pour les TES :la première mondialisation de S. Berger

Les leçons de la première mondialisation. Entretien avec Suzanne Berger

Suzanne Berger fait le parallèle entre la première mondialisation de la fin du XIXe siècle et la seconde globalisation, la nôtre. La nouveauté est aujourd’hui dans la transformation des systèmes de production industriels et commerciaux, très fragmentés et très internationalisés. Ce fait peut rendre le processus de globalisation actuel aussi fragile et précaire que le premier.

Sciences Humaines : Vous publiez prochainement un ouvrage consacré à la « première mondialisation », située à la fin du xixe siècle. Pourquoi ne pas faire remonter ce processus à la Renaissance ?

Suzanne Berger : On peut évidemment dire qu’il existe depuis très longtemps une économie internationale, des échanges qui liaient des mondes et des nations très éloignées les uns des autres. Mais comme l’a montré le grand historien Henri Pirenne, en fait, les Etats faisaient tout pour séparer le commerce international des aspects intérieurs et de « l’économie domestique ». Il y avait par exemple au Moyen Age et après une réglementation très stricte séparant et contrôlant les foires internationales, qui se tenaient à l’extérieur des villes. De même les échanges et le commerce intérieurs aux villes et aux provinces étaient eux aussi très réglementés, mais différemment : réglementation du travail avec les corporations, guildes et jurandes ; réglementation des prix, etc. En fait donc, jusqu’au xixe siècle, de par la volonté des Etats, l’économie internationale et l’économie interne n’avaient que des rapports extrêmement faibles et réglementés. Voilà une première raison pour ne pas faire remonter la globalisation au-delà du milieu du xixe siècle. L’autre raison est que, du Moyen Age au xviiie siècle, une part très faible de la production était échangée. En France, à la veille de 1914 encore, moins du tiers de la production agricole circulait dans des échanges non-marchands entre individus. Dans les fermes, jusqu’à la Première Guerre mondiale, la quasi-autosuffisance était de règle : on produisait du blé noir pour nourrir les bêtes, et des bêtes pour nourrir la famille. On n’échangeait que du surplus destiné aux outils, à l’engrais, ou aux impôts.

Compte tenu de ces remarques, la première mondialisation peut-être caractérisée d’une part comme la disparition des cloisonnements entre le marché international et le marché intérieur, et d’autre part la mise en marché de la plus grande part de la production.

Y a-t-il un facteur déterminant de la première mondialisation ?

Le vrai moteur de la première mondialisation est le facteur technologique, essentiellement la baisse du coût des transports. Par exemple, le prix du transport d’une tonne de marchandise de Marseille en Chine en 1870 était de l’ordre de 500 francs, alors qu’il n’était plus que de 100 francs vers 1900. Cette baisse à notamment permis la croissance du flux le plus important dans la première mondialisation, c’est-à-dire les migrations : 55 millions d’Européens ont quitté l’Europe pour se rendre au Nouveau Monde (usa, Canada, Australie). Evidemment, la baisse du coût des transports (maritimes ou autres) a également permis la mise en marché international de marchandises agricoles, notamment le blé.

Quelles sont les principales caractéristiques de la première mondialisation ?

J’ai une définition très étroite et très économiste de la mondialisation. C’est l’émergence de marchés globalisés ou la convergence des prix au plan international qui permettent de mesurer la mondialisation.

De ce point de vue, la première mondialisation est caractérisée par cette convergence des prix sur le marché mondial. C’est particulièrement vrai pour le marché du travail : l’émigration massive pour les Etats-Unis a conduit à une forte augmentation des salaires en Europe, notamment en Allemagne, Irlande, Scandinavie, etc. A contrario, ce processus a fait descendre le prix du travail aux Etats-Unis. Dans le même temps, de nombreux marchés globalisés sont nés, particulièrement en matière agricole (blé, machines agricoles), en matière financière (taux d’intérêts convergents, etc.) ou de biens et services.

Je reprends pour ma part les travaux des historiens de l’économie, comme Jeffrey Williamson, Francis O’Rourke ou encore Antony Hatton, qui ont analysé les transformations de cette période.

Parmi les réalités de l’économie durant la première mondialisation, il faut se souvenir que les investissements à l’étranger (calculés en pourcentage du produit intérieur brut de l’époque) étaient extrêmement élevés. La mémoire collective se souvient des exploits ou des scandales, liés à ces investissements, comme le canal de Suez, celui de Panama, ou les chemins de fer russes. A la veille de la guerre, le plus fort taux d’ouverture était celui de l’économie anglaise, suivie de la France. Après soixante-dix ans de fermeture et de repli sur les économies nationales, les taux d’ouverture n’ont été « rattrapés » que fort récemment, caractérisant ce que nous nommons la seconde mondialisation.

Que s’est-il passé entre première et seconde mondialisation ?

