Économie-Philosophie 2 Lordon Spinoza

Notes de lecture

Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010.

Jean-Marie Harribey

Le livre de Frédéric Lordon vient à point nommé, au cœur d’une crise mondiale du capitalisme sans précédent et d’un mouvement social en France sur les retraites qui s’est soldé par une défaite des dominés et donc une victoire des dominants. Le projet théorique de Frédéric Lordon est de montrer comment Spinoza est susceptible de compléter Marx. Ce dernier a parfaitement expliqué comment marchait le capitalisme et le premier, selon Frédéric Lordon, permet de comprendre comment le capitalisme fait marcher les travailleurs, nous fait marcher.

  • 1  Lordon F. (2006), L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, La Découverte, (…Smilie: ;)
  • 2  Bourdieu P., (1980), Questions de sociologie, Éd. de Minuit, Paris, p. 33 et suiv.

Frédéric Lordon poursuit sur la voie qu’il explore depuis plusieurs années : construire à côté de l’économie politique marxiste une économie politique spinoziste à l’intérieur d’une science sociale spinoziste, de façon à « combiner un structuralisme des rapports et une anthropologie des passions » (p. 10). Auparavant, il nous avait donné de la même veine L’intérêt souverain, Essai d’anthropologie économique spinoziste1, dans lequel il montrait que derrière chaque acte humain se nichait un intérêt, non pas dans le sens utilitariste vulgaire répandu par les économistes adeptes du calcul rationnel et optimisateur des individus, mais dans celui qu’avait déjà suggéré Pierre Bourdieu : « il m’importe » et non pas « j’ai intérêt à »2.

Le conatus

Comment Frédéric Lordon s’y prend-il ? En empruntant à Spinoza le concept de conatus qui désigne « l’effort par lequel “chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être” » (p. 17). Autrement dit, le conatus est l’énergie vitale, cette force désirante qui prend appui sur les passions, les affects ou les « affections » (p. 32),et qui permet à l’être de se maintenir en tant qu’être agissant.

4Mais il existe une énigme à résoudre. Comment le capitalisme peut-il réussir à « mettre en mouvement » les salariés pour les faire adhérer à des objectifs qui manifestement ne sont pas les leurs et qui, pire, sont ceux-là mêmes qui les plongent dans la servitude ? S’agit-il de la servitude volontaire qui semble caractériser beaucoup de rapports humains, telle que l’avait indiquée La Boétie ? Non, répond Frédéric Lordon : « La servitude volontaire n’existe pas. Il n’y a que la servitude passionnelle. Et elle est universelle. » (p. 35). Cette puissance des désirs et des affects peut s’exercer selon deux modalités principales : par les affects tristes et les affects joyeux. Le premier cas est simple à comprendre : le prolétaire, aiguillé par la faim, menacé à tout moment de chômage, est contraint de se soumettre au capital. Au cours du xxe siècle, le capitalisme fordiste avait amorcé un virage : les affects tristes étaient égayés par les premiers affects joyeux que l’accès à la consommation autorisait.

5Mais, désormais, le projet du capitalisme néolibéral va bien au-delà de procurer des affects joyeux « extrinsèques » comme dans le fordisme. Le néolibéralisme fonctionne sur la base d’affects joyeux « intrinsèques » qui visent à persuader le salarié qu’il va se réaliser dans son travail : réenchanter le travail pour en faire oublier la réalité le plus souvent sordide. « C’est donc l’activité elle-même qu’il faut reconstruire objectivement et imaginairement comme source de joie immédiate. » (p. 76) Ainsi s’instaure une domination bien plus efficace et aussi plus dangereuse car elle est totalitaire, c’est-à-dire vise à posséder de l’intérieur la totalité de l’individu : « subordonner la vie et l’être entiersdu salarié comme y prétend l’entreprise néolibérale » (p. 107). Le subsumer entièrement, disait Marx. Il s’agit donc d’enrôler l’individu par ces affects joyeux, le mettre en mouvement pour que le désir de l’autre devienne sien.

Le désir de l’autre – l’autre qui me domine – le « désir-maître » qui deviendrait mien ? Encore un paradoxe à expliquer, « l’insondable mystère du désir enrôlé » (p. 112), ainsi que l’annonce une tête de chapitre.

