"l'occident s'achève en bermuda"

4 janvier 2009 0 Par caroline-sarroul

Je viens de découvrir cette phrase de Philippe Muray (1945.2006) et sa théorie de « l’homo festivus » venant remplacer « l’homo sapiens sapiens » et souligner « la regression anthropologique » qui caractérise notre monde moderne.

Je ne résiste pas à vous livrer quelques textes de cet auteur glanés sur le net:

1. « Ce qui n’est pas « comme nous » est devenu synonyme de Mal ; les êtres « supérieurs » ou « exceptionnels » au premier chef. Il ne peut plus y avoir d’admiration quelconque, dans un monde non plus en proie à l’égalité mais à l’égalitisme, lequel est à l’égalité ce qu’une perversion est à une névrose,ou une secte à une religion, ou le respect des différences des sexes au brouillage intentionnel des différences sexuelles, ou le plaisir amoureux à la destructivité pornographique. Il n’y a plus d’admiration, ni d’êtres admirables ou supérieurs, quand toute la société est en proie à la recherche maniaque des discriminations, et possédée par l’ambition de les liquider. »

2. « On a tout essayé pour faire durer l’illusion de l’art. L’œuvre, l’absence d’œuvre, l’œuvre comme vie, la vie comme œuvre, l’œuvre sans public, le public sans œuvre, l’œuvre irrespectueuse (si irrespectueuse qu’elle n’est respectueuse que de l’irrespect), l’œuvre provocante, l’œuvre dérangeante. On a essayé l’intimidation, l’outrage, l’injure, la dérision, l’humiliation, la péroraison. En fin de compte, on le voit bien, il n’y a qu’une seule chose qui marche encore, c’est le chantage. L’art de la modernité en coma dépassé y fait entendre sa voix la plus irréfutable, en même temps qu’il s’enveloppe d’une sorte de sacré qui interdit absolument de s’interroger. Il y a peu, les amusants responsables du musée d’art moderne de la ville de Paris résolurent (en novembre 2002) d’acquérir une œuvre de l’artiste belge Marcel Broodthaers (1924-1976). Cette œuvre « met en scène », paraît-il, un perroquet. Pas un perroquet mort et empaillé, non, un beau perroquet vivant avec ses plumes aux couleurs multiples et son gros bec dur recourbé. Un perroquet, donc, destiné comme tout le monde, hélas, à mourir un jour. Une œuvre périssable en quelque sorte. Et même une œuvre de la nature. Un oiseau. De la famille des psitaccidés. Comme on en trouve généralement dans les régions tropicales. Ou, plus simplement, sur le quai de la Mégisserie. Ou chez des particuliers, dans des cages. Un de ces volatiles divertissants qu’on appelle d’ordinaire Coco et auxquels il arrive d’imiter le langage humain avec des voix de clowns enrhumés. Flanqué de deux palmiers et accompagné d’un magnétophone répétant en boucle un poème qui dit «  Moi je dis, moi je dis » sans fin, Coco est donc une œuvre d’art. Au même titre qu’un croquis de Michel-Ange. Le bonheur d’être art, de nos jours, est simple comme deux palmiers et