On a en fait, du point de vue central de la circulation des capitaux, trois périodes distinctes. Jusqu’en 1914, il n’y a jamais eu contrôle de la circulation internationale des capitaux : c’est là l’une des caractéristiques majeures de la première mondialisation. Au contraire, dans la période qui va de 1914 aux années 1980, les capitaux et les échanges étaient contrôlés, certes de manières différentes selon les moments et les pays. Les accords de Bretton Woods après 1945 par exemple ont maintenu des freins et contrôles à la circulation internationale des capitaux, malgré une volonté d’ouverture du commerce international.

La situation de liberté de circulation s’est à nouveau développée à partir de ce que l’on peut appeler le consensus de Washington des années 80, inaugurant la seconde mondialisation. Les politiques du FMI et de l’OMC en ont été l’instrument, obligeant tous les pays à ouvrir leurs frontières aux capitaux et marchandises.

On voit bien la similitude entre première et seconde mondialisation (mise en marché mondial, flux internationaux de capitaux, de marchandises et immigration). Mais quelles sont les différences ?

Il y a plusieurs types de différences. En premier lieu des différences d’échelles et de volumes, évidemment. Il y a aussi une différence de vélocité dans les flux : l’électronique et Internet permettent par exemple à des capitaux et des produits financiers de se déplacer plus rapidement que par le passé. Mais je crois que la différence essentielle n’est pas là. Elle est à chercher d’une part dans le rôle des investissements directs à l’étranger et surtout dans la fragmentation des systèmes de production, qui est totalement nouvelle. L’organisation de la production s’effectue désormais en séquences. Les produits sont conçus, fabriqués et assemblés en des points divers et éloignés de la planète, par des sous-traitants indépendants.

Les chemises peuvent être par exemple conçues en Italie, découpées en Pologne, cousues au Maroc et vendues en France. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont entraîné la possibilité de gérer des systèmes de productions non-intégrés. Le lien majeur de production n’est plus la propriété, mais des contrats entre des entreprises autonomes.

Cette nouvelle manière de gérer la production devient très importante. Tous les secteurs de l’informatique et des nouvelles technologies sont organisés sur ce modèle. L’entreprise d’ordinateurs Dell, par exemple, doit-elle être considérée comme fabricante d’ordinateurs, alors qu’elle est essentiellement propriétaire de la marque, passeuse de commandes (grâce à un système personnalisé sur Internet) et assembleuse finale ? Dans ce cas, l’ensemble de la production et de la conception s’effectue en Californie et en Asie du Sud-Est. C’est également le cas de Nike, qui est propriétaire de la marque, commanditaire de production (il ne fabrique pas) et organisateur du marketing.

On avait bien, durant la première mondialisation, des « délocalisations » de la production, mais jamais on n’aurait imaginé pouvoir ainsi fractionner la production.

La première mondialisation s’est terminée brutalement lors de la Première Guerre mondiale. Pourrait-il en être de même pour celle que nous vivons ?

En effet, la déclaration de guerre stoppe instantanément les flux de capitaux et réduit les flux de marchandises. Le plus extraordinaire est qu’à l’époque, on n’aurait jamais imaginé – surtout à la City de Londres – que ce coup d’arrêt eût été possible. Il était désormais impossible, même à l’Angleterre, d’assurer ses lignes de crédit, car on ne savait plus qui allait pouvoir payer. Or, l’Angleterre tenait en fait l’ensemble du système international de crédit. La City libre-échangiste avait beaucoup protesté contre la guerre, mais une fois la guerre déclarée, elle suivit et un moratoire sur les crédits fut déclaré.

Peut-on faire un parallèle avec la situation actuelle, marquée par les conséquences des attentats du 11 septembre 2001 ?

Dans une certaine mesure oui. Certains analystes, notamment les analystes financiers des grandes firmes de courtage international, ont indiqué qu’il s’agissait d’un moment crucial, entraînant probablement une difficulté du point de vue de la circulation des capitaux et donc de la globalisation. Les attentats et l’insécurité liée à cette situation ont eu pour effet d’augmenter le coût des transactions transfrontières. La production de Daimler-Chrysler fut par exemple paralysée quelques jours, parce que les camions de pièces détachées étaient bloqués aux frontières du Canada. Toute la production est aujourd’hui basée sur les flux physiques et les échanges intrafirmes, ce qui la rend extrêmement sensible aux aléas de la sécurité aux frontières et ailleurs. On constate de manière générale que les prix des fournisseurs montent, en raison des contrôles douaniers. Ceci devrait entraîner à terme, si la situation durait, des replis sur les espaces nationaux.

Propos recueillis par Jean-Claude Ruano-Borbalan

ENTRETIEN AVEC SUZANNE BERGER


Professeur au département des sciences politiques du Massachusetts Institute of Technology (MIT), membre de l’Académie américaine des arts et des sciences

About GhjattaNera

prufessore di scienze economiche e suciale a u liceu san Paulu in Aiacciu

Category(s): COURS TES, REI et MONDIALISATION

Laisser un commentaire