Texte de Schopenhauer

23 janvier 2009 0 Par caroline-sarroul

  « Et tout d’abord toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, une volonté d’harmonie : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. / On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul ; qui n’aime donc pas la solitude n’aime pas la liberté, car on n’est libre qu’étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d’autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. / Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c’est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s’y pèse à sa vraie valeur. »                

                                                         

 (1) (a) Rousseau affirme dans Du contrat social (Livre I, chap.8) que le passage de l’Etat de nature (hypothétique)  à l’Etat civil « fit d’un animal stupide et borné, un être intelligent et un homme ». De même Kant par la métaphore de l’arbre et de la forêt soulignait les effets positifs de la vie en société obligeant chacun à s’élever, à se dépasser, à se redresser, à se réaliser en luttant contre sa paresse naturelle.  L’homme aurait donc  un besoin naturel de vivre parmi ses semblables, c’est par et dans la société qu’il se réalise en tant qu’homme. (b) Mais Rousseau reconnaissait aussi que « l’homme est né libre et partout il est dans les fers ». Les fers ne sont pas pour lui seulement les lois liberticides d’Etats indignes de ce nom, ce sont aussi les fers de la dépendance économique, affective ou psychologique qui font que ne pouvant se passer les uns des autres, on accepte certaines concessions, compromissions qui finissent par faire de la vie en collectivité, une grande comédie. C’est le triomphe de « la grimace » comme le décrivait Pascal, où « on s’entre-trompe, s’entre-flatte », où on n’est jamais soi, mais où on ne pense qu’à soi en ne pensant qu’aux autres et à leur regard. (c) C’est cette tension entre soi et la vie sociale, le problème d’être soi en étant avec les autres, que,  dans cet extrait, objet de notre explication, Schopenhauer aborde à nouveau. (2) Il y soutient la thèse que la vie en société est en elle-même synonyme de perte de liberté, de perte d’identité et d’uniformisation négative. (3) Thèse sur laquelle s’ouvre le texte ( l1/ 2) , qui sera suivie d’un logique éloge de la solitude , comme condition de la liberté et de la fidélité à soi (l2/l5), puis d’une analyse du rapport différent qu’on peut entretenir avec la société suivant ce qu’on est, différence entre «l’homme de valeur » et «les hommes ordinaires » (l5/l9). (4) En expliquant ce texte, on pourra malgré tout se demander s’il suffit d’être seul pour être libre et si on peut être vraiment être soi-même seul.

Schopenhauer commence donc, l1 à l2, par rappeler  succinctement ce que présuppose toute vie en société, en collectivité. Pour des hommes par nature différents en tant qu’individus, la coexistence n’est possible que si chacun fait l’effort d’accepter l’autre dans sa différence, que si chacun  fait des concessions ,si chacun essaie de concilier ses désirs et intérêts avec ceux des autres, de la communauté .Il y a donc un  nécessaire, au sens d’inévitable, de ce qui ne peut pas ne pas être, absence de choix, d’autres alternatives,  « accommodement réciproque ». Donc la vie en société avant même la mise en place des lois, s’avère en soi placé sous le signe de la contrainte, de la nécessité. Le nécessaire, c’est ce qui s’oppose au contingent, au libre. Pour Schopenhauer, c’est réellement un effort que s’impose à  chacun, même si cela lui coûte. Cette idée d’effort  est suggérée par celle de « volonté », « une volonté d’harmonie », ce n’est pas ni un désir immédiat, un caprice, ni un penchant naturel. Cela présuppose une réflexion, une analyse, une décision raisonnée et raisonnable et  l’engagement de s’y tenir , de s’efforcer et de s’obliger à remplir ce qu’on considère comme nécessaire et bien pour nous. Dans ce cas, on veut ce qu’on ne désire pas. Mais on le veut car  on sait que cet effort est la condition de notre vie en société et que cette dernière est essentielle pour notre réalisation en tant qu’homme et individu. On retrouve ici un peu la même « insociable sociabilité » que chez Kant. Mais avec un grande différence immédiate, cet effort humanisant et positif chez Kant, surtout si on prend en compte le progrès du droit au cour de l’histoire,  devient aliénant et négatif chez Schopenhauer. En faisant cet effort, au lieu d’assister à une harmonisation permettant à chacun de se réaliser, on assiste à un nivellement par la base, à une uniformisation stérile qui empêche chacun d’être soi, de pouvoir s’affirmer dans son originalité, dans son unicité. Normalement, l’harmonie c’est l’union équilibrée de différents sons, couleurs qui se mélangent en se faisant tous entendre ou voir (une sorte d’heureuse cacophonie !). L’harmonie est d’ailleurs en ce sens plus belle qu’une simple symétrie qui satisfait l’esprit par sa régularité mais déçoit aussi par sa seule régularité. Reproduction du même, alors que dans l’harmonie, il y a une dissymétrie, mais équilibrée ; variété mais unité aussi, on peut ici penser à la divine proportion du nombre d’or. Mais ici l’harmonie n’est pas cette unité du divers, elle tourne selon Schopenhauer à un son monocorde, à un monochrome. Un seul son, une seule couleur, celui du groupe, celle de la masse. Le groupe passe avant l’individu, chacun doit entrer dans un moule unique de pensée, de manière d’être. On est comme tout le monde, tous les mêmes, c’est pourquoi on peut vivre ensemble. Chacun se laisse dépersonnaliser, se noie dans la masse informe (« fade ») et uniforme. Et plus on est nombreux, plus le nombre écrase les individus.

