le stress, au travail une suite d’articles de ce jour dans le Monde

Un rapport remis, mercredi 17 février, à François Fillon souligne la responsabilité des dirigeants d’entreprise face au stress des salariés et préconise de modifier à la marge leur mode de rémunération en intégrant la prise en compte de la santé de ces derniers. Le même document propose aussi de réformer l’enseignement dans les écoles de commerce et d’ingénieurs, où la formation dans ce domaine « est extrêmement pauvre », a déploré l’un des auteurs du rapport, Muriel Pénicaud, directrice générale des ressources humaines chez Danone.

« La responsabilité sociale des entreprises est d’abord celle de ses dirigeants », a souligné le premier ministre lors d’un point presse à Matignon, promettant que ce rapport serait débattu au sein du Conseil d’orientation sur les conditions de travail afin de contribuer au plan santé travail 2010-2014, qui doit être adopté en mars.

Parmi ses principales préconisations, le texte suggère que « la performance économique » ne soit plus le seul critère d’attribution de la rémunération variable des dirigeants. « La performance sociale doit aussi être prise en compte, incluant notamment des indicateurs de santé, de sécurité et de conditions de travail », soulignent ses auteurs. Le document préconise aussi que les conseils d’administration des entreprises se penchent annuellement sur cette question lors d’un rendez-vous consacré à la santé de leurs salariés.
 

UN « PROBLÈME DE MANAGEMENT »

« Le problème de santé n’est pas un problème de la médecine du travail, c’est un problème de management », a insisté l’un des auteurs du rapport, Henri Lachmann, président du conseil de surveillance de Schneider Electric. Le troisième membre de la mission, le vice-président du conseil économique, social et environnemental Christian Larose, a jugé « consternant » l’accueil que leur ont réservé les organisations patronales. Au sein de celles-ci, « on ne veut pas bouger sur ces sujets, et on trouve toutes les raisons du monde pour dire que la question de la santé au travail n’est qu’une mode », a-t-il déploré.

Alors qu’une série de suicides a récemment remis la souffrance des salariés au cœur de l’actualité, notamment à France Télécom, le gouvernement s’apprête à mettre en ligne sur Internet des listes des entreprises de plus de 1 000 salariés classées en trois catégories, en fonction de leurs efforts dans la prévention du stress.

_________________________________________________________________________

Après une série de suicides à France Télécom, le ministre du travail, Xavier Darcos, avait lancé, en octobre 2008, un plan national d’urgence pour la prévention du stress professionnel incitant les quelque 1 500 entreprises françaises de plus de 1 000 salariés à engager avant le 1er février des négociations ou des démarches sur le stress au travail.

Le ministère a donc mis en ligne, jeudi 18 février, sur le site consacré à « la santé et la sécurité au travail » Travailler-mieux.gouv.fr, les listes des entreprises classées en fonction de leurs efforts dans la prise en charge du stress.

Les entreprises se répartissent entre trois catégories : « vert » (celles qui ont déclaré avoir signé un accord de fond ou de méthode), « orange » (celles qui ont engagé une ou plusieurs réunions de négociations ou de discussions) et « rouge » (celles qui n’ont rien entrepris ou n’ont pas répondu au questionnaire soumis par le ministère). Les deux premières catégories comptent 900 entreprises (respectivement 55 % et 33 %), 600 n’ont pas répondu et sont automatiquement classées dans « rouge ».

Dans la catégorie « orange », la plus mystérieuse, se situent France Télécom, Décathlon, Sony France, Mars Chocolat, ou encore Sephora.

Pour Jenny Urbina, déléguée générale CGT chez Sephora, la couleur orange n’est due qu’à l’urgence dans laquelle s’est retrouvée la direction. Selon elle, il n’était pas possible de signer les accords : absence de médecin du travail, documents élaborés « à la va-vite ». A ses yeux, les projets d’accords transmis étaient « scandaleux ». Pas de médecins ni d’enquête en interne. Or les problèmes semblent nombreux : sous-effectifs, horaires difficiles, vie personnelle et familiale négligée. Et « chez Sephora, nous avons 90 % de femmes », précise-t-elle.

 

La démarche aura donc évité au géant de la parfumerie de se retrouver dans le rouge, prouvant, grâce à deux réunions, qu’un accord est en cours d’élaboration. « Ils ont juste limité la casse », conclut-elle.