« La plupart des occasions de joie sociale sont différentielles – posséder ce que d’autres n’auront pas – et […] les gestes mêmes de réserver (à soi ou à sa “classe”) et d’écarter (les autres) sont les plus caractéristiques de la domination sociale. Avec cette particularité supplémentaire que pour être parfaitement réussie, l’opération distributive de la domination suppose non seulement de réserver certains objets de désir aux dominants mais non sans les avoir fait reconnaître comme désirables par les dominés ; quoique sous la clause décisive : désirable en général mais pas pour eux en particulier » (p. 145).

Frédéric Lordon donne à voir un capitalisme capable de renaître de ses cendres après chaque crise :

« De tous les facteurs de reconduction des rapports de dépendance salariale, l’aliénation marchande en ses affects caractéristiques est sans doute l’un des plus puissants. Quoique par cantonnement dans un registre très étroit, la prolifération des objets marchands offre au désir une démultiplication sans limite de ses points d’application. Et il faut atteindre le stade de la consommation de masse pour que l’énoncé spinoziste selon lequel “on n’imagine plus guère aucune espèce de joie qui ne soit accompagnée de l’idée de l’argent comme cause” reçoive sa pleine dimension. L’habileté suprême du capitalisme, dont l’époque fordienne sous ce rapport aura été décisive, aura donc consisté à susciter, par l’offre élargie de marchandises et la solvabilisation de la demande, ce réagencement de désir par lequel désormais “l’image [de l’argent] occupe entièrement l’esprit du vulgaire” » (p. 49). Car « l’argent est le nom du désir qui prend naissance sous [le rapport social de la monnaie] » (p. 27).

Repenser l’émancipation

Frédéric Lordon garde un affect joyeux car, malgré la subtilité de l’aliénation imposée par le néolibéralisme, il conserve « à terme, l’espoir que, de discutable, le capitalisme finisse par entrer dans la région du dépassable » (p. 13). Mais qu’est-ce qui peut contribuer à nous garder cet espoir chevillé au corps. Plus, en reprenant sa problématique, qu’est-ce qui peut mettre en mouvement des individus pour sortir de leur servitude ? Ou pour le dire à la manière de Frédéric Lordon, comment faire cesser la « colinéarité », c’est-à-dire l’alignement « du désir des enrôlés sur le désir-maître » (p. 54) ?

Pour repenser l’émancipation, il faut redéfinir le concept d’aliénation. Traditionnellement l’aliénation est définie par le marxisme comme la perte de soi, la dépossession de soi, à cause de la séparation du travailleur des moyens de production et du produit de son travail. Or Frédéric Lordon revisitant Spinoza veut montrer qu’il n’existe rien à retrouver qui aurait été perdu :

« Il n’y a pas pour Spinoza de puissance qui ne soit immédiatement et intégralement en acte. En d’autres termes, il n’y a pas de réserve dans l’ontologie spinoziste. Il n’y a pas de puissance inaccomplie ou ineffectuée qui se tiendrait en retrait, disponible pour être activée, et toujours le conatus est au bout de ce qu’il peut, même s’il peut très peu. » (p. 182-183).

Dès lors, « quel pourrait être alors le principe structurant de ce nouvel antagonisme [de classes] ? » (p. 18Smilie: 8). La réponse ne laisse pas de surprendre tellement elle paraît simple : « Le mécontentement, voilà la force historique affective capable de faire bifurquer le cours des choses. » (p. 18Smilie: 8). L’obstacle du brouillage de classe peut être dépassé car, « au moment même où il s’efforce de sophistiquer ses méthodes pour développer le salariat content, [le capitalisme le] maltraite à des échelles et des intensités inouïes depuis des décennies » (p. 190). Donc « la remontée du mécontentement à partir des couches les plus dominées du salariat, où il aurait dû rester confiné, a pour effet de produire une sorte de “re-purification” de la situation de classe et de restauration de son paysage originaire. C’est alors la classe homogène, et en extension, des mécontents qui menace de se retourner contre le capitalisme – et de remettre l’histoire en marche. » (p. 190).

Les passions sont le moteur de l’histoire. Il est alors inutile et illusoire de penser que le communisme pourrait s’en abstraire : « autant que le capitalisme, quoique sous un tout autre mode, le communisme doit compter avec le désir et les passions, c’est-à-dire avec la “force des affects” telle qu’elle fait non la bizarrerie locale de la servitude volontaire, mais la permanence de l’universelle “servitude humaine” ». (p. 195). Il n’y a pas de fin de l’histoire des passions, il n’y aura donc pas de fin de l’histoire.

