Peut-on désirer sans souffrir ? ( ES, 2008)

11 juillet 2008 0 Par caroline-sarroul

Peut-on désirer sans  souffrir ?

Selon Montaigne dans ses Essais , « le désir et la jouissance nous mettent pareillement en peine ». Le désir étant l’appétit avec conscience de lui-même, c’est-à-dire le fait de tendre vers ce que l’on n’a pas ou n’est pas dont la possession ou la réalisation est pensée comme source de satisfaction, on comprend alors que la conscience de cette incomplétude puisse affecter , inquiéter  l’âme et la toumenter d’où  un sentiment de peine , donc la faire souffrir. Et, c’est d’ailleurs pour dissiper ce trouble , ce tourment que l’on désire , c’est-à-dire qu’on fait effort vers une chose, un sujet ou un état, même si cet effort présuppose un obstacle et qu’on se donne de la peine. On sait aussi que cet effort peut être vain, tout désir n’est pas satisfaisable  et que pour échapper à la peine par la peine, on risque de finir dans la peine. Mais , il semble que le jeu en vaille la chandelle, car le désir peut aussi être satisfait et l’action de désirer récompensé par le plaisir de la satisfaction. Mais si comme le suggère Montaigne, la satisfaction est encore souffrance, on peut se poser la question :  désirer est-ce nécessairement souffrir ?

Autrement dit , la souffrance n’est-elle pas co-substantielle du désir ? est-elle pour autant la conséquence inévitable du désir ? et  une souffrance voulue est-elle encore une souffrance ?

I.Le désir , comme conscience malheureuse du manque.

       Le fait de désirer est une action qui a pour cause la conscience d’un manque. Ce manque est le signe de la précarité de l’existence ( nécessité de satisfaire des besoins toujours renaissants , en tant qu’être vivant)  et de notre finitude . C’est un manque ontologique , un manque à être ( mortalité) et d’achèvement (imparfait) . La conscience de ce manque est souffrance parce que :

      1)  en même temps nous avons l’idée de perfection et visons cette perfection, cette complétude et

2) cette finitude nous ne l’avons pas choisie comme nous n’avons pas choisi de la savoir et de chercher à la dépasser.

      DC désirer répond de différentes manières à cette conscience en souffrance car troublée et affectée (elle subit :la souffrance est en ce sens passion) : à travers le désir, on se sent exister, on cherche la reconnaissance de l’autre pour exister par lui (Hegel),  on comble le manque d’être par l’avoir, on se divertit (Pascal), on tend vers ce que l’on n’a pas ou n’est pas . Donc l’objet du désir c’est l’Autre.

      MAIS je ne peux pas être satisfait car finalement je ne trouve que le Même et  Moi. En effet, les objets et sujets sont eux aussi précaires, imparfaits et finis ; si je viens à les posséder, ils deviennent miens et je nie leur altérité ; le désir me met vite face à mes propres limites qui définissent possible et impossible ( je ne saurais jamais tout, je ne serais jamais immortel,  par exemple) . DC le désir me place face à mon impossible complétude, plénitude d’où insatiabilité du désir et souffrance . Finalement c’est  mon espoir qui fait mon désespoir.

( La présence du désir comme signe de misère, la misère comme cause du désir, le désir comme manque ( Platon, Schopenhauer)Qu’on entende misère comme pauvreté (indigence ,dénuement) , comme souffrance (tristesse, détresse psychologique) , comme dérisoire ( une salaire de misère par ex.) , il peut sembler que le désir est bien la marque , au sens de signe, (de quelque chose qui en  représente une autre,qui vaut pour,  qui renvoie à, comme un mot renvoie à un référent dans la réalité)  de la misère de l’homme. -Si on envisage la misère comme pauvreté, on peut penser à la fois à l’inadaptation originelle de l’homme dans la nature) et à ses manques, et le désir est alors signe de ce dénuement. C’est parce que l’homme est un être prométhéen, devant par lui-même répondre à ses besoins, qu’il s’est arraché à la nature, qu’il est libre, perfectible et qu’il aspire à d’autres choses que la simple satisfaction instinctive des besoins, qu’il est un être de désirs. Son dénuement originel explique qu’il peut être un être de désirs. De plus , le désir est il est conscience d’un manque, représentation imaginaire d’une future possession agréable pour l’instant absente, dont on manque et plus fondamentalement ,on peut le rapporter à un manque ontologique, à être ( mythe d’Aristophane dans Le Banquet de Platon.) On désire parce qu’on se sent incomplet, non plein : désir de l’autre moitié, manque de Dieu ( « misère de l’homme sans Dieu), …-si on envisage la misère comme dérisoire, comme le néant de la condition humaine, de notre  «  condition faible et mortelle » comme le disait Pascal, on peut aussi montrer que le désir semble en être un signe. Le désir  et le fait de désirer sans cesse peuvent être                                                                 

