de ce groupe entre les parents les plus dotés et ceux qui le sont moins.

Dans les familles appartenant aux classes moyennes, le travail que les parents réalisent sur l’apparence de leur enfant se caractérise par une forme d’hypercorrection vestimentaire et corporelle. Ces Parents préfèrent les vêtements neufs aux vêtements d’occasion. La mère d’Alexis (« coordinatrice de comptes clients », conjoint technicien) refuse même totalement de faire porter à son fils des habits récupérés. ces parents s’approvisionnent davantage dans des boutiques ou des magasins de milieu de gamme que dans des grandes surfaces et, en profitant parfois de promotions ou en allant dans des dépôts-vente, ils privilégient les vêtements de marque (ils citent Catimini, IKKS, Aigle, ainsi que des marques sportives). […]

Dans les familles des classes supérieures, les choix vestimentaires que les parents font pour leurs enfants tout par un goût pour le luxe. Plus assurés que les précédents de la légitimité de leurs pratiques, ces parents qu’ils peuvent fréquenter des enseignes bon marché comme Eurodif ou La Halle aux vêtements. Toutefois, tous des vêtements de marques coûteuses ou matières luxueuses (du cachemire, du lin). Ils enfants de la manière la plus évidente qui soit : en leur permettant d’arborer des tenues financièrement inaccessible aux autres.

Dans la plupart des cas, ce goût du luxe se combine à un refus de la dépense ostentatoire. Les parents qui s’affichent discrètement (ils citent Catimini, Cyrillus, Acanthe ou Kenzo). Ils rejettent à l’inverse celles qui se donnent à voir de façon manifeste. Les parents de Daphné (père gérant d’une grande exploitation céréalière, mère vétérinaire) revendiquent leur refus des « logos », « surtout s’ils sont très visibles ». Ceux de Thomas (père ingénieur d’affaires, mère responsable de la communication dans grande entreprise) expliquent qu’ils ne veulent pas transformer leurs enfants en « panneaux publicitaires ». Au-delà de leur caractère luxueux, les vêtements des enfants signalent parfois l’appartenance de ces derniers aux classes supérieures par des voies plus subtiles. Daphné possède ainsi un polo aux couleurs de l’école privée de sa commune, qui possède un certain prestige à l’échelle locale (celui-ci est vendu aux élèves à l’occasion de rencontres sportives inter-écoles). Inscrite elle aussi dans un établissement privé élitiste – une école hors contrat pratiquant la pédagogie Montessori -, Léa (père ingénieur dans une multinationale, mère ingénieure, au foyer) porte quant à elle quotidiennement un uniforme, dont le style, inspiré de celui des écoles privées britanniques, évoque clairement la bourgeoisie ancienne.

Une distance relative au travail de l’apparence

Par comparaison avec leurs homologues du pôle économique et du centre de l’espace social, les parents des classes moyennes et supérieures appartenant au pôle culturel de cet espace consacrent nettement moins de temps et d’argent à l’apparence de leurs enfants. Occupant des positions sociales qui les disposent à accorder plus de valeur à la connaissance ou à la culture qu’à l’argent et aux biens matériels, ils sont portés à percevoir le travail de l’apparence comme une préoccupation secondaire et sans doute aussi comme une préoccupation superficielle.

Dans ce groupe, les vêtements des garçons comme ceux des filles doivent avant tout être « basiques », « sobres », « solides et confortables », « à la bonne taille » et font l’objet de dépenses délibérément modérées. Dans les ménages les moins dotés du point de vue économique, la plupart des habits sont d’ailleurs récupérés auprès de membres de la famille ou d’amis, ou achetés « pour rien du tout » dans des friperies, des vide-greniers, voire à la Croix-Rouge. Ne souhaitant pas passer du temps à l’achat des vêtements de leurs enfants, les parents privilégient les magasins les plus proches de leur domicile. Ils ne font que quelques approvisionnements dans l’année, aux changements de saison. Certains achètent par Internet un système de « box » qui leur évite non seulement d’avoir se déplacer mais aussi d’avoir à choisir les articles : avec ce système, les clients reçoivent chaque mois à leur domicile un lot de vêtements sélectionnés à partir de critères définis en amont.

Ce refus de consacrer du temps et de l’argent à l’habillement des enfants n’est cependant pas synonyme d’indifférence à l’égard de leur apparence. Lors des entretiens, la plupart des parents indiquent ainsi qu’ils excluent d’acheter certains vêtements à leurs enfants, Ils expriment à cette des jugements marqués par des dégoûts de classe, revendiquant par exemple leur refus des vêtements « très moches avec des voitures partout », des « joggings dégueu en synthétique des « leggings panthère », des « cadeaux très moches à base de robes Hello Kitty » ou des « bottes Reine des neiges » également qualifiées de « moches ». A travers ce type de discours, ils donnent à entendre à leurs enfants que l’achat de ce type de vêtements est impensable, et ils contribuent en outre à leur transmettre une répulsion pour les produits vestimentaires – et culturels – se rapportant à la culture populaire. […]

Dans plusieurs de ces familles, enfin, les parents adhèrent à un idéal d’éducation indifférenciée (ou peu différenciée) en termes de genre, et ils s’attachent à mettre à distance les tenues qu’ils jugent trop marquées de ce point de vue. La mère de Mathilde, par exemple (cadre dans le public, conjoint cadre dans le public), accepte que sa fille porte des vêtements roses mais la contraint à n’arborer chaque jour qu’une seule pièce de cette couleur : « Aujourd’hui elle a le tutu rose, mais elle a des collants noirs, un gilet noir et des chaussures noires. » […]