Frédéric Lordon nous restitue un Spinoza en penseur majeur précurseur des Lumières car la raison vient en fin de démonstration rencontrer les passions :

« Presque négativement, tant sa condition de possibilité réelle nous semble lointaine, c’est Spinoza encore qui nous donne peut-être la définition du communisme véritable : l’exploitation passionnelle prend fin quand les hommes savent diriger leurs désirs communs – et former entreprise, mais entreprise communiste – vers des objets qui ne sont plus matière à captures unilatérales, c’est-à-dire quand ils comprennent que le vrai bien est celui dont il faut souhaiter que les autres le possèdent en même temps que soi. Ainsi, par exemple, de la raison, que tous doivent vouloir être le plus nombreux possible à posséder, puisque les “hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison, sont suprêmement utiles aux hommes”. Mais cette redirection du désir et cette compréhension des choses sont l’objet même de l’Éthique dont Spinoza ne cache pas combien “la voie est escarpée”. » (p. 195-196).

Ce rappel au réalisme est le bienvenu et le livre de Frédéric Lordon est une mine de réflexions. Et aussi de questions, qui ne l’embarrasseront sans doute pas, mais qui restent tout de même pour une part problématiques.

Un sujet de l’histoire ?

Le sujet de l’histoire dans l’eschatologie marxiste, c’est le prolétariat, l’ensemble des travailleurs maintenus par le capital sous sa coupe. Chez Frédéric Lordon, le sujet est remplacé par ses affects. Et l’affect décisif pour faire advenir le changement, c’est le mécontentement, c’est-à-dire les « affects colériques » (p. 189). Je disais que c’était simple, mais n’est-ce pas un peu court ? Frédéric Lordon, à peine l’affirmation précédente est-elle posée, la complète utilement en redonnant une matière à ce mécontentement qui s’incarne dans les mécontents : « La multitude capable de rassembler suffisamment de puissance pour opérer les grands renversements est la multitude des mécontents. » (p. 189). Le prolétariat, atomisé par la division du travail, pulvérisé par ses affects tristes et joyeux qui lui font avaler couleuvres sur couleuvres, laisserait-il sa place de sujet de l’histoire aux mécontents ?

De deux choses l’une : ou bien il n’y a plus de sujet de l’histoire et est-il alors besoin de convoquer les mécontents, ou bien il peut y en avoir encore un et, dans ce cas, en quoi les mécontents seraient-ils suffisamment plus mécontents que les prolétaires pour décider de faire avancer l’histoire à leur place ?

Frédéric Lordon n’abandonne pas le concept de classes sociales (p. 189) mais lui préfère celui de multitude, concept très spinozien. Mais sur quoi se fonde ce concept, a-t-il une base objective et subjective, que par ailleurs Toni Negri et Michael Hardt avaient eu eux aussi de la peine à définir ? Frédéric Lordon essaie : « Dans le cas présent, c’est bien du côté du capital qu’il faut chercher, non pas tant le capital comme classe antagoniste, dont un noyau dur demeure très identifiable mais dont les contours et la périphérie sont devenus flous, mais le capital comme rapport social, et finalement comme forme de la vie sociale. » (p. 189-190). Le capital comme rapport social, c’est du Marx dans le texte. Mais qu’est-ce qu’un rapport social aussi fondamental que celui-là qui ne serait pas un rapport entre deux classes antagonistes ?

Si tout individu, maître ou esclave, capitaliste ou prolétaire, est mû par des passions de même nature dans le fond, comment expliquer que la conscience de classe soit mieux répandue chez les dominants que chez les dominés ? Le contentement des uns possède-t-il une intensité plus grande que le mécontentement des autres ?

On peut objecter à Frédéric Lordon que le fait d’abandonner une vision linéaire de l’histoire, comme une nécessité du développement des forces productives ou de toute autre considération objective qui installerait automatiquement les dominés dans une perspective révolutionnaire et les mettrait effectivement en action tendue vers ce but, n’implique pas une dilution du concept de classes dans une catégorie sans autre contenu que le mécontentement et avec un périmètre encore plus flou que celui d’un salariat éclaté par la division du travail. On peut très bien considérer que le jaillissement révolutionnaire peut être provoqué par le sentiment d’une injustice devenue intolérable – et dans ce cas-là l’affect constitue la motivation de la mise en mouvement des corps – sans pour autant ériger ce sentiment en constituant de ces corps sans aucune existence préalable. Sinon, le matérialisme de Spinoza serait sérieusement amoindri. En tout cas, voilà de quoi animer une discussion supplémentaire entre matérialisme et idéalisme.