– un moyen de mettre entre parenthèses  la mort, de la narguer, de la nier ; la vie est plus forte que la mort, elle s’exprime par les désirs incessants, elle veut malgré tout et contre tout le plaisir la jouissance. Celui qui ne désire plus est déjà mort, et celui qui est en vie ne peut pas ne pas désirer, c’est le mouvement de la vie qui l’y pousse, le « vouloir-vivre » qui l’anime, ou dont chaque homme est une manifestation en tant qu’être vivant.   De plus, c’est parce que l’homme est un être fini, qu’il désire l’infini, l’absolu et à l’infini, qu’il désire l’éternité, l’immortalité, être Dieu.                                                      

  -un nécessaire « divertissement » au sens pascalien du terme. Le désir se présente alors comme une fuite inévitable, on s’y perd pour ne pas se retrouver face à soi et à son néant  « l’âme ne trouve rien en elle qui la contente » alors « elle se répand au dehors et cherche dans l’application aux choses extérieures à perdre souvenir de son état véritable », selon Pascal. En même temps, le désir est aussi démesuré que l’ambition de l’homme ; il n’est rien, perdu au milieu de l’infini ; ce qui montre sa vanité aux deux sens du terme, orgueil et côté vain.                                                                   

– un moyen d’échapper à l’inquiétude que suscite la difficulté d’être homme, à la hauteur de son humanité face à ses responsabilités et libertés. « L’homme est véritablement fait pour penser, c’est toute sa dignité et son mérite », mais c’est un exercice difficile, austère qu’on fuit délibérément . « Or que pense le monde ? Jamais à cela, à danser, jouer au luth, à chanter (…)à se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi, qu’être homme », selon Pascal.                   

Donc les désirs et le fait de désirer (propre de l’homme, l’animal n’ayant que des besoins s’évanouissant dans la satisfaction, alors que le désir présuppose une représentation, le fait qu’on s’autodétermine) sont l’expression, la manifestation, le signe de notre misère de fait ou de nature, mais ne peuvent-ils pas en être aussi la marque de la misère de l’homme , au sens où le désir laisserait une trace , marquerait l’homme de misère? )

 

     TR : Peut-être que la sage solution est de cesser d’espérer et de maîtriser ses désirs pour réduire ou en tout cas ne pas redoubler la souffrance ?

II. La maîtrise du désir pour guérir de la souffrance.

(le désir, comme accélérateur de misère, la misère comme conséquence du désirIssu de la misère, il peut aussi être source de misère au sens de malheur et de souffrance, pour 2 raisons essentielles :1. A la différence du besoin qui s’évanouit dans la satisfaction , le désir ne trouve jamais une satisfaction définitive soit parce qu’un désir satisfait est aussitôt suivi d’un nouveau désir à satisfaire, comme le montre l’allégorie des tonneaux de Socrate  dans le Gorgias de Platon ; soit parce qu’étant quête d’absolu, il ne trouvera jamais l’objet qu’il cherche (ex. de Dom Juan), ici, comme le dit Hegel, « on est sur la piste du mauvais infini » ; soit parce que même si on imaginait que tous nos désirs soient satisfaits, on serait encore insatisfait de n’avoir plus rien à désirer et condamner à l’ennui, comme le montre Schopenhauer, le désir n’étant que l’expression d’une force de vie irrationnelle et insatiable, le Vouloir-vivre. Le désir est donc souvent synonyme de frustration ( décalage entre réel et imaginaire, entre objet apparent et réel du désir, désir et son objet absolu, impossible) et de tristesse ( on n’obtient pas ce qu’on a désiré, on ne sait ce qu’on désire, …)2.c’est pire encore quand le désir devient passionné, alors il enlève à l’homme sa rationalité (Pascal :  « la connaissance s’est obscurcit par les passions »), sa liberté et dans certains cas son humanité. Le passionné est condamné au malheur de ne pouvoir être en unité avec soi et à l’insatisfaction.)

      Pour échapper à cette misère et souffrance,  Epicure proposait son tétrapharmakon qui consiste à accepter notre finitude sans trembler donc à se contenter de ce que l’on est , à cesser d’espérer qu’une main divine vienne accorder le monde à nos désirs et à limiter ses désirs aux besoins (désirs naturels et nécessaires seuls recherchés, les désirs ni naturels ni nécessaires – désir de richesse , de pouvoir, d’immortalité, ..- étant rejetés car insatiables!) sans bouder le plaisir pur du superflu, car sans attente ni attachement aux plaisirs de la satisfaction prudente des désirs naturels mais non nécessaires. On parvient alors à l’ataraxie, l’absence de trouble dans l’âme et donc absence de souffrance, d’autant plus que le corps toujours rassasié ne l’affecte pas. On apprend à s’accepter, à préférer à l’Autre le même, moi.

