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Marie Jaëll (1846-1925) : « De l’art du piano à la science du toucher »

Posted by on 5 février 2016

Une artiste accomplie

Marie jaellNée en 1846 à Steinseltz en Alsace, Marie Jaëll-Trautmann commence le piano à l’âge de 6 ans. Très vite ses dons de musicienne sont reconnus par ses parents et ses premiers maîtres. Après avoir été élève de Franz Hamma à Stuttgart, Marie entre au conservatoire de Paris en 1862 dans la classe de Henri Herz et en ressort quatre mois plus tard avec un premier prix. Le Conservatoire note la qualité de « son mécanisme supérieur, son beau style, son jeu délicieusement nuancé, d’une pureté irréprochable, d’un goût exquis ». Mais sa carrière était déjà lancée à neuf ans, en cette époque férue des enfants prodiges. De l’enfance à l’adolescence, elle se produit régulièrement dans les grandes villes européennes : Bâle, Berne, Genève, Lausanne, Londres, Karlsruhe, Strasbourg… Lors d’une tournée en Allemagne, elle rencontre le pianiste autrichien Alfred Jaëll, de quatorze ans son aîné, qu’elle épousa en 1866. Interprète connu pour son toucher raffiné et très nuancé, Alfred avait déjà acquis une réputation européenne. Dans son adolescence, il avait connu Chopin, avait travaillé avec Czerny, fréquentait Liszt, Brahms et Rubinstein. Le couple s’installe à Paris et se produit partout en Europe à deux pianos.

Pianiste aussi renommée que Clara Schumann, Marie Jaëll s’affirme également comme compositeur. Elle prend des leçons de composition auprès de César Franck et Camille Saint-Saëns, et c’est avec le soutien de ce dernier et celui de Gabriel Fauré qu’elle devient l’une des toutes premières femmes à être admise à la Société des Compositeurs de Musique en 1887. Véritable musicienne d’avant-garde, elle n’hésite pas à innover également lors de ses concerts. De 1892 à 1894, elle est la première à donner des séries d’intégrales d’œuvres de contemporains de son époque : les Sonates de Beethoven, les œuvres de Schumann et de Liszt. Les critiques attestent que le talent de Marie est unanimement reconnu.

Malheureusement, Alfred Jaëll décède en 1882 et Marie se retrouve seule à 36 ans. Lizst l’invite alors à Weimar et, chaque année,  elle va passer quelques mois  auprès de lui. Elle observe avec attention le jeu de Lizst qui la fascine et écrit abondamment dans son journal ses réflexions sur les liens qui unissent l’art à l’interprète. Elle a notamment une révélation lorsqu’elle l’entend pour la première fois en 1868 à Rome :

« Ce n’est pas la musique telle qu’elle est écrite par le compositeur que j’entendais, c’est la transfiguration idéale de cette musique. […] C’est précisément la prodigieuse dissociation des doigts de Liszt intimement reliée à la transcendante cérébralité de son jeu qui a provoqué le perfectionnement momentané de ma mémoire, et par conséquent de ma pensée musicale. […] En raison de cette dissociation tout à fait exceptionnelle, Liszt possédait de chacun de ses doigts un état de conscience distinct. » (Marie Jaëll, Les Rythmes du regard, p.4-5)

Ses interrogations sur l’esthétique musicale se font de plus en plus profondes. A la mort de Lizst, Marie Jaëll va consacrer alors l’essentiel de son temps à l’analyse du toucher musical et à la réforme de l’enseignement pianistique. Elle se retire du monde, ne donne plus de concerts et refuse même une classe de piano au conservatoire de Paris. Elle travaille désormais avec passion sur ses recherches avec quelques élèves.

Du piano au laboratoire

« Il me faut dépasser le stade de l’instinct et aboutir à la connaissance. » Telle est la motivation de Marie Jaëll, musicienne surprenante et ambitieuse, dont l’exigence est une constante. Elle s’est désormais assignée la mission délicate d’ « apprendre à chacun à réaliser la beauté par la piano ». Or jusqu’à présent, l’essentiel de la pédagogie du piano reposait sur la répétition fastidieuse et machinale d’exercices et de gammes. On inventait des machines pour mieux assouplir les doigts et certains professeurs réputés conseillaient à leurs élèves de lire pendant leurs exercices de vélocité pour ne pas perdre du temps ! Beethoven disait d’ailleurs des pianistes formés à cette école « la vélocité de leurs doigts met en fuite leur intelligence et leur sensibilité ». De plus, la deuxième moitié du XIXe siècle voit naître l’ère industrielle dont les développements technologiques se répercutent sur la facture du piano. Cadre métallique, cordes croisées, mécanique du double-échappement d’Erard, feutre sur les marteaux… Autant de techniques remettant inévitablement en question l’esthétique sonore et la technique digitale du pianiste. Devant un piano plus sonore, plus puissant, de plus en plus capable de rendre la nuance et l’expression, comment se servir de sa main pour obtenir une interprétation artistique avec la meilleure sonorité possible ?