Pour Jean-Claude Delgènes, DG de Technologia, qui a mis au point le questionnaire destiné aux entreprises, la couleur rouge est très dissuasive. Les tribunaux seront sans pitié pour les entreprises traînées au pénal, les partenaires sociaux ne laisseront rien passer et les candidats à l’embauche exigeront des garanties.

En ce qui concerne les entreprises à propos desquelles un professeur aurait dit « peut mieux faire » (les classées « orange »), elles sont inscrites dans une dynamique, explique M. Delgènes. « La dynamique respecte le rythme propre aux entreprises. Elle s’inscrit dans le long terme. » Même chose si l’entreprise a les honneurs du vert ; elle ne devra pas pour autant se reposer sur ses lauriers. Si les partenaires sociaux montent au créneau, elle pourra très bien retomber dans l’orange, ou dans le rouge. Une stratégie du « name and shame » (« nommer et faire honte »), explique Xavier Darcos dans Paris Match, qui « a des conséquences sur leur image ». Le bonnet d’âne n’est pas loin.

_____________________________

Le stress et l’avenir d’une illusion, par Didier Toussaint

Le 1er février, la lutte contre le stress en France aura sa date anniversaire. Le ministère du travail enjoint toute entreprise de plus de 1 000 salariés d’entamer des négociations avec les partenaires sociaux sur le sujet avant cette échéance.

On ne peut que se réjouir de la prise de conscience à l’endroit de ce fléau bien réel. Mais entre le constat et le diagnostic, il y a un gouffre. A une époque où l’efficience est devenue une religion, on a pris l’habitude de confondre le moyen d’action avec la fin. Or, il faut bien le dire, devant l’inflation de dispositifs censés détecter les risques psycho-sociaux sous forme d’observatoires ou d’indices en tous genres, le diagnostic sur le stress semble quelque peu bâclé. Trois mythes, en particulier, doivent être dissipés.

Le premier d’entre eux est celui du management. On ne cesse d’associer stress et harcèlement, et de voir une cause dans un soi-disant style de management. L’apparence des faits légitime cette analyse, leur réalité l’infirme. Le stress est un symptôme mondial. Les causes en sont connues ; pression exercée sur les salariés au nom de la rentabilité, mondialisation, chômage, sans oublier les sollicitations permanentes d’un temps réel rythmé par les technologies de l’information et de la communication.

Ce qui cesse d’être mondial parce que propre à la France, c’est le thème de la souffrance au travail, popularisé par Christophe Dejours il y a déjà dix ans. La conversion du stress en souffrance est un symptôme national dont la mise en scène s’organise autour d’un pouvoir soupçonné de harcèlement volontaire et d’une victime que cette souffrance pousserait au suicide. Il y a chez nous ce réflexe largement partagé consistant à mettre en accusation des personnes, là où dans des pays comme ceux de l’Europe du Nord, on a conscience que dans un monde qui change très vite, ce sont les structures qui doivent s’adapter en premier. Dans un pays où l’on est convaincu que l’enfer c’est les autres, l’action collective est plus volontiers envisagée sous l’angle d’un huis clos infernal entre personnes que sous son aspect institutionnel.

Le deuxième mythe sur le stress est la question de son coût. On ne cesse d’avancer que l’absentéisme et le manque d’efficacité sont un coût économique, comme si la lutte contre le mal n’allait pas de soi et devait être justifiée. Or, en matière de coût il est préférable de raisonner sur des soldes que sur des postes isolés. L’économie du stress est malheureusement globalement positive, son coût apparent étant largement compensé et dépassé par ses bénéfices. Il suffit pour s’en rendre compte de voir comment un titre s’apprécie en Bourse sur simple annonce d’un plan de licenciement. Tout indique aujourd’hui, dans la vie des affaires, que ce qui pour les personnes est facteur de stress sera pour certaines institutions financières une source de bénéfice dans des proportions qui demeurent largement favorables aux secondes. Il faut voir les choses en face ; ce qui est un coût pour elles, c’est la ressource humaine en tant que telle, et non sa souffrance.

