A Parienty PT flexibilité et croissance

Progrès technique, flexibilité et croissance 

Sommaire 

1. La fin du paradoxe de Solow
2. Destruction créatrice et flexibilité
3. Une reprise sans emplois
 par Arnaud Parienty. 

Depuis quelques années, l'irruption de nouvelles technologies se traduit enfin dans les statistiques de productivité(a), au moins aux Etats-Unis. Mais cette révolution technique va-t-elle forcément engendrer croissance et emploi ? Les investissements réalisés dans ces nouvelles technologies ne suffisent pas : le progrès technique est un processus douloureux, car il entraîne un mouvement de " destruction créatrice "(b). Une phase délicate de reconversion des activités et des emplois est inévitable. La grande flexibilité(c) de l'économie américaine lui a permis de réaliser cette adaptation. Mais les hésitations actuelles de l'emploi aux Etats-Unis témoignent de la difficulté à engendrer un nouveau cycle de croissance dans un climat d'incertitude(d) que la flexibilité renforce.
 

1. La fin du paradoxe de Solow 

On s'est beaucoup félicité, en France, que la croissance soit devenue plus riche en emplois, ce qui veut dire qu'il n'est plus nécessaire d'avoir une croissance aussi forte que par le passé pour que l'économie crée des emplois. Mais on peut aussi lire les choses différemment : une croissance riche en emplois est une croissance sans guère de gains de productivité, donc sans guère de gains de pouvoir d'achat et de possibilités de se poursuivre durablement. 

L'embellie de l'emploi des années 1997-2001 correspond essentiellement à une conjoncture favorable : une monnaie pas trop forte, ce qui est bon pour les exportations, des prix de l'énergie très sages, l'effet d'entraînement de la croissance américaine, des taux d'intérêt en baisse. Cette embellie était prévisible, d'ailleurs l'économie connaissant des cycles d'une durée approximative de huit à dix ans : faible croissance entre 1980 et 1985, reprise de 1986 à 1990, dégradation de 1991 à 1995, reprise ensuite. Mais cette alternance ne permet pas d'espérer un retour prochain au plein-emploi : en gros, depuis dix ans, le taux de chômage fluctue autour de 10 %, au gré de la conjoncture, sans tendance à la baisse. 

Au contraire, les Etats-Unis et, dans une moindre mesure, le Royaume-Uni sont parvenus à revenir tout près du plein-emploi en créant beaucoup d'emplois, grâce à une croissance plus rapide que celle de la France. L'origine de ces bonnes performances semble résider dans le progrès technique. La productivité apparente du travail a augmenté, dans ces deux pays, de 1,8 % par an, contre 1,2 % en France sur la période 1990-2002(1). Elle s'est même emballée aux Etats-Unis ces dernières années : dans l'ensemble des secteurs marchands, elle a augmenté de 3,1 % en 2000, 2 % en 2001 (en pleine récession), 5,3 % en 2002 et 5,1 %, en rythme annuel, pour les deux premiers trimestres de 2003. Il faut remonter bien loin en arrière pour trouver des gains de productivité aussi élevés outre-Atlantique. Phénomène encore plus remarquable, la productivité semble augmenter plus vite ces derniers temps dans les services que dans l'industrie(2). 

Graphique [L'accélération du progrès technique] 

Ces gains de productivité exceptionnels signent la fin du " paradoxe de Solow " : en 1987, dans un article du Wall Street Journal, le Nobel Robert Solow affirmait que la micro-informatique était partout, sauf dans les statistiques de productivité. Elle s'y trouve désormais. Une recherche récente de Dale Jorgenson met en évidence le rôle des technologies de l'information et de la communication (TIC) : " Une poussée de l'investissement en technologies de l'information après 1995 caractérise les pays du G7. Elle explique une bonne part de l'accélération de la croissance américaine, mais contribue aussi substantiellement à la croissance économique des autres pays du G7. Une autre source de croissance est le gain de productivité dans les secteurs produisant ces TIC. " 

