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Celibidache, Sur la phénoménologie de la musique

Posted by on 24 mai 2016

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Célibidache

Sur la phénoménologie de la musique

Quand, en 1973, les musiciens de l’Orchestre National de France découvrent leur nouveau chef d’orchestre en la personne de Sergiu Celibidache, sa réputation le précède : des tempi qui semblent très lents « Mon Dieu, que je serais heureux si Furtwängler était parmi nous aujourd’hui et montrait au monde ce qu’est un tempo large ! », des répétitions qui durent trois fois plus que d’ordinaire et une exigence des plus accrues. C’est que le chef d’orchestre roumain (1912-1996) a su tirer les leçons de son prédécesseur à la tête de l’Orchestre philharmonique de Berlin : Wilhelm Furwängler. Nous verrons que ses interprétations découlent en fait d’une réflexion très profonde sur la musique, que Celibidache a en partie explicitée lors d’une conférence à l’Université de Munich le 21 juin 1985.

La pensée de Celibidache est à la croisée de l’Occident et de l’Orient, à la croisée du « penser » et du « sentir »,. Il s’inscrit d’une part dans une logique et une conception de la musique très germaniques qui a des points communs avec celle de Schoenberg, rejoint la Gestaltheorie (« théorie de la forme ») d’Ehrenfels et s’inspire de l’Ecole phénoménologique de Husserl. Mais Celibidache la conjugue avec une pensée métaphysique holiste et mystique, héritée en partie du zen et de ses entrevues avec le maître yogi Sathya Sai Baba.

La conférence de Munich a été retranscrite dans le livre La musique n’est rien où elle est accompagnée d’entretiens avec le maître sur les mêmes thèmes.

C’est à partir de cette citation « La musique n’est rien » que je propose de découvrir la pensée originale de Sergiu Celibidache.

Son musical et silence

Quand Celibidache dit « la musique n’est rien », il veut dire qu’elle n’est rien en elle-même, que la musique n’est pas « quelque chose ». Par contre, quelque chose peut devenir musique. Ce « quelque chose », c’est le son. Les allemands distinguent deux acceptions au mot « son » ; klang (« le bruit ») n’a pas le même sens que Ton (« le son musical », rien à voir avec « tonalité »). Le son musical (Ton) n’est pas présent dans la nature, il n’y a que les bruits. Le son musical est artificiel, il est produit par l’homme qui crée cette vibration et ensuite la nature reprend ses droits, le son revient au silence. L’homme, en inventant les instruments, crée les conditions de répétition du son ; il cherche à reproduire le miracle ; par les mêmes conditions, il essaie d’obtenir les mêmes résultats.

Un son seul son n’est pas musique, il n’est que pur accident. Par contre, dès qu’il y a deux sons, se crée une force motrice, une direction, les ébauches d’une dramaturgie dont la péroraison sera toujours le silence. L’homme crée un tissu de sons, un univers en expansion, pour prolonger autant que possible le miracle de la musique. Il repousse ainsi toujours la fin inéluctable qu’est le silence, comme l’alcoolique grisé enchaîne les verres pour éviter le moment fatidique du réveil. Même la répétition du même son n’est pas répétition à l’identique ; chaque note répétée se charge du poids de la précédente, ce qui provoque a minima une attente (de changement) voire une tension.

Le rythme dans le son

Un son musical n’est jamais pur ; il est composé d’une fréquence fondamentale et d’une succession d’harmoniques. Les harmoniques apportent au son un système de relations à la fois spatiales mais aussi temporelles. En effet, les harmoniques n’apparaissent pas rigoureusement en même temps que la fondamentale, elles se déploient progressivement, on parle de « processus d’entrée en vibration du son ». Il y a ainsi un rythme inscrit au cœur du son ; l’oreille humaine a besoin de plus ou moins de temps pour apprécier un son musical dans toute sa totalité, harmonique après harmonique.

La réduction

Un des préceptes des maîtres yogi, est le fait que l’homme étant lui-même unité ne peut appréhender que des unités. Les anglo-saxons ont un terme pour définir cette attitude : onepointedness, signifiant littéralement « être-dirigé-sur-un ». Quand l’homme a à faire à une multitude d’informations, il les réduit à une idée globale qu’il peut assimiler. Cela rejoint la Gestalttheorie qui considère que l’homme appréhende la réalité en établissant des groupements successifs, en réduisant une multitude de points en une forme connue.

Exemple : l’homme relie ici inconsciemment les sommets d’un cube imaginaire, là où il n’y a que des points isolés.

Cette notion de réduction est très importante chez Celibidache, contrairement à chez Husserl elle n’est pas synonyme de perte, mais permet au contraire de retrouver l’Unité transcendantale. La musique est conditionnée par un ensemble de paramètres, lorsque ceux-ci sont en harmonie, la musique peut se faire. Celibidache prend ainsi l’exemple d’une flûte qui joue trop haut par rapport au reste de l’orchestre. Celle-ci jouant trop haut, elle crée une dualité par rapport à l’unité de l’orchestre. Le rôle du chef-d’orchestre est alors de réintégrer la flûte dans l’unité de l’orchestre. Quand l’unité se crée, le miracle peut avoir lieu.