Dernier mythe enfin, celui d’une corrélation entre l’épanouissement des salariés et la rentabilité de l’entreprise. On entend souvent dire qu’une entreprise n’est performante que si ses salariés sont heureux. L’expérience indique systématiquement le contraire. Les exemples ne manquent pas. Renault, à l’ambiance chroniquement tendue depuis l’origine, est le seul des deux survivants français d’un secteur automobile qui comptait plus de cent acteurs au début du XXe siècle. Qui veut croire aujourd’hui qu’Apple, Wall-Mart ou Toyota sont des havres de bonheur ? On ne conteste pas en revanche leur place de leaders.

Il est important de ne pas se tromper de cible. On cherche à mesurer ce qui, au fond, relève de phénomènes à la fois culturels et inconscients. Ce n’est pas seulement en quantifiant les suicides et les risques qui les induisent qu’on parviendra à contenir le mal, même si la démarche est fort utile. Chiffrer, c’est constater, c’est s’en remettre une fois de plus à ce que Robert Musil qualifiait d’arrogant langage des mathématiques. Démonter les mécanismes institués produisant de la souffrance appelle un autre type de langage, celui qui privilégie le sens des faits par rapport à leur mesure.

En France, ce n’est pas tant le stress qui génère de la souffrance que la misère institutionnelle de nos entreprises qui livrent les individus en pâture à des remèdes dont l’apparence technique, sous forme de sondages, questionnaires et formation au management, suffit à les rendre légitimes. Ce sont là des applications maladroites de pratiques anglo-saxonnes qui n’ont de sens que dans leur contexte culturel d’origine. Le choix des moyens présuppose une certaine conscience des fins.

Didier Toussaint est consultant DIT et co-auteur de Vers un autre monde économique (ouvrage collectif), éd. Descartes & Cie, Paris, 2009.

_____________________

Démocratie, travail et suicide ou Ce que travailler veut dire, par Isabelle Ferreras

Les nouvelles sont mauvaises. L’entreprise devient un lieu où l’on se suicide. Progressivement, depuis les années 1990, le phénomène prend de l’ampleur. Renault, PSA, EDF, Areva, Thalès, enfin, France Télécom. Ouvriers, employés, cadres, leur geste de désespoir ultime jette les directions dans l’incompréhension. Le capitalisme aimait croire que les facteurs de production étaient ajustables et souples – flexibles – à souhait. Vraisemblablement, tout comme la planète, l’humain aussi a ses limites. 

Comment comprendre le suicide lié au travail ? Incontestablement, le travail, aujourd’hui, mobilise intensément les attentes des individus. Il importe de comprendre ce que l’expérience du travail représente aux yeux des individus, pour comprendre ce qui peut les pousser à aller si loin. Au contraire de la psychologisation ambiante des enjeux, ce sont des réponses en termes politiques et institutionnels qu’il faut apporter. Pour y parvenir, il faut comprendre ce que représente l’expérience du travail pour celui qui travaille. C’est pourquoi l’analyse du travail se trouve directement au cœur de la réponse à donner au « problème du travail », dont le suicide n’est que le symptôme, le plus frappant et le plus dramatique.

A l’heure où 70 % des emplois relèvent du secteur tertiaire, qu’est-ce donc que le travail dans nos sociétés démocratiques avancées ? Trois dimensions principales le caractérisent : l’expérience du travail est expressive, publique et, au fond, politique. On observe en effet aujourd’hui que le rapport au travail est de l’ordre du sens, de l’expressivité. Contredisant le postulat de la théorie économique qui présuppose un rapport de type exclusivement instrumental au travail (le travail contre le salaire), les recherches actuelles clarifient le fait que le travail est un support de sens central dans la vie de l’individu. Ainsi, même dans le cas des caissières de supermarché, poste de travail emblématique de la société des services mais se trouvant au bas de l’échelle des carrières et des salaires, la dimension instrumentale reste marginale dans le rapport au travail. En effet, la dimension instrumentale (le salaire) se voit toujours reprise dans des dimensions expressives qui la dépassent, telles que l’enjeu de l’intégration sociale ou du sentiment d’utilité à autrui.

Ensuite, l’irruption du client dans l’univers du travail, caractéristique décisive de l’économie des services, donne corps à une réalité nouvelle : travailler, du point de vue du salarié, c’est réellement prendre part à la sphère publique. Cela se joue au niveau concret des pratiques quotidiennes, au travers des attentes manifestées à l’égard de la clientèle singulièrement. Ainsi, sous le regard permanent des clients, les salariés manifestent l’attente que le régime typique de la sphère publique des sociétés démocratiques, fondé sur l’égalité des personnes, règle les échanges dans l’entreprise. Cela n’est évidemment pas le cas et explique la situation de « souffrance » actuelle.