Dans ce cas, pourquoi tous les pays développés n'enregistrent-ils pas la même accélération de la croissance ? Il faut beaucoup de temps pour qu'une vague de progrès technique produise des résultats concrets dans tous les secteurs, car les ajustements des qualifications ou de l'organisation du travail sont longs. L'économiste américain Paul David l'a bien montré dans le cas de l'électricité(3). La diffusion des progrès réalisés dans les secteurs producteurs des technologies de l'information et de la communication aux secteurs utilisateurs de ces techniques commence à peine à se faire, et uniquement dans quelques pays. Après avoir longtemps affirmé que les technologies de l'information ne pouvaient se comparer aux grandes inventions du passé, parce qu'elles n'avaient guère d'impact sur les autres secteurs, Robert Gordon admet désormais qu'elles influencent toute l'économie des Etats-Unis. 

Reste à comprendre l'avance américaine. Un élément d'explication est que les Etats-Unis ont été les premiers à investir dans ces technologies ; un autre est la formidable capacité d'adaptation du capitalisme américain. 

2. Destruction créatrice et flexibilité 

L'accélération du progrès technique a des effets ambigus sur la croissance et l'emploi, car le progrès est aussi changement des techniques, des activités et des emplois : c'est la destruction créatrice, chère à Joseph Schumpeter (4). Ce mouvement est aujourd'hui accentué par la mondialisation, que Schumpeter considérait d'ailleurs comme un aspect du progrès technique (voir page 7Smilie: 8). Ainsi, les progrès des télécommunications poussent de nombreuses entreprises américaines à faire faire leur comptabilité ou à localiser des centres d'appel en Inde (pays anglophone où le travail qualifié est bon marché), la baisse des coûts du transport font de la Chine une usine à l'échelle de la planète. Des emplois sont détruits dans les secteurs où la productivité augmente rapidement, d'autres sont créés dans les activités dont la production est stimulée par les gains de pouvoir d'achat et par les baisses de prix. Les emplois se déversent donc, selon l'expression d'Alfred Sauvy, d'un secteur à l'autre. 

Ce déversement finit en général par assurer l'ajustement du nombre d'emplois aux variations de la population active, d'autant que les gains de productivité entraînent des gains de parts de marché (importants dans une économie mondialisée) et que les hausses de pouvoir d'achat favorisent la diminution du temps de travail. Comme le faisait déjà remarquer Schumpeter il y a soixante ans, malgré un progrès technique ininterrompu, le chômage ne marque aucune tendance de très long terme à la hausse. 

Le problème est que les nouveaux emplois ne sont en général pas dans les mêmes entreprises, les mêmes régions, les mêmes secteurs, ni les mêmes qualifications que les emplois détruits. La destruction créatrice, si elle mène globalement à plus de richesse, prend du temps et fait des perdants, comme les salariés dont la qualification ne vaut plus rien ou les propriétaires de logements invendables du fait de l'exode de la population (ce sont parfois les mêmes), ou encore les entreprises dont le capital technique perd de sa valeur. 

Ce mouvement se voit bien dans le cycle actuel. Deux économistes de la Banque fédérale de New York ont calculé que, lors des récessions précédentes, la moitié des emplois supprimés avaient vocation à être recréés lors de la reprise. Pendant la récession de 2001, la proportion n'était que de 21 %. Le reste des suppressions d'emplois correspond à des changements structurels, c'est-à-dire au déclin de certaines entreprises ou de certaines activités, remplacées par d'autres. 

Le progrès technique ne peut donc être converti en croissance et en emplois que si l'économie est suffisamment flexible pour s'adapter au changement. Cette flexibilité, qualité fondamentale du capitalisme, peut être interne à l'entreprise, comme dans le modèle japonais, ou passer par le marché, selon le modèle anglo-saxon : les emplois peuvent être supprimés sans délai et sans coût(5), ce qui rend l'embauche, elle aussi, plus facile ; les transactions immobilières sont rapides et peu onéreuses ; la création d'entreprise est simple. Résultat : il y a beaucoup plus d'entreprises de création récente aux Etats-Unis(6). Mais cette flexibilité ne suffit pas à transformer le progrès technique en croissance et en emplois. Elle peut même renforcer l'incertitude au point de freiner l'embauche. 

