« Le Wagon » d’Arnaud Rykner : « Ceci est un roman » …

Le Wagon choisit un drame extrême pour sujet : cette intrigue aux confins, historiques, de l’humanité, nous dit, avec une acuité remarquable, à quel point c’est la littérature qui permet de « parler » le réel. L’exergue « Et tout le reste est littérature » choisie par A. Rykner, prend certes une distance avec le jeu littéraire, mais rappelle surtout qu’il n’y a peut-être que la littérature qui permette de dire le réel, qu’on l’appelle l’Histoire ou l’humanité. L’expérience monstrueuse du « wagon », vécue par la fiction – car fiction il y a bien à partir du moment où se construit une voix, et par là un sujet – « forme une image » en « fai[sant] parler l’autre en [soi] ». Et dans le récit, l’autre, c’est le narrateur à « la place » duquel on prend corps, mais c’est aussi son camarade d’horreur qui tente de l’assassiner, ou le Nazi qui « éclate en imprécations » à la vue des hommes devenus « porcs ».

Car au fond tout tourne autour de l’horreur que l’on porte en soi : une horreur familiale tue pour l’auteur, l’horreur, pour le narrateur, de se savoir capable de haine lorsqu’une carotte lui est ravie par un autre, l’horreur de la barbarie du Nazi qui n’a « plus de père ». Et, pour tous comme pour celui qui sombre brutalement dans la folie violente et tâche d’étrangler le narrateur, il s’agit de « rejeter » sur l’autre ce qui nous « menac[e] » : « comme s’il avait voulu faire sortir de moi cette horreur qui était en lui, et que cette horreur lui revenait désespérément dans la gorge » pense le narrateur de son agresseur. Le roman nous prend en permanence dans des jeux de miroirs, où soi et l’autre se parlent. Le narrateur prend conscience que « la mort des autres [lui] est plus atroce que la [s]ienne » ; collectivement, les déportés reviennent à l’humanité en regardant l’inhumanité face à eux. Lorsque les portes du wagon s’ouvrent enfin pour un moment, le jeune homme songe : « Nous retrouvons devant vous notre dignité », et lorsque la masse ne tue pas l’ennemi en son sein, il se répète comme une rengaine : « Nous ne sommes pas eux. Nous ne sommes pas eux. […] je veux être ce qui leur résiste, même mort. ».

Ce récit est un récit du corps : c’est dans le corps de son auteur qu’a vécu un non-dit terrifiant, c’est dans le corps du sujet de la fiction que le lecteur vit le voyage, et par là, dans son corps. Le tour de force du roman est, par la langue, de parvenir à demeurer comme en amont du langage. À un moment, le narrateur se lance dans une tentative désespérée d’évasion, et il se dit : « Je suis ma main […] je suis dans mon geste. » Son corps se vit souvent comme se « consum[ant] de l’intérieur », « par le dedans ». Ce « wagon » devient une sorte de monstrueux ventre maternel où les déportés revenus en deçà de l’humanité, vivent une régression comme à l’envers, et, comme des « enfants assoiffés », « tètent consciencieusement ». Le narrateur se dit d’ailleurs souvent bercé par le train.

Dans cette écriture du corps, on reconnaît bien la théâtralité dont est pétri le style d’A. Rykner. Ce huis-clos tragique, où « nous regardons celui qui nous regardait » alors que « tout avait commencé à finir », est empli de chants : musique des cahots / du chaos du train, devenu « étrangement amical », « musique irréelle » de la succion nocturne et collective d’un « chiffon » imbibé d’eau, chant d’honneur, chant funèbre du chœur de déportés qui clame une Marseillaise « comme un seul homme », nouvelle berceuse de la comptine yiddish « Wejn nischt, wejn nischt, klejner josem »… Sa langue s’épure jusqu’au rythme poétique, comme infra-langagier, d’un chant d’anniversaire pour celui qui n’est « pas tout à fait mort ».

Le rire surgit plusieurs fois : lorsque le jeune étudiant en pharmacie raconte la risible méprise allemande qui fait traquer une femme au lieu du réseau de résistance « La Baronne », sourire du lecteur lorsqu’un cafetier parisien qui répète qu’ « il n’est pas un rigolo », évoque ses aventures sexuelles, rire « à l’intérieur de [s]oi » pour le narrateur, à regarder la « grimace » de l’Allemand qui lui regarde les déportés.

Si le rire est le propre de l’homme, c’est surtout la parole qui vit dans son corps : le personnage, comme l’auteur, est habité de « voix », la voix qui « chuchote : « Par moi l’on va dans la cité dolente » », la voix de ses proches, « partis » pour les uns, « morte » pour l’autre. Ce sont les mots qui font « survivre » le narrateur : le « Vi » qu’il aperçoit à une gare, le « rêve » qu’il entend dans une autre, à Révigny, et les mots de la littérature qu’il évoque très vite, au début du voyage : « Même si ça pue ici, même si ça suinte de partout, si ça fait mal, si loin qu’on soit de tout ça qui m’a fait vivre, il faut qu’il y en ait parmi nous qui aient dit vrai lorsqu’ils disaient que notre survie à nous passait par tous ces mots échangés, par tous ces livres lus, par ce pouvoir de la pensée, par ce pouvoir des mots, ce pouvoir de nos regards chargés de tous ces mots. » « Ici », au-delà de l’expérience limite du wagon, c’est peut-être simplement dans ce monde, et surtout dans notre corps, et assurément A. Rykner est de ceux qui permettent de croire en « ce pouvoir de nos regards chargés de tous ces mots. »

Sophie Pariente

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