Au fond, il fait sens de dire que l’expérience du travail est fondamentalement politique. Vu la flexibilité qui le définit aujourd’hui (des horaires, des tâches, etc.), travailler constitue une expérience d’insertion et de positionnements incessants dans les collectifs de travail. L’observation montre que les situations de travail sont analysées par les salariés au travers des registres du juste. Cela concerne les innombrables « petits » conflits quotidiens du travail (organisation des pauses, accès à une formation, réorganisation des équipes) aussi bien que les conflits majeurs (restructurations et licenciements collectifs). Ainsi, c’est l’enjeu du juste par rapport au collectif qui est l’aiguillon transversal à toutes les situations qui font la vie de l’individu au travail. Or la question du juste en référence au collectif constitue l’essence même du politique – raison pour laquelle on peut parler du travail comme expérience politique. Enfin, lorsque l’on dégage les divers registres de justice avancés par les salariés (mérite, égalité, performance, ancienneté, situation familiale, etc.), on s’aperçoit que c’est la norme de la justice démocratique qui est pensée comme la procédure adéquate pour trancher les conflits entre critères de justice rivaux. Ainsi, les personnes au travail témoignent de l’intuition qu’il serait juste qu’elles puissent participer à élaborer les règles auxquelles elles doivent se soumettre. Etrange ? Au contraire, cela est logique pour des sociétés à culture démocratique avancée…

Aujourd’hui, de nombreux obstacles s’opposent à la reconnaissance de cette attente démocratique au travail. En effet, le travail est gravement mis sous tension par l’arrangement capitaliste : celui-ci déconsidère l’intuition démocratique contenue dans l’expérience du travail en privilégiant un régime de pouvoir de type domestique, pré-démocratique, celui de l’« arbitraire patronal » – et ce, même quand il est mâtiné de présence syndicale, actuellement bien trop faible par rapport au pouvoir accordé aux détenteurs des capitaux de l’entreprise. Ainsi, le travail n’est pas qu’une « souffrance », c’est pour cela qu’il fait souffrir. Car les attentes démocratiques qui l’animent sont gravement trompées.

Il est à craindre qu’en continuant à ignorer la question qualitative que pose le travail aujourd’hui, nos sociétés se condamnent à enregistrer la souffrance extrême de certains et la frustration grandissante de tous, conséquences de l’arbitraire capitaliste au travail. Ce n’est pas à coup de psychologues, pour renforcer les DRH, que l’on adressera sérieusement le problème qui se fait jour ici. Ce sont des réponses d’ordre organisationnel et institutionnel qui doivent être apportées : quelles institutions pour la gouvernance de l’entreprise, adéquates à ces attentes ? Quels modes d’exercice du pouvoir, légitime et non arbitraire, dans les équipes de travail ? « Une civilisation qui ruse avec ses principes, a dit Césaire, est une civilisation menacée. » A l’heure où l’économie est productive car sa main-d’œuvre est plus qualifiée que jamais, la France ne peut plus faire l’économie de ces questions politiques. Equiper les salariés des capacités nécessaires à participer aux décisions qui les concernent, en commençant par des droits individuels, collectifs et syndicaux adéquats, tels qu’ils puissent réellement se réapproprier leur vie au travail et leur destin personnel, ainsi qu’en faire bénéficier l’ensemble de la société par une vitalité renouvelée, voilà ce qui sera défendre, sérieusement, la « valeur travail » – et la démocratie.

Isabelle Ferreras est professeure de sociologie à l’Université catholique de Louvain, chercheuse qualifiée du Fonds national de la recherche scientifique (Bruxelles, Belgique), Senior Research Associate, Labor and Worklife Program, Harvard Law School, Harvard University.  Elle a publié « Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services » (2007, Paris, Presses de Sciences Po, 273 pp.).

About GhjattaNera

prufessore di scienze economiche e suciale a u liceu san Paulu in Aiacciu

Category(s): actualité, ARTICLE DE PRESSE, conflits, COURS TES, travail et emploi

Laisser un commentaire