3. Une reprise sans emplois 

Après une récession courte et de faible ampleur, les Etats-Unis connaissent, depuis plus de deux ans, une jobless recovery, une reprise économique sans création d'emplois. Cette situation commence à inquiéter. Certes, le chômage demeure bas et de courte durée, au regard de la situation française. Mais le taux d'emploi a diminué de 67,4 % à 66,2 % en trois ans. Le nombre des créations nettes d'emplois est très faible et très inférieur à ce qu'il est d'ordinaire en période de reprise (voir graphique). En fait, il n'était jamais arrivé que le nombre d'emplois baisse pendant les vingt mois suivant le creux de la récession. 

Pourquoi la reprise ne crée-t-elle pas les emplois attendus ? Parce que la dynamique de l'emploi a changé de nature. D'ordinaire, une grande partie des emplois perdus aux Etats-Unis sont des licenciements temporaires. Lorsque les affaires reprennent, l'employeur reprend contact avec son ancien salarié, qu'il a parfois aidé à obtenir des indemnités de chômage pour éviter qu'il n'aille chercher du travail ailleurs, et il le reprend sur le même poste que précédemment. C'est ainsi que le nombre des salariés de Boeing de la région de Seattle connaît des variations de plusieurs dizaines de milliers de personnes sur de courtes périodes de temps. Ces embauches sont évidemment très rapides. 

Encadré [La destruction créatrice, facteur d'incertitude] 

Dans une période de destruction créatrice rapide, comme celle que connaissent les Etats-Unis, prédominent au contraire les suppressions définitives d'emplois. Ce qui complique sérieusement l'embauche, car les entreprises susceptibles d'embaucher doivent définir clairement leurs besoins, les faire connaître, sélectionner des candidats, et ce processus coûteux et incertain prend forcément du temps. 

Deux ans après la fin de la récession, cette explication ne suffit plus. Les gains de productivité permettent apparemment de produire plus, sans embaucher. La faiblesse de l'embauche vient aussi de l'incertitude croissante qu'entraîne le mouvement de destruction créatrice : le rythme échevelé du progrès technique réduit la durée de vie de chaque innovation, et chaque entrepreneur se demande si c'est le bon moment pour lancer une innovation (voir encadré). Paradoxalement, la vague d'innovations conduit à l'attentisme. 

Graphique [Emploi : un cycle américain atypique] 

Or, Keynes a montré depuis longtemps que l'incertitude pouvait bloquer la croissance. En effet, si l'innovation permet de produire plus avec la même quantité de main-d'oeuvre, la production n'augmentera que s'il existe une demande suffisante pour l'absorber. Ce problème avait déjà empêché l'invention du travail à la chaîne de déboucher sur une vague de croissance dans l'entre-deux-guerres, celle-ci ne survenant qu'une fois mises en place les institutions assurant une progression rapide et régulière du revenu, donc de la demande. 

Ces dernières années, la dynamique de la demande aux Etats-Unis est venue principalement de la hausse de l'emploi et de la Bourse, puis de la politique économique. Or, l'emploi et la Bourse stagnent, alors que l'impact de la politique économique atteint ses limites. Comment éviter l'enchaînement catastrophique par lequel les gains de productivité engendrent la baisse de l'emploi, d'où la baisse de la demande ? 