un magnétophone. L’ours du Jardin de plantes, les lions de la savane et l’orang-outang de Bornéo en sont verts de jalousie : ils aspirent au magnétophone et aux palmiers en pot de la modernité. L’écureuil qui tourne sa roue attend aussi son Broodthaers. Et la grenouille dans son bocal avec sa petite échelle. Et les chiens de faïence, et les chiennes de garde. Et encore tant d’autres bestioles de compagnie comme les canaris et les crocodiles. D’autant que, ainsi artistifié, Coco a vu sa côte s’envoler : le musée d’Art moderne de la Ville de Paris l’a acquis pour la somme d’un million trois cent soixante-dix-sept mille de nos francs de l’année dernière. Et c’est là que les problèmes commencent. Ainsi que le chantage. Au-delà de quatre cent quatre-vingt-onze mille neuf cent soixante-sept francs (toujours de l’année dernière), les achats du musée d’Art moderne de la Ville de Paris doivent en effet être soumis pour approbation au Conseil de Paris. Où certains élus se sont tout de même émus. Et ont posé quelques timides questions. Du genre : est-il bien sage d’attribuer le statut d’œuvre d’art à un animal vivant et mortel, si plaisant soit-il ? Ou encore un million trois cent soixante-dix-sept mille de nos francs de l’année dernière pour l’achat d’un oiseau, même flanqué de deux palmiers, est-ce bien raisonnable ? Et aussi : une « œuvre » à laquelle il faut apporter tous les jours à manger et à boire peut-elle être considérée comme œuvre d’art au même titre que La Joconde ou La Vénus de Milo ? Et que dire de la nécessité de renouveler chaque soir le sable de sa cage ? Est-ce qu’on change le sable du Sacre de David ou des Noces de Cana de Véronèse ? Même pas celui des innombrables plages de Monet. Où pourtant il y a du sable. Du vrai. Peint. Autant d’interrogations dangereuses, comme on voit, et tout à fait en désaccord avec la modernité moderne qui exige comme première condition, pour ne pas se fâcher, qu’on ne la discute pas. C’est d’ailleurs par là que Christophe Girard, sinistre préposé à la Culture de la Mairie de Paris, a clos la controverse. En déclarant qu’hésiter plus longtemps à reconnaître sans réserve au perroquet de Broodthaers le statut d’œuvre d’art revenait à « ouvrir la porte au fascisme ». Devant une telle mise en demeure, qui ne se dresserait pas au garde-à-vous ? Qui, surtout, aurait le mauvais goût de faire remarquer que c’est précisément ça l’essence du fascisme, le refus de la discussion sur la réalité au profit des mots d’ordre ; et qu’en se servant du Mal comme instrument de chantage on le laisse s’incruster dans le discours du Bien et s’y exprimer avec la force décuplée de l’intimidation ? Personne. Voilà donc Coco, entre ses palmiers, destiné à monter la garde à la porte de l’enfer. Chargé de veiller au salut de la civilisation contre la barbarie. En tant qu’œuvre d’art confirmée et estampillée. »    