Les harmoniques, comme tissu de relations spatiales et temporelles

Lorsque deux sons se succèdent, le deuxième son présente un degré d’opposition plus ou moins important par rapport au premier. Si les notes sont les mêmes (do-do), les deux spectres harmoniques se confondent, l’opposition est minime. Dans le cas de deux notes différentes, d’un intervalle plus surprenant (do – fa #) les spectres harmoniques sont éloignés, ce qui va provoquer des frottements entre les harmoniques des spectres, de nombreux points de contact. Ces points de contact font que la succession est moins naturelle, plus difficile et moins prévisible, ce qui fait que l’oreille humaine a besoin de plus de temps pour appréhender cette succession. Ainsi, la dimension temporelle est déjà présente dans l’intervalle. C’est ce qui peut expliquer le fait que Frescobaldi recommandait de « jouer plus lentement les passages expressifs que les autres », que Haydn préconisait l’emploi d’harmonies simples (I-IV-V) pour les finales rapides et de conserver les harmonies chromatiques pour les mouvements lents. Ce qui est valable horizontalement (mélodiquement) est valable aussi verticalement (harmoniquement) ; un accord de septième diminuée demande plus de temps à l’oreille qu’un accord parfait.

Conformément à la théorie de la Réduction, l’oreille a donc besoin de plus ou moins de temps pour réduire les hauteurs absolues des notes successives à l’intervalle qui les sépare. On peut ainsi envisager la musique comme un tissu de relations d’oppositions de proche en proche, que l’oreille réduit dans une conception globale de la forme. Ainsi, chaque note porte en elle le vécu des précédentes et en même temps le germe des suivantes. C’est donc une forme où le passé et le futur sont toujours présents à chaque instant, où chaque note est cohérente par rapport à une vision synthétique de l’ensemble.

L’objectivité du son – le tempo comme condition

Dès lors, comme la dimension temporelle est au cœur des intervalles, comme on a vu que telle succession prenait plus de temps que telle autre, que le déploiement des harmoniques conditionnait le temps nécessaire à l’appréhension d’un son, on peut donc parler d’objectivité du son. Le son est un phénomène objectif, qui nécessite un temps précis pour se déployer. Le tempo sera donc le facteur de la réussite de ce déploiement. Le tempo est ainsi la condition unique qui permet la réduction, et donc de maintenir l’unité de l’œuvre, c’est ce à travers quoi se manifeste la musique.

La relativité du tempo

Le phénomène sonore étant dépendant des lois de l’acoustique et donc de son environnement, il ne saurait dès lors y avoir de valeur de tempo absolue, notée métronomiquement sur la partition. Celibidache se souvient ici de la leçon de son maître Furtwängler à qui il avait demandé « A quelle vitesse interpréter le scherzo de la 5e de Beethoven ? » et qui s’était vu répondre « Quelle question ! Ca dépend comment cela sonne ! ». Ainsi, cela sonnera différemment dans une salle de concert, dans une église et en plein air, donc le tempo ne sera pas le même car l’oreille n’aura pas besoin du même laps de temps pour saisir chaque intervalle.

Celibidache s’inscrit de ce fait radicalement contre la pratique de l’enregistrement, qui d’une part filtre une partie des fréquences aiguës (le son n’est donc pas pleinement restitué) et surtout ne tient pas compte de l’espace acoustique nécessaire au déploiement sonore . Ainsi, tel cd de Glenn Gould (antagoniste parfait) peut être écouté indifféremment dans une salle de spectacle, un salon ou une salle de bain, aberration totale pour Celibidache ! Voici donc expliqué le fameux mystère des tempi « trop lents » de Celibidache. Le tempo n’est pas choisi, il n’y a donc pas à proprement parler « interprétation » ; le tempo s’impose comme condition pour que la réduction se fasse, que l’Unité demeure, que le miracle se produise et que la Musique soit.

Pour l’interprète, que retenir, plus pragmatiquement, de la vision de maître Celibidache ? Je propose au moins deux notions essentielles :

  • La musique est un tout, chaque note contient en elle le poids des précédentes et le germe des suivantes, c’est un tissu de relations en expansion qui atteint un climax avant de regagner petit à petit le silence originel. L’interprète doit donc à chaque instant avoir conscience de l’ensemble de la forme et de sa progression dans la téléologie.

    • Comme les nuances, le tempo n’est pas absolu mais dépend entre autres de la réalité acoustique de la salle. Ainsi, il serait vain de vouloir interpréter des pièces particulièrement fournies en traits prestissimo dans une église.

Je conclus en vous proposant, un petit extrait de la 7e Symphonie de Bruckner, compositeur dont Celibidache considérait la production comme le sommet de l’Art symphonique allemand.

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=Znaac5QFNxY[/youtube]

Pour en savoir plus :

Entretien de Celibidache sur la Phénoménologie de la musique (en français) :

One Response to Celibidache, Sur la phénoménologie de la musique

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