Sur la monnaie et la valeur

Frédéric Lordon approfondit dans ce livre un travail théorique entrepris depuis longtemps, notamment en liaison avec le programme de recherche de l’école de la régulation. Sa réflexion sur la monnaie, menée en commun avec André Orléan – celui-ci partenaire de Michel Aglietta sur cette question –, trouve ici un prolongement. On le sait, ce programme de recherche a reformulé complètement l’approche théorique de la monnaie, pour faire de celle-ci une institution sociale préalable à l’échange, fondée sur une double validation : la confiance partagée, née du fait qu’elle est désirée par tous parce que tous la désirent, et la légitimation politique conférée par la souveraineté qui l’impose. En ce sens, la monnaie n’est pas simplement un instrument d’échange, elle est un rapport social à part entière. Plus exactement, nous rappelle Frédéric Lordon, « la monnaie [est] le nom d’un certain rapport social et […] l’argent est le nom du désir qui prend naissance sous ce rapport » (p. 27).

Dès lors, il n’y a plus besoin de théorie de la valeur car toutes les théories de la valeur sont peu ou prou substantialistes. On comprend ainsi que la dilution des classes trouve chez Frédéric Lordon un substrat théorique dans la substitution de l’« exploitation passionnelle » (p. 148 et suiv.) au prélèvement de la plus-value. La notion de plus-value est récusée parce qu’elle renvoie à « une théorie substantialiste de la valeur – dont la substance est ici le temps de travail abstrait » (p. 14Smilie: 8). En suivant Spinoza, il écrit : « la valeur ni le sens n’appartiennent aux choses mais sont produits par les forces désirantes qui s’en saisissent » (p. 90). Et il cite le philosophe : « Nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons pas, nous ne le poursuivons, ni ne le désirons parce qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons. (Eth., III, 9, scolie) » (p. 90, 149 et 212). Il s’agit donc d’inverser « le rapport de la valeur et du désir en posant, à l’exact opposé de nos appréhensions spontanées, que ce n’est pas tant la valeur, préexistante et objectivement établie, qui attire à elle le désir que le désir qui, investissant les objets, les constitue en valeur » (p. 149).

Condillac, l’un des introducteurs avec Voltaire de Locke en France et théoricien des sensations comme source de la connaissance, n’aura plus qu’à transformer le précepte de Spinoza en aphorisme qui servira de base, non pas à l’abandon de toute théorie de la valeur, mais à la théorie néoclassique de la valeur-utilité : « Une chose n’a pas de valeur parce qu’elle coûte. Elle coûte parce qu’elle a une valeur. » Quelle est la différence entre les sensations de Condillac et les affects de Spinoza ? S’il n’y en pas, comment Frédéric Lordon évitera-t-il le mirage de la théorie néoclassique de la valeur-utilité, dont la raison d’être profonde est d’évacuer de l’analyse les conditions socio-techniques de production, et donc les rapports sociaux ? Une fois de plus, il faut reconnaître le mérite de l’économie politique, en rupture avec cette conception, d’avoir réhabilité la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange, tandis que Condillac, Say et, à leur suite, ladite science économique moderne défendront mordicus que la valeur d’usage et la valeur d’échange ne font qu’un. Au contraire, avec la valeur réduite aux désirs, cela risque d’être difficile de marquer la frontière avec la toute nouvelle neuro-économie behaviouriste que par ailleurs Frédéric Lordon fustige à juste titre. On pourrait également trouver appui chez Keynes qui, bien qu’ayant compris l’importance de la psychologie dans les « esprits animaux », est tout près d’adhérer à la théorie de la valeur-travail dans le chapitre 16 de la Théorie généralequand il désigne le travail comme seul facteur productif.

