Homo religious

9 février 2009 0 Par caroline-sarroul

[dailymotion]http://www.dailymotion.com/video/x693s1_mircea-eliade-et-la-redecouverte-du_news[/dailymotion]

[dailymotion]http://www.dailymotion.com/video/x69404_mircea-eliade-et-la-redecouverte-du_news[/dailymotion]

[dailymotion]http://www.dailymotion.com/video/x694er_mircea-eliade-et-la-redecouverte-du_news[/dailymotion]

[dailymotion]http://www.dailymotion.com/video/x69657_mircea-eliade-et-la-redecouverte-du_news[/dailymotion]

« Il est regrettable que nous ne disposions pas d’un terme plus précis que « religion » pour exprimer l’expé­rience du sacré. […] [Toutefois] «religion» peut encore être un terme utile, pourvu qu’on se rappelle qu’il n’implique pas nécessairement une croyance en Dieu, en des dieux ou en des esprits, mais se réfère à l’expérience du sacré et, par conséquent, est lié aux idées d’être, de signification et de vérité. […]  La conscience d’un monde réel et significatif est inti­mement liée à la découverte du sacré. Par l’expérience du sacré, l’esprit humain a saisi la différence entre ce qui se révèle comme étant réel, puissant, riche et significatif, et ce qui est dépourvu de ces qualités, c’est-à-dire le flux chaotique et dangereux des choses, leurs apparitions et disparitions fortuites et vides de sens.  »                     

  Mircéa Eliade La nostalgie des origines

 L’EXPERIENCE HUMAINE ET LE SACRÉ

– Une structure de la conscience
Comprendre le sacré dans sa spécificité propre, cela exige, d’une part, de le reconnaître comme une structure de la conscience et, d’autre part, de ne l’appréhender qu’à partir de lui-même comme point de référence. Il en va des données religieuses comme il en va des œuvres d’art : elles ont les unes et les autres un mode d’être qui leur est propre. Existant sur leur plan de référence, elles exigent d’être comprises à partir de lui et de lui seul. Ce principe est à la base de l’herméneutique des symboles du sacré, ainsi que nous allons le voir. L’autre principe est non moins impor­tant, qui reconnaît dans le sacré une structure de la conscience et non pas un stade dans l’histoire de cette conscience . Comprendre n’est pas réduire, mais revenir à la chose même qui est à comprendre. Eliade fait ici sienne une des règles essentielles de la démarche phénoménologi­que.
Le postulat constant de toute explication positiviste du fait religieux consiste à ne voir en lui qu’un simple moment et une étape du développement de la conscience humaine. Moment voué à la disparition sitôt que la pensée humaine parvient à sa pleine maturité. Pour une explication de ce type, le fait religieux ne saurait appartenir qu’à un temps où l’esprit de l’homme ne s’appartient pas encore. Une telle approche reconnaît bien que, dans l’homme, le fait de la croyance est un fait universel, mais elle ne désigne jamais la religion autrement que comme le vestige d’un temps où l’esprit n’est pas encore venu à lui-même comme raison capable de connaître les choses, le monde et l’homme pour ce qu’ils sont. Vestige d’un temps où l’esprit ne s’appartient pas encore, la religion serait le simple fait d’un temps où la croyance s’égare hors de soi-même, à la recherche d’un prin­cipe capable de rendre compte du monde et de l’homme, mais recherchant ce principe hors de l’homme, en un Dieu ou en des dieux. Par le fait même, expliquer le religieux est chercher hors du religieux la règle capable d’en rendre compte. Or, comprendre, ainsi que le fait Eliade, la donnée reli­gieuse comme une structure de la conscience et non pas comme un stade désormais dépassé, c’est reconnaître en elle un élément déterminant de la prise de conscience par l’homme de son être d’homme. L’homme religieux n’est pas celui qui vit encore à l’âge de son enfance, il est l’homme dans sa totalité et dans son intégralité, d’une part en ce qu’il reconnaît dans le sacré la dimension essentielle dans laquelle tout ce qui est vient et demeure dans la vie, et d’autre part en ce qu’il comprend son être propre d’homme dans cette rela­tion à la source de toute vie et de toute réalité. Le sens du sacré est le sens de l’appartenance à une totalité dans laquelle seul l’homme est ce qu’il est. A ce titre, il constitue une structure de la conscience.

– La condition de l’homme dans le monde
Car l’homme n’est pas un simple vivant dans le monde en quête de ce qui est nécessaire à sa vie et à sa survie. Une telle recherche est nécessaire, cela va de soi, mais elle ne rend pas compte, à elle seule, de l’intégralité de son être d’homme. Et le moment où l’homme est conduit à prendre une mesure exacte de son être est celui où il est conduit à vivre les situations-limites dans lesquelles il se découvre soi dans un univers qui le dépasse de toute part. Et, dans ce monde, voué au temps et à la mort. C’est dans la situation-limite que la conscience de l’homme naît enfin à elle-même, et plus spécialement dans l’expérience du temps et du devenir. Figure ambiguë que celle du temps, de Chronos, comme le savaient bien les Grecs, mais aussi les penseurs de l’Inde, car elle n’engendre les vivants et les formes de la vie qu’en ne cessant de les détruire et de les dévorer. L’homme naît dans le temps, et il y vit. C’est là qu’il se découvre soi en découvrant qu’il est livré au temps, tel un simple éphémère. Le malheur de l’homme ne commence pas devant le spectacle du monde, ni au milieu des choses du monde, il commence devant le deve­nir, le temps concret de l’histoire toujours neuf et irréversi­ble. C’est l’histoire qui engendre la terreur, c’est elle qui incite à sortir de l’irréversible, comme c’est elle, enfin, qui est, pour l’homme, la véritable situation-limite dans laquelle, devant ce qui le détruit, il est conduit à rechercher et à reconnaître une réalité qui passe le devenir destructeur parce qu’elle est, elle-même, en dehors de ce devenir destruc­teur. L’expérience de la condition, à partir de la situation-­limite, est expérience tout à la fois du caractère éphémère de l’homme et ce qui le tourne vers une réalité plus essentielle.

– Dépasser la condition
« Dès qu’il a pris conscience de sa situation dans le Cos-mos, l’homme a désiré, a rêvé et s’est efforcé de réaliser d’une manière concrète (c’est-à-dire par la religion et la magie tout à la fois) le dépassement de sa condition » . La condition de l’homme telle qu’elle est enseignée par les religions n’est pas différente, en nature, de ce que Platon enseignait par l’image de la caverne. Naître à la conscience est découvrir sa condition comme enfermement dans une caverne, voué à la fascination par le sensible et par le deve-nir, et comprendre que la condition ne peut être vécue d’une manière humaine qu’en passant au-delà de la limite qui l’enferme.
La