Face à ce tableau de la socialisation, on ne peut que souhaiter la solitude. Selon  un raisonnement manichéen, si on se perd soi-même en société, alors on se retrouve dans la solitude. C’est sous forme d’équation que Schopenhauer va exposer cela, l 2 à 5. Etre soi = être seul = être libre. En effet, quand on est seul, on  n’a pas à feindre ceci ou cela, à paraître, à s’empêcher tel ou tel comportement. On est tel qu’on est. On n’est pas influencé par les autres, soumis à des normes comportementales ou autres. On est donc libre d’être soi et libre tout court car il n’y a pas d’obstacle à nos désirs, pas de règles à respecter, pas de contact avec les autres donc pas d’obligation de respecter leur liberté. On se retrouve à une sorte d’état de nature, pré-social, indépendant avec une liberté naturelle, « un droit illimité de faire tout ce qui nous tente et que l’on peut atteindre », comme le disait Rousseau. Mais surtout on se retrouve en dehors du jeu social et de l’hétéronomie qui l’accompagne et donc autonome On trouve ici une idée que réaffirmera Bergson pour qui la liberté consiste à devenir ce que l’on est, pour qui l’obstacle à la liberté n’est pas interne (le fait que je sois ceci ou cela, que je n’ai pas choisi ce que je suis) mais externe. Car être libre, c’est être soi, faire en sorte que ce que l’on fait, que qui l’on est s’accorde avec ce que nous sommes, à la manière d’un portrait ressemblant à son modèle. Pour Bergson aussi il s’agit de ne pas se laisser emporter par « le courant de la vie sociale », de ne pas se laisser dicter sa conduite du dehors, par les autres. La liberté n’est pas dans le choix de ce que nous sommes, mais dans le fait de ne pas laisser les autres décider directement ou indirectement de qui nous sommes, de qui nous assumons comme étant nous. Mais on pourrait aussi objecter à Schopenhauer que l’on est soi aussi par et avec les autres. On peut effet souligner la part active du rapport à l’autre dans la construction de soi, la prise de conscience de soi. C’est ce que souligne Sartre à travers l’exemple de la honte qui permet de se rendre compte de qui nous sommes, et oblige à abandonner la mauvaise foi du regard jeté sur soi, on peut penser au rôle des autres dans la construction de soi dans les premières années de la vie par un jeu de distanciation et d’identification. On peut enfin penser à Hegel et à sa dialectique du maître et de l’esclave qui souligne que c’est dans la confrontation des consciences que l’homme trouve la reconnaissance de son existence d’être pour soi, libre. L’autre joue un rôle essentiel dans le rapport, la solitude ne peut convenir et être le cadre d’une réalisation de soi que si elle est seconde : avant d’être soi-même seul, il faut avoir été devant, au milieu des autres pour être un Je pour soi, pour être soi. De la même manière on pourrait objecter à Schopenhauer que  la difficulté pour être soi-même vient tout autant du dedans  (inconscient, mauvaise foi, évolution permanente…) que du dehors. Le principal obstacle à la prise de conscience de soi et à la réalisation de soi reste peut-être soi.