Jaell-Caland_empreintesDans ce contexte et afin de répondre à cette quête passionnante, Marie Jaëll se met alors à étudier les sciences telles l’anatomie, la physiologie, la physique, la chimie, les mathématiques, la psychologie. Elle passe évidemment du temps à étudier la physiologie et l’anatomie de la main et elle effectue diverses expériences afin d’arriver à trouver les règles qui déterminent comment agit la main et comment il est possible de la faire travailler au clavier, de manière à garantir de façon certaine et donc viable, les résultats de son enseignement. Elle a notamment l’idée de réaliser, après avoir collé de petits cartons sur les touches, de nombreuses séries d’empreintes pendant que ses élèves jouent, les doigts enduis d’encre. Elle les compare entre elles pour définir de quelle manière sont utilisées les différentes régions des pulpes des doigts sur les touches pour produire une belle sonorité, au timbre varié. Elle va travailler en collaboration avec Charles Féré, éminent physiologiste et médecin-chef à l’Hôpital Kremlin-Bicêtre à Paris, ce qui lui permet d’étendre ses méthodes expérimentales à l’étude des rapports étroits entre la sonorité, la main et le cerveau. Elle publie de nombreux ouvrages dont : Le Mécanisme du Toucher (1897), L’Intelligence et le rythme dans les mouvements artistiques (1904), Les Rythmes du regard et la dissociation des doigts (1906), Un nouvel état de conscience : la coloration des sensations tactiles (1910), Nouvel enseignement musical et manuel basé sur la découverte des boussoles tonales (1922).

Aujourd’hui

Propos recueillis sur le site de l’association Marie Jaëll (http://www.marie-jaell.info/ ) :

L’interaction des facultés organiques et mentales n’est plus à mettre en doute, et il est bien reconnu de nos jours que le mouvement exerce sur les fonctions mentales une action certaine. Les recherches actuelles en neurosciences montrent à quel point le monde sensoriel influe notre mode de pensée, et peut participer à l’éducation. Nous pensons avec notre corps ! Cette idée de poète est maintenant une proposition scientifique, et les intuitions de Marie Jaëll se trouvent confirmées par les expérimentations d’aujourd’hui.

Dans sa méthode, Marie Jaëll définit dans le détail le plus infime ses observations sur le mouvement, artistique, et son lien avec la pensée musicale. Elle engage ses élèves à retrouver cette unité pensée sensation. L’étude du piano se transforme alors en un travail d’éveil, et n’est plus systématiquement dirigée sur l’activité mécanique des doigts. L’attitude du pédagogue devient différente ; il n’enseigne pas des choses toutes faites que l’élève serait tenté d’assimiler par un travail de répétition et de mécanisme, mais il lui enseigne la façon de mettre sa pensée en marche.

Main Marie JaëllLe travail proposé par Marie Jaëll, loin de l’apprentissage par automatisme, est fondé sur l’éducation de la sensibilité de la main, et la recherche du mouvement musical juste. Ce travail sensoriel de la main et du toucher permet une éducation de l’oreille. Le sens tactile et le sens auditif sont liés. Des exercices faits en dehors du clavier, flexions, extensions, écarts, anneaux… permettent de développer la dissociation, la vitesse, la sensibilité. Sa méthode propose des exercices au clavier, réalisés sur un tabouret bas. Cette position favorise une juste tension musculaire, garante d’une attention continue, et d’un affinement du toucher. Le jeu gagne en diversité de timbres, en sonorités, l’oreille s’éduque, et la pensée musicale s’approfondit.

Bien des artistes se sont inspirés directement ou indirectement du travail de Marie Jaëll : Alfred Cortot, Louta Nouneberg, Blanche Selva, Eduardo Del Pueyo, par exemple.

Ce dernier décrit ce travail dans un article très intéressant intitulé « Autour de la méthode de Marie Jaëll et de son apport à l’enseignement du piano » publié dans la Revue internationale de musique, en 1939, que l’on peut trouver intégralement sur ce site : http://www.marie-jaell.info/methode/

Eduardo Del Pueyo résume ainsi : « la doctrine et les disciplines de Marie Jaëll sont basées : a) sur la coïncidence absolue des mouvements et de l’expression musicale ; b) sur la coïncidence absolue des fonctions matérielles et mentales, physiologiques et psychologiques, du mouvement et de la pensée ; ce système a pour but d’éveiller la conscience du mouvement à s’identifier à l’expression musicale, conscience qui à son tour éveille et développe le sentiment musical.

Les moyens de ces disciplines sont : a) la représentation mentale des mouvements et la tension musculaire ; b) la continuité du mouvement circulaire du doigt, avec glissement du doigt sur la touche après l’attaque ; c) l’utilisation rationnelle des surfaces tactiles. »

Enfin, je puis dire que la portée de l’enseignement selon Marie Jaëll va bien au-delà du jeu du piano, et, pour la définir, je ne puis trouver termes plus nobles que les siens (La Musique et la Psycho-Physiologie, p. 12) : ‘’ On pourrait dire qu’il ne s’agit pas uniquement du perfectionnement de l’enseignement musical, mais bien de la perfectibilité de l’organisme humain sous l’influence de l’enseignement musical, basé sur les connaissances spéciales de la physiologie moderne.’’ »

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Bibliographie :

  • Marie Jaëll : De l’art du piano à la science du toucher, plaquette réalisée à l’occasion de l’exposition présentée à l’Hôtel du Département, Strasbourg (1997), par Marie-Laure INGELAERE
  • L’Education artistique de la main selon l’enseignement de Marie Jaëll, pianiste et pédagogue, par Marie-Charlette BENOIT-HEU & Marie-Claude FRENEA & Denise GRUNWALD & Charles POLIO (2010)
  • Marie Jaëll, Problèmes d’esthétique et de pédagogie musicales, par Hélène KIENER (cousine de Marie Jaëll) (1952)
  • Apprends à toucher le piano, La méthode Jaëll pour les jeunes débutants, Marie-Charlette BENOIT-HEU – Gérard Billaudot éditeur (1985)

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