Sans vouloir m’immiscer dans une discussion de Spinoza pour laquelle je ne suis pas du tout armé, est-il possible de remarquer la chose suivante : puisque, selon le philosophe, nous allons à l’objet du désir et qu’ainsi il devient bon à nos yeux, pourquoi y allons-nous, et puisque, selon Frédéric Lordon, c’est le désir qui le fait devenir valeur, quelle est la source de ce désir qui doit s’insérer obligatoirement, nous dit Spinoza, dans une succession de causes et d’effets ? Si l’on se reporte à l’intégralité de la scolie de Spinoza que cite Frédéric Lordon, on lit :

  • 3  Cette référence renvoie à l’édition de l’Éthique que je possède, qui n’est pas la même que celle d (…Smilie: ;)

« Cet effort, quand il se rapporte à l’Âme seule, est appelé Volonté ; mais, quand il se rapporte à la fois à l’Âme et au Corps, est appelé Appétit ; l’appétit n’est par là rien d’autre que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l’homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n’y a nulle différence entre l’Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes, en tant qu’ils ont conscience de leurs appétits, et peut pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l’appétit avec conscience de lui-même. » (Éthique, III, IX, scolie, Flammarion – Le Monde de la philosophie, 2008, p. 260-2613).

Arrivés à ce point, nous sommes inclus dans une chaîne déterministe absolue, ce que nous estimons être libre-arbitre n’est que la manifestation de l’ignorance des causes qui nous font agir, hormis la tristesse ou la joie, qui, pour la première, nous pousse à résister ou qui, pour la seconde, nous fait agir pour la perpétuer ; dans les deux cas, notre puissance d’agir se trouve augmentée. Comment se fait-il alors que, grâce à la résistance à la tristesse – d’autant plus grande que la tristesse est grande (Éthique, III, XXXVII, op. cit., p. 294) – ou grâce à la joie qui nous fait agir pour rester joyeux, nous ne soyons pas toujours joyeux, ne baignions pas en permanence dans la félicité et restions le plus souvent asservis ?

Bref, à mon sens, au lieu d’inverser le rapport de la valeur et du désir, comme le propose Frédéric Lordon, ne s’agirait-il pas plutôt de sortir de ce dilemme pour considérer qu’il y a deux réalités dont la rencontre va valider leur reconnaissance simultanée : d’un côté, le désir nous pousse à vouloir la valeur, de l’autre, la formation de la valeur reflète les conditions socio-techniques de production de l’objet du désir. Autrement dit, contrairement à tout l’enseignement néoclassique de l’économie, contrairement aussi à l’implicite de la thèse d’Aglietta et d’Orléan sur la monnaie et la valeur, la théorie dite de la valeur-travail est incluse dans l’âpreté du désir, l’utilité et la rareté, que cette dernière soit réelle ou fantasmée : parce que le désir est là, l’homme va produire, mais les conditions sociales et techniques de cette production n’ont pas grand-chose à voir avec des affects préalables tristes ou joyeux. Et cela me semble parfaitement compatible avec l’expression citée plus haut : « la valeur ni le sens n’appartiennent aux choses mais sont produits par les forces désirantes qui s’en saisissent », puisque c’est Frédéric Lordon qui souligne produits.

  • 4  Pour une discussion, voir Harribey J. M., (2009), « La lutte des classes hors sol ? À propos du pr (…Smilie: ;)

Une large gamme de critiques ont été émises à l’encontre de la loi de la valeur issue des classiques anglais et de Marx : rejeter toute idée de substance est leur point commun.4 Le problème est que chassez la substance du travail, en surgit une autre en tout point semblable, chez Frédéric Lordon lui-même : « Avant même la conversion du produit en argent, le patron capitaliste capte la même chose que n’importe quel autre patron spécifique (mandarin, croisé, chorégraphe…), l’objet princeps de capture du patron général : de l’effort, c’est-à-dire de la puissance d’agir. » (p. 156). Mais qu’est-ce que cet effort, cette puissance d’agir, sinon la force de travail de Marx, convertie en travail abstrait face au capitaliste générique ?

  • 5  Voir Harribey J. M., (2010), « Richesse : de la mesure à la démesure, examen critique du rapport S (…Smilie: ;)

Aujourd’hui, la mode est à rechercher de nouveaux indicateurs de richesse et de bien-être, recherche dont la Commission Stiglitz nous a donné un bel assortiment d’apories, et dont la plus belle est sans doute de vouloir ramener toute chose à du capital économique et toute mesure à un quantum monétaire.5Malheureusement, il se pourrait que la construction théorique de Spinoza entraîne celui-ci et, du coup, Frédéric Lordon vers le même défaut, réduire à un même critère des choses incommensurables :