Mais Schopenhauer ne voit pas ce côté constructeur du rapport à l’autre, on ne veut pas ici le mettre en avant. Il veut insister sur son côté destructeur, aliénant pour l’individu. Cette vie en société exige des « sacrifices ». L’idée de sacrifice est forte, elle renvoie à celle de sacré. Le sacré, c’est ce qui est intouchable, sans commettre de sacrilège et ce qui peut exiger le sacrifice. Se sacrifier, c’est donc considérer que la société est sacrée, c’est donc établir une hiérarchie de valeur entre soi, l’individu et la société. L’individu est cette totalité unique et indivisible, son unicité lui donne déjà une valeur, mais quand il s’agit d’un individu humain, on peut penser qu’il a alors une valeur absolue en tant qu’être conscient, pensant et libre. La société demande donc de relativiser cette valeur au nom d’une valeur elle absolue qui serait la vie en communauté et qui justifierait donc ce sacrilège pour lui et  ce sacrifice pour elle. On voit bien ici que la vie en société est négatrice de l’individu qu’elle demande de sacrifier ou à qui elle demande de s’aliéner, en adoptant un comportement étranger à ce qui l’est, le rendant étranger à ce qu’il est. Elle exige donc la dissolution de cette unité indivisible qu’est l’individu. On peut dès lors comprendre que Schopenhauer ne voit que le salut dans la solitude ! Mais cette solitude est aussi une épreuve !

 En effet, pour Schopenhauer, cette solitude, tous les hommes ne sont pas capables de l’affronter !  C’est ce qu’il va préciser pour finir aux lignes 5 à 12. Certains n’en sont pas capables et préfèrent finalement les contraintes imposées par une vie en société à la difficulté d’être seul face à soi-même. Parler de préférence ou de choix est ici mal approprié. Car ce que veut démontrer Schopenhauer, c’est qu’en fait, on n’a pas le choix. Certes, la vie en société exige le sacrifice de soi, mais ce sacrifice n’est pas le même pour chacun. Il est proportionnel à la force de « la propre individualité » de chacun. En effet, pour certains, entrer en société n’est pas un réel sacrifice. Car ils sont voués par nature à la socialité, car nés faibles ou « mesquins », ils sont incapables de s’auto-suffire, ils ont besoin des autres pour survivre et être, pour se sentir exister. Ils cherchent d’abord la compagnie des autres pour se fuir eux-mêmes, pour fuir leur vide intérieur. Les autres leur sont nécessaires car ils les divertissent en un sens, au sens où Pascal parle de divertissement. Pendant qu’on est diverti par les autres ou qu’on se divertit des autres, en s’en occupant, en les aimant, on  est ailleurs que chez soi. On est au dehors, et donc on n’est pas face à soi-même. De plus, ceux qui sont prêts à sacrifier leur liberté, le sont aussi parce qu’ils ne se sentent homme qu’en société. Seuls, ils ont l’impression d’être qu’ « une fraction de l’humanité » qui n’a de sens qu’additionnée aux autres. Ils ne se sentent être que par et avec les autres. Et pour se fuir ou se sentir être enfin, ces hommes sont prêts à tous les sacrifices, qui n’en sont finalement même pas puisque il n’y a rien à perdre et tout à gagner. «Il leur est plus facile de supporter les autres qu’eux-mêmes », conclut Schopenhauer .Mais ces hommes, c’est le commun des mortels, la masse des « hommes ordinaires » qui tirent vers le bas une poignée d’hommes hors du commun, exceptionnels. Pour cette élite, le sacrifice est à l’opposé immense et inacceptable. « Le grand esprit », « L’homme de valeur » a une auto-suffisance, une densité intérieure qui font qu’il n’a pas besoin des autres et pour lui, entrer en société, c’est forcément entrer dans la masse avec ses normes et ses exigences et s’y perdre. Perte absurde, car non nécessaire. L’homme qui a une forte intériorité, une réelle autonomie peut rester seul, sans que cela ne lui pèse, sa richesse lui suffit, il ne s’ennuie pas avec lui-même, face à lui-même. C’est l’entrée en société qui lui coûterait, et très cher ! Mais, une fois encore, ce n’est pas une question de préférence et de choix. Comme le montrent très bien les lignes 7 et 8,  avant même d’être face au choix : solitude ou vie en société ? , les jeux sont déjà faits. Le choix découle de notre nature, de notre caractère innée, de la valeur innée de notre propre moi. Pour Schopenhauer, ce caractère est héréditaire, innée et empirique, c’est-à-dire qu’on le découvre en même temps que l’on se découvre face aux différents choix et différentes situations qui nous sont imposés. Quand on est confronté à la solitude, on « sent » si on est plutôt capable de s’y adapter ou pas, et inversement quand on arrive dans un groupe, une société. Pour certains, l’adaptation est possible, pour d’autres non. Là, ce n’est pas une question de volonté, de liberté, c’est une question de nature. Et, face à la solitude, face à la densité de la personnalité, les hommes sont selon Schopenhauer inégaux. Certains sont faits pour vivre en société et prêts à tout pour y rester, d’autres sont faits pour être seuls. Certains sont eux-mêmes, d’autres se fuient parce qu’ils se savent être rien, être bien « ordinaire ». D’où sa distinction entre « les hommes ordinaires » et ceux qui sont en un  sens à part, par leur richesse intérieure, leur grandeur d’esprit. Il y a en somme ceux qui sont nés pour le troupeau et ceux qui sont faits pour une existence solitaire et auto-suffisante.