 Broodthaers aussi auteur au musée d’art contemporain de Düsseldorf d’un entretien avec un chat sur l’art contemporain en 1970:  http://www.arteradio.com/son.html?473

3. De cette légifération galopante, de cette peste justicière qui investit à toute allure l’époque, comment se fait-il que personne ne s’effare? Comment se fait-il que nul ne s’inquiète de ce désir de loi qui monte sans cesse ? Ah! la Loi! La marche implacable de nos sociétés au pas de Loi! Nul vivant de cette fin du siècle n’est plus censé l’ignorer. Rien de ce qui est législatif ne doit nous être étranger. « Il y a un vide juridique!  » Ce n’est qu’un cri sur les plateaux. De la bouillie de tous les débats n’émerge qu’une voix, qu’une clameur « Il faut combler le vide juridique!  » Soixante millions d’hypnotisés tombent tous les soirs en extase. La nature humaine contemporaine a horreur du vide juridique, c’est-à-dire des zones de flou où risquerait de s’infiltrer encore un peu de vie, donc d’inorganisation. Un tour d’écrou de plus chaque jour! Projets! Commissions! Mises à l’étude! Propositions! Décisions! Élaboration de décrets dans les cabinets! Il faut combler le vide juridique! Tout ce que la France compte d’associations de familles applaudit de ses pinces de crabe. Comblons! Comblons! Comblons encore! Prenons des mesures! Légiférons!
… Saintes Lois, priez pour nous! Enseignez-nous la salutaire terreur du vide juridique et l’envie perpétuelle de le colmater! Retenez-nous, ligotez-nous au bord du précipice de l’inconnu! Le moindre espace que vous ne contrôlez pas au nom de la néo-liberté judiciairement garantie est devenu pour nous un trou noir invivable. Notre monde est à la merci d’une lacune dans le Code! Nos plus sourdes pensées, nos moindres gestes sont en danger de ne pas avoir été prévus quelque part, dans un alinéa, protégés par un appendice, surveillés par une jurisprudence.  » Il faut combler le vide juridique!  » C’est le nouveau cri de guerre du vieux monde rajeuni par transfert intégral de ses éléments dans la poubelle-média définitive.
… Il en a fallu des efforts, et du temps, il en a fallu de la ténacité, de l’habileté, des bons sentiments et des causes philanthropiques pour incruster bien profond, dans tous les esprits, le clou du despotisme légalitaire. Mais maintenant ça y est, c’est fait, tout le monde en veut spontanément. L’actualité quotidienne est devenue, pour une bonne part, le roman vrai des conquêtes de la Loi et des enthousiasmes qu’elle suscite. De nouveaux chapitres de l’histoire de la Servitude volontaire s’accumulent. L’orgie procédurière ne se connaît plus aucune borne. Si je n’évoque pas ici les affaires de magistrats vengeurs, les scandales de fausses factures, la sombre « révolte » des juges en folie, c’est que tout le monde en parle partout. Je préfère aller chercher mes anecdotes en des coins moins visités. Il n’y a pas de petites illustrations. En Suède, tout récemment, un type saute au plafond d’indignation dans un film de Bergman qui passe à la télé, il vient de voir un père donnant une gifle à son fils! Dans un film? Oui, oui. Un film. À la télé. Pas en vrai. N’empêche que ce geste est immoral. Profondément choquant, d’abord, et puis surtout en infraction par rapport aux lois de son pays. Il va donc, de ce pas, porter plainte. Poursuivre en justice. Qui n’approuverait cet homme sensible? Le cinéma, d’ailleurs, regorge d’actes de violence, de crimes, de viols, de vols, de trafics et de brutalités dont il est urgent de le purger. On s’attaquera ensuite à la littérature.
… Dura lex, sed tex! Il y a des soirs où la télé, pour qui la regarde avec la répugnance requise, ressemble à une sorte de foire aux lois. C’est le marché des règlements. Un lex-shop à ciel ouvert. Chacun s’amène avec son brouillon de décret. Faire un débat sur quoi que ce soit, c’est découvrir un vide juridique. La conclusion est trouvée d’avance. « Il y a un vide juridique! » Vous pouvez fermer votre poste. Le rêve consiste clairement à finir par interdire peu à peu, et en douceur, tout ce qui n’est pas encore absolument mort. « Il faut combler le vide juridique! » Maintenant, l’obsession pénaliste se réattaque de front au plaisir. Ah! ça démangeait tout le monde, de recriminaliser la sexualité! En Amérique, on commence à diriger vers des cliniques spécialisées ceux à qui on a réussi à faire croire qu’ils étaient des addicts, des malades, des espèces d’accros du sexe. Ici, en France, on a maintenant une loi qui va permettre de punir la séduction sous ses habits neufs de « harcèlement ». Encore un vide de comblé! Dans la foulée, on épure le Minitel. Et puis on boucle le bois de Boulogne. Tout ce qui se montre, il faut l’encercler, le menotter de taxes et décrets. A Bruxelles, de sinistres inconnus préparent l’Europe des règlements. Toutes les répressions sont bonnes à prendre, depuis l’interdiction de fumer dans les lieux publics jusqu’à la demande de rétablissement de la peine de mort, en passant par la suppression de certains plaisirs qualifiés de préhistoriques comme la corrida, les fromages au lait cru ou la chasse à la palombe. Sera appelée préhistorique n’importe quelle occupation qui ne retient pas ou ne ramène pas le vivant, d’une façon ou d’une autre, à son écran de télévision : le Spectacle a organisé un nombre suffisant, et assez coûteux, de distractions pour que celles-ci, désormais, puissent être décrétées obligatoires sans que ce décret soit scandaleux. Tout autre genre de divertissement est un irrédentisme à effacer, une perte de temps et d’audimat.
… Toutes les délations deviennent héroïques. Aux Etats-Unis, pays des lawyers en délire, les homosexuels de pointe inventent l’outing, forme originale de mouchardage qui consiste à placarder à tour de bras des photos de types connus pour leur homosexualité  » honteuse « , avec la mention  » absolute queer  » (parfait pédé). On les fait sortir de leur secret parce que ce secret porte tort, dit-on, à l’ensemble du groupe. On les confesse malgré eux. Plus de vie privée, donc plus d’hypocrisie.
… Transparence! Le mot le plus dégoûtant en circulation de nos jours! Mais voilà que ce mouvement d’outing commence à prendre de l’ampleur. Les chauves s’y mettent, eux aussi ils affichent à leur tour des portraits, des photos de célébrités qu’ils accusent de porter des moumoutes (pardon, des  » compléments capillaires ») ! On va démasquer les emperruqués qui ne s’avouent pas! Et pourquoi pas, après ça, les porteurs de fausses dents, les bonnes femmes liftées, les cardiaques à pacemakers? L’ennemi héréditaire est partout depuis qu’on ne peut plus le situer nulle part, massivement, à l’Est ou à l’Ouest.
…  » Le plus grand malheur des hommes, c’est d’avoir des lois et un gouvernement », écrivait Chateaubriand. Je ne crois pas qu’on puisse encore parler de malheur. Les jeux du cirque justicier sont notre érotisme de remplacement. La police nouvelle patrouille sous les acclamations, légitimant ses ingérences en les couvrant des mots  » solidarité « , « justice », « redistribution ». Toutes les propagandes vertueuses concourent à recréer un type de citoyen bien dévot, bien abruti de l’ordre établi, bien hébété d’admiration pour la société telle qu’elle s’impose, bien décidé à ne plus jamais poursuivre d’autres jouissances que celles qu’on lui indique. Le voilà, le héros positif du totalitarisme d’aujourd’hui, le mannequin idéal de la nouvelle tyrannie, le monstre de Frankenstein des savants fous de la Bienfaisance, le bonhomme en kit qui ne baise qu’avec sa capote, qui respecte toutes les minorités, qui réprouve le travail au noir, la double vie, l’évasion fiscale, les disjonctages salutaires, qui trouve la pornographie moins excitante que la tendresse, qui ne peut plus juger un livre ou un film que pour ce qu’il n’est pas, par définition, c’est-à-dire un manifeste, qui considère Céline comme un salaud mais ne tolérera plus qu’on remette en cause, si peu que ce soit, Sartre et Beauvoir, les célèbres Thénardier des Lettres, qui s’épouvante enfin comme un vampire devant un crucifix quand il aperçoit un rond de fumée de cigarette derrière l’horizon.
… C’est l’ère du vide, mais juridique, la bacchanale des trous sans fond. A toute vitesse, ce pseudo-monde en perdition est en train de recréer de bric et de broc un principe de militantisme généralisé qui marche dans toutes les situations. Il n’y a pas de nouvelle inquisition, c’est un mouvement bien plus subtil, une montée qui sourd de partout, et il serait vain de continuer à se gargariser du rappel des antiques procès dont furent victimes Flaubert ou Baudelaire : leur persécution révélait au moins une non-solidarité essentielle entre le Code et l’écrivain, un abîme entre la morale publique et la littérature. C’est cet abîme qui se comble chaque jour, et personne n’a plus le droit de ne pas être volontaire pour les grands travaux de terrassement. Qui racontera cette comédie? Quel Racine osera, demain, composer les Néo-Plaideurs? Quel écrivain s’échappera du zoo légalitaire pour en décrire les turpitudes?                Exorcismes spirituels I