« Il n’y a pas de contenus substantiels de la valeur, il n’y a que des investissements du désir et l’axiogénie permanente qui transfigure le désiré en bien. Ce renversement vaut pour toutes les valeurs aussi bien esthétiques, morales qu’économiques, si distants que tous ces domaines de valorisation puissent paraître – prenant, lui, au sérieux l’identité du mot, par-delà l’hétérogénéité apparente de ses emplois, Durkheim formera explicitement le projet d’une théorie transversale de la valeur. Il ne peut pas y avoir de valeur objective pour Spinoza car l’immanence intégrale ne tolère pas de normes autres qu’immanentes. Mais l’inexistence théoriquement affirmée de la valeur substantielle n’empêche nullement de penser les innombrables processus de valorisation. Les valeurs qui y sont engendrées ne sont rien d’autre que les produits de composition de jeux de puissances investissantes, par là positions et affirmations de valeur. Il n’y a pas de valeur substantielle qui puisse faire objectivement norme et fournir des ancrages incontestables aux arguments des disputes distributives, il n’y a que les victoires temporaires de certaines puissances imposant avec succès leurs affirmations valorisatrices. Vaut ce que le plus puissant a déclaré valoir – ce qui n’exclut pas d’ailleurs, dans certains champs, que se forment des communautés de valorisations dissidentes, et les luttes de valorisations sont en fait l’ordinaire de la vie sociale de la valeur. Il en va de même dans le champ de la valorisation économique que rien, pas plus l’objectivité apparente du nombre qu’autre chose, ne peut accrocher à des normes substantielles. De ce point de vue, la critique spinoziste invite plutôt à relire la théorie marxienne de la valeur-travail et de la plus-value comme une affirmation lancée contre des affirmations concurrentes – et d’ailleurs comme un hommage involontaire que le matérialisme marxien rend à l’idéalisme en concédant implicitement que l’élaboration théorique (d’une “théorie objective de la valeur”) est bien la forme supérieure de légitimation d’une assertion revendicative. » (p. 149-150).

  • 6  Lordon F., (200Smilie: 8), Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir, Pari (…Smilie: ;)

Pour que les choses soient claires, je dis mon plein accord avec l’idée que la valeur s’exprime in fine par un quantum de monnaie qui est validé socialement, en conclusion d’un jeu de rapports sociaux, sans que celle-ci ne puisse être considérée comme objectivement et définitivement préétablie. Là s’arrête mon accord, car cette validation ne se fait pas hors sol et on peut réintroduire l’idée qu’ainsi se trouve validée une quantité de travail rendu abstrait par le processus marchand. J’en veux pour preuve l’effondrement complet de la thèse des prophéties auto-réalisatrices prétendant expliquer, de manière exclusive, dans un jeu de miroirs s’étendant à l’infini la valeur des titres financiers sans aucun lien avec le monde de la production qui déterminerait une « valeur fondamentale ». Cette thèse qui a fait florès dans les années 1990-2000 et qui conduisait certains à voir dans la finance une source de richesse est aujourd’hui anéantie. D’ailleurs, Frédéric Lordon lui-même expliquait avec raison dans un livre consacré à la crise6 qu’on ne pouvait tenir la finance comme une entité autonome de l’économie réelle. J’émettrais donc l’hypothèse suivante : ce qu’il faut comprendre de la crise globale actuelle du capitalisme, c’est que le capital étant une valeur en auto-accroissement, la crise du capital est la crise de valorisation du capital qui a cru pouvoir pressurer le travail jusqu’à l’extrême, voire se dispenser de lui. La crise montre que la finance ne peut s’extraire durablement du schéma A-M-A’, c’est-à-dire se passer du travail productif. Certes, dans le langage de Frédéric Lordon, cette force de rappel de la « loi de la valeur » marxienne est euphémisée : on parle de régime d’accumulation de « basse pression salariale » (Jusqu’à quand ?, p. 204), mais la réalité fait son retour : la basse pression salariale signifie tout simplement une augmentation du taux de plus-value, cette fameuse plus-value reniée pour cause de substantialisme.

Si la valeur n’avait aucun fondement autre que celui résultant des « désirs investissants », comment interpréter le résultat du désir de téléphone mobile se fixant à 100 euros et le résultat du désir d’automobile se fixant à 10 000 euros ? Il doit bien exister une base mettant ces deux résultats dans un rapport de 1 à 100. Mais, et c’est là à mon sens le point décisif, pour conserver une théorie de la valeur, on n’a pas besoin de faire de la valeur une caractéristique inhérente aux choses, aux marchandises, laissons ce fétichisme-là ; la valeur est bien un rapport social… enraciné et non pas hors sol.

  • 7  Postone M., (2009), Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, Paris ; pour un comm (…Smilie: ;)

Sur la question du travail, Frédéric Lordon se réfère notamment à Moishe Postone7 qui a plaidé en faveur d’une émancipation par rapport au travail, déniant à celui-ci tout caractère anthropologique et insistant sur le caractère historique des catégories de travail et de valeur, et cela à l’encontre des hésitations du marxisme, voire de Marx lui-même qui a penché tantôt en faveur d’une désaliénation du travail, tantôt en faveur de son abolition. Mais cette référence n’est-elle pas contradictoire avec l’idée que la valeur est constituée par le désir dont il est dit qu’il est l’essence de l’être humain, c’est-à-dire qu’il s’exprime quel que soit le contexte social ?

Un modèle universel ?

Sans doute, Frédéric Lordon s’attaquera un jour à de pareils paradoxes et essaiera de ressouder entre eux quelques maillons de la chaîne des causalités puisque si, nous avons conscience de nos désirs et de nos actes, nous ne savons rien de leurs causes. Par exemple, dans son livre, aucune mention n’est faite de Freud, chez qui le désir renvoie peut-être à l’angoisse de la mort qui est l’apanage d’un seul être vivant, l’homme, tandis qu’on pourrait très bien imaginer que, dans une acception large, le conatus, force de vie, anime aussi les autres êtres vivants, les animaux dans leur quête quotidienne de nourriture, d’abri et de reproduction, et les plantes qui se tournent toujours vers la lumière et la chaleur (« L’effort pour se conserver est l’essence même d’une chose », Éthique, IV, XXII, démonstration, op. cit., p. 383). Pourtant, Spinoza, à la fin de l’Éthique, écrit : « Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie. » (Éthique, IV, LXVII, op. cit., p. 439). Or, comme il est douteux que les hommes naissent et soient libres (cf. proposition suivante de Spinoza, IV, LXVIII), ils pensent à la mort et ils la craignent. D’où le désir. CQFD, comme dit Spinoza à la fin des démonstrations de chacune de ses propositions.

Il y aurait donc un invariant anthropologique qui expliquerait que, à juste titre, Spinoza approuvé par Frédéric Lordon, nous avertisse de concevoir le communisme comme devant compter avec le désir et les passions, ce qui constituerait une confirmation supplémentaire de l’idée précédente, à savoir que certaines catégories ont plus à voir avec la condition humaine qu’avec les formations sociales dans laquelle cette condition trouve son chemin ou son exutoire.

Nous sommes alors placés devant l’alternative théorique suivante. Ou bien on peut concevoir un modèle universel de connaissance de l’existence humaine, et, à ce moment-là, comme le dit Spinoza, tout acte relève d’un enchaînement causal qui nous est inconnu sauf le maillon immédiat du désir. À ce titre, tout devient commensurable à l’aune de ce désir, le moindre gadget, le Richard III de Shakespeare (l’exemple de ce célèbre texte est pris par Frédéric Lordon, p. 166), l’amour, etc. La conséquence est alors terrible : le capitalisme a raison de vouloir tout transformer en marchandises puisque tout y est réductible. Ou bien on renonce à construire un modèle universel et intemporel, et on accepte que tout ne puisse pas être réduit à une catégorie. Cette seconde branche de l’alternative est sans doute préférable. Ainsi, plutôt que de faire de la valeur une catégorie exhaustive, embrassant la valeur des marchandises et les valeurs éthiques, philosophiques et esthétiques, il semble plus réaliste (c’est-à-dire plus près de la réalité) et plus pertinent scientifiquement (c’est-à-dire plus falsifiable éventuellement) de distinguer la théorie de la valeur applicable aux marchandises (et à elles seules, comme l’ont toujours défendu Ricardo et Marx, sans jamais prétendre que le travail faisait norme en toutes choses) et toute autre théorie s’efforçant de rendre compte des aspects de l’existence ou des aspirations humaines qui ne se réduisent pas nécessairement à des comptes de désirs.

Ne serait-il pas en effet paradoxal d’un côté de s’insurger contre le « désencastrement » (Polanyi) de l’économie par rapport à l’ensemble de la société, c’est-à-dire contre l’hégémonie de l’économie capitaliste (Marx), et de l’autre de construire une économie du désir ? Une chose est de reconnaître que dans n’importe quel acte humain il y a une forme d’intérêt, une autre est de réduire tous les intérêts à une seule forme, puisque précisément on pose d’emblée la différence entre « j’ai intérêt à » et « il m’importe ».

Finalement, c’est à se demander si l’aide la plus précieuse que peut nous apporter Spinoza n’est pas de dévoiler notre délire. Le délire de la connaissance absolue : parce que nous avons conscience de nos désirs, nous aurions conscience de leur origine, illusion première ; parce que nous ne connaissons que notre désir, nous l’instaurons comme cause ultime, deuxième illusion ; parce que nous pensons connaître la cause ultime, nous l’extrapolons jusqu’aux phénomènes naturels, troisième illusion. Mais derrière notre propre délire, il y a aussi celui de Spinoza : vouloir construire un modèle à vocation universaliste pour connaître Dieu ou identifier Dieu à chacun des éléments matériels composant la nature qui obéit à une nécessité absolue interne à elle-même (« Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu », Éthique, V, XXIV, op. cit., p. 490).

Quelle place peut-il exister pour la démocratie, c’est-à-dire pour la politique, si, en fin de compte, la liberté est déterminée par les lois de la nature, celles qui impliquent un déterminisme implacable ? Dans une perspective émancipatrice, peut-on voirdes affects joyeux susceptibles de nous emmener vers la liberté et la sagesse spinoziste (la « béatitude ») dans des affects on ne peut plus tristes, à savoir les leurres du consumérisme ou du réenchantement du travail, car, soyons logiques, si le capitalisme nous berne ainsi, ce ne peut qu’affaiblir notre puissance, et donc, par la synonymie toute spinozienne, ne relever que d’affects tristes ?

  • 8  Voir Alain Accardo (2001), De notre servitude involontaire, Lettre à mes camarades de gauche, Agon (…Smilie: ;)

On voit bien le côté inextricable de la condition humaine : l’homme n’est pas libre, faute de connaître (« Une affection qui est une passion, cesse d’être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte », Éthique, V, III, op. cit., p. 467) ; s’il agit « par vertu », c’est « sous la conduite de la Raison » (Éthique, IV, XXIV, op. cit., p. 384), mais « dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions, on ne peut dire qu’ils s’accordent en nature » (Éthique, IV, XXXII, op. cit., p. 391). Last but not least, comment intégrer dans cette machinerie déterministe du désir et des passions la capacité à résister à l’emportement pulsionnel dont parlait Norbert Elias ?8

La conquête de l’émancipation et de la liberté n’est pas seulement une « voie escarpée », c’est un vrai casse-tête. Le mariage de Marx et de Spinoza n’est peut-être pas encore consommé, mais il faut saluer et remercier Frédéric Lordon pour avoir tenté un rapprochement.

Notes

1  Lordon F. (2006), L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, La Découverte, Paris.

2  Bourdieu P., (1980), Questions de sociologie, Éd. de Minuit, Paris, p. 33 et suiv.

3  Cette référence renvoie à l’édition de l’Éthiqueque je possède, qui n’est pas la même que celle de Frédéric Lordon.

4  Pour une discussion, voir Harribey J. M., (2009), « La lutte des classes hors sol ? À propos du prétendu économisme de Marx », Contretemps, nouvelle série, n° 1, 1ertrimestre, p. 123-133, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/castoriadis-debat.pdf.

5  Voir Harribey J. M., (2010), « Richesse : de la mesure à la démesure, examen critique du rapport Stiglitz », Revue du Mauss, n° 35, 1er semestre, p. 63-82, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/stiglitz.pdf.

6  Lordon F., (200Smilie: 8), Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir, Paris.

7  Postone M., (2009), Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, Paris ; pour un commentaire, Harribey J. M., (2009) , « Ambivalence et dialectique du travail, Remarques sur le livre de Moishe Postone », Contretemps, n° 4, 4etrimestre, p. 137-149, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/travail-postone.pdf.

8  Voir Alain Accardo (2001), De notre servitude involontaire, Lettre à mes camarades de gauche, Agone, Marseille. Voir aussi la toute récente édition de Elias N., (2010), Au-delà de Freud : Sociologie, psychologie, psychanalyse, La Découverte, Paris. Elias montre que la personnalité de l’individu, loin d’obéir à un invariant universel qui dicterait ses pulsions et ses passions considérées comme naturelles et innées, se construit toujours dans un contexte social particulier.

https://journals.openedition.org/regulation/9110

About GhjattaNera

prufessore di scienze economiche e suciale a u liceu san Paulu in Aiacciu

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