Le côté élitiste, aristocratique de cette thèse peut apparaître dérangeant, mais on peut aussi y adhérer ( la hiérarchie, la différence n’empêche pas l’égalité en droits et en humanité) et même sans aller jusque là, on peut tout de même admettre et reconnaître que certains semblent pouvoir se passer plus aisément des autres que d’autres, et que d’autres ont visiblement beaucoup de mal à rester seul. Mais on peut peut-être expliquer cela par d’autres raisons que la fuite de soi ou la suffisance à soi :   méfiance envers les autres, difficultés à entrer en communication avec les autres, paranoïa…, voir dans la recherche du rapport à l’autre une générosité (justement notre puissance intérieure fait que cela déborde de notre être et entraîne vers les autres), une volonté de faire une œuvre collective. On n’est pas obligé de penser la richesse intérieure sur le modèle de l’égoïsme et du repli sur soi et le fait d’aller vers les autres ou de vouloir faire avec les autres comme le signe nécessaire d’une pauvreté. On peut aussi ajouter que si l’individu de par son caractère pourrait se passer de la société, il reste un homme qui aussi riche soit-il intérieurement, est habité comme tout homme d’un manque ontologique ( inconsistance de l’existence, sentiment d’incomplétude) qui va le pousser vers les autres et est comme tout homme un être prométhéen qui ne peut se passer de la vie en commun, de ses fruits. On peut aussi penser comme Pascal que le divertissement n’est pas le propre de quelques hommes, mais de l’homme, comme renvoyé à ce qu’il est : un point dans l’univers, perdu sans Dieu dans « le silence de ces espaces infinis » effrayants. Une solitude radicale aussi riche soit-on intérieurement semble donc difficile, et n’être que le cadre d’autres divertissements que la compagnie des autres. De plus,  on peut interpréter le retrait du monde comme une misanthropie pure et simple, plutôt que comme un signe d’une grandeur et noblesse d’âme, de la même manière qu’on peut reprocher à certains de trop de se  compromettre, de se nier dans le rapport aux autres. La société ne doit pas être une étable, l’harmonie présuppose une diversité. L’homme se doit de rester homme quelque soit sa situation, respectueux de lui-même et des autres : seul ou au milieu des autres.

Nous avons donc vu que pour Schopenhauer la vie en société impliquait une perte d’identité et de fidélité à soi imposant des contraintes et un conformisme. Nous avons vu aussi que selon lui plus la personnalité de l’individu est riche plus il perd à entrer en société. Nous avons noté que cette perte présupposait un moi constitué et que c’est dans le rapport à l’autre que celui-ci se construit. Donc la société peut être aliénante mais elle est au départ constituante, même si on peut penser que la nature de chacun est en partie innée et que les autres ne font que nous aider à la découvrir et révéler. De même si l’homme riche intérieurement peut éventuellement mieux supporter la solitude que les autres, la solitude ne signifie pas réciproquement la grandeur d’âme ou la vie en société la bradage de soi. On peut aussi rester soi en société, la liberté n’étant pas l’indépendance mais l’autonomie et le « courant social » n’étant pas nécessairement un torrent. On peut être soi au milieu des autres comme on ne peut pas être soi-même seul. Car on pourrait finir en soulignant que la difficulté pour être soi-même vient tout autant du dedans  (inconscient, mauvaise foi, évolution permanente…) que du dehors. Le principal obstacle à la prise de conscience de soi et à la réalisation de soi reste soi.