La solution la plus évidente devrait venir des salaires : une progression régulière des salaires donnerait aux entreprises une meil-leure visibilité. Est-ce envisageable ? Après des années de stagnation, le pouvoir d'achat des salaires a augmenté, ces dernières années, au rythme de la productivité. Mais le pouvoir d'achat du salaire minimum est au même niveau qu'en... 1956 (!), et la détermination des salaires est désormais très décentralisée, voire individualisée. Sa flexibilité rend l'économie américaine très réactive, mais très imprévisible : le nouveau régime de croissance n'est pas un long fleuve tranquille. Plutôt que de suivre aveuglément la voie américaine, mieux vaut sans doute tenter de trouver des compromis entre des exigences contradictoires.

Pour en savoir plus :

 	" Hi-tech Innovation and Productivity Growth : Does Supply Create Its Own Demand ? ", par Robert J. Gordon, NBER, décembre 2002, disponible sur la home page de l'auteur. Ce spécialiste analyse subtilement la hausse de la productivité américaine et les différences entre les deux rives de l'Atlantique.
 	" Has Structural Change Contributed to a Jobless Recovery ? ", par Erica L. Groshen et Simon Potter, Federal Reserve Bank of New York, vol. 9, n°8, août 2003. Disponible sur le site de la Banque de New York. Une analyse claire et précise de l'évolution de l'emploi américain, distinguant l'influence du cycle et des changements structurels.
 	" Information Technologies and the G7 Economies ", par Dale Jorgenson, http://post.economics.harvard.edu/faculty/jorgenson/papers/papers.html Une analyse de la croissance des économies développées présentée très récemment en recalculant, pour chaque pays, la productivité et l'investissement, avec les conventions de mesure américaines (intégration des logiciels dans l'investissement, donc dans le produit intérieur brut, technique de mesure de l'inflation, etc.).
 	Capitalisme, socialisme et démocratie, par Joseph Schumpeter, éd. Payot, 1990 (1ere éd. 1942). Le grand ouvrage de Schumpeter traite, parmi de nombreux sujets, du mouvement de destruction créatrice et de ses conséquences. Parfaitement lisible et souvent très actuel dans ses deux premières parties.
 

(a) Productivité : : mesure de l'efficacité productive rapportant la production aux facteurs utilisés. On distingue productivité du travail (rapport de la production au travail utilisé), du capital et productivité totale des facteurs. Cette dernière notion est une approximation de la mesure du progrès technique. 
(b) Destruction créatrice : : terme employé par Schumpeter pour désigner le mouvement de renouvellement des structures économiques sous l'impulsion du progrès technique. 
(c) Flexibilité : : capacité d'adaptation des activités et de l'emploi aux changements de l'environnement économique. La flexibilité est interne lorsque la reconversion des activités et des emplois se fait à l'intérieur de l'entreprise. Elle est externe lorsqu'elle passe par le marché. 
(d) Incertitude : :situation d'impossibilité de prévoir, donc de prendre des décisions fondées sur le calcul. Selon Keynes, ces situations favorisent des comportements d'imitation largement gouvernés par les facteurs psychologiques. 

(1) Voir " Les chiffres de l'économie 2004 ", Alternatives Economiques, hors-série n°58. Cette différence de quelques dixièmes peut paraître minime, mais, cumulée sur douze ans, la hausse est de 15 % en France, contre 24 % dans ces deux pays anglo-saxons.
 

(2) On trouvera une large gamme de statistiques d'accès très facile sur le remarquable site du Bureau of Labor Statistics (www.bls.gov), qui montre ce que peut être un service public d'information économique. L'Insee (rêvons un peu) pourrait s'en inspirer.
 

(3) Dans " The Dynamo and the Computer. An Historical Perspective on the Modern Productivity Paradox ", American Economic Review, 80(2), 1990.
 

(4) Economiste autrichien (1883-1950).
 

(5) Il s'agit bien entendu du coût financier pour l'entreprise et non du coût humain.
 

(6) Voir le rapport " Politiques industrielles pour l'Europe " du Conseil d'analyse économique, éd. La Documentation française, 2000.
 

Alternatives économiques, n° 221 (01/2004)
Auteur : Arnaud Parienty.

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prufessore di scienze economiche e suciale a u liceu san Paulu in Aiacciu

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