     MAIS ceci passe par la souffrance de la privation, de la désillusion (on détrouble l’âme), l’abandon de l’espoir, dc pour ne plus souffrir, on souffre encore (Schopenhauer). Pour certains cette maîtrise du désir est même au renoncement au désir lui-même, qui se distingue du besoin par ses objets, par sa recherche de l’absolu.

TR : Mais une souffrance voulue, choisie, active est-elle encore à proprement parler une souffrance, c’est-à-dire quelque chose de subi et qui affecte ? Et ce qui fait souffrir n’est-ce pas plutôt l’ignorance du désir que le désir lui-même?

III. A. Une souffrance acceptée n’en est plus vraiment une.

      Elle n’est plus passion ( patior : souffrir , subir) , elle est action. Et , cette action peut être aussi bien l’effort pour maîtriser le désir que pour le réaliser. En effet , la souffrance est , nous l’avons vu , l’éperon du désir ( sa cause) mais aussi son moyen ( faire un effort pour) et paradoxalement ce qui augmente le plaisir qui accompagne le désir en pimentant la chasse ( « nous défendre quelque chose, c’est nous en donner envie, nous l’abandonner tout à fait , c’est nous engendrer le mépris », Montaigne) et sa prise ( la douleur augmente le plaisir final). Dans ce cas, la souffrance n’est plus négative mais positive, et n’est plus ressentie comme telle. Si j’ai choisi de me donner de la peine , ce n’est plus vraiment une souffrance pour

     B. Le désir comme remède à la misère, le désir comme Puissance et transcendance ( Spinoza)

Si le désir peut faire redescendre l’homme en dessous de l’animal quand il n’est plus géré ou raisonnable, sans désir l’homme ne serait qu’un animal, ne connaissant que le besoin et étant enfoncé dans la réalité immédiate. Le désir traduit un manque, un état de misère mais aussi une non-acceptation de ce qui est et la volonté de changer « l’ordre du monde ». Le désir est en cela un moteur pour l’action, un facteur de progrès, y compris celui de l’esprit. Rousseau , dans le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, insiste sur le fait que l’entendement s’est développé en partie grâce aux passions et aux désirs. « Quoiqu’en disent les moralistes, l’entendement doit beaucoup aux passions, qui d’un commun aveu, lui doivent aussi beaucoup : c’est par leur activité que notre raison se perfectionne ;nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons jouir », mais, d’un autre côté, « on ne peut désirer ou craindre les choses que sur les idées qu’on peut en avoir ». De manière plus générale, Hegel voit dans la passion et l’énergie qu’elle canalise et produit, un moteur de l’histoire. « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ». Le désir est misère, mais il est aussi ressource lorsqu’il devient une force maîtrisée ( la philosophie épicurienne). Le désir peut être un point d’appui pour s’élever. Le désir, gravissant l’échelle des beautés chez Platon. Le désir est misère, mais il est aussi richesse lorsqu’il est éclairé par la connaissance. Pour Spinoza, le désir est l’essence de l’homme, le désir de persévérer dans son être, de se développer de s’épanouir. Si il s’accompagne de connaissance et a rompu avec l’illusion, il accroît notre puissance d’agir et apporte joie et bonheur. Le désir n’est donc pas nécessairement signe de misère, si on ne le pense plus comme manque, mais comme puissance et si on sait user avec maîtrise et connaissance de son énergie créatrice et vitale.

Conclusion : Le désir et la souffrance ont un lien à la fois co-substantiel et de causalité. On ne peut désirer sans d’abord souffrir et le désir peut être cause de nouvelles souffrances, qui étaient prévisibles si on sait ce que nous désirons au fond, l’Autre, l’Absolu. Mais nous avons vu que la sagesse ne réduit la souffrance que par la souffrance. Donc désirer c’est en apparence nécessairement souffrir. Mais si souffrir, c’est être peiné, peiner n’est pas exactement la même chose. Si on est peiné, on est passif ,on subit. Si on peine, on agit, et cette peine devient un moyen pour atteindre une satisfaction , pour aller vers un mieux. Dans ce cas, on peut se demander si la seule alternative au désir comme souffrance est la sagesse, peut-être est-il plus judicieux d’utiliser la souffrance du désir comme moteur. La vraie sagesse n’est peut-être pas de soigner le mal par le mal, mais de vouloir ce mal comme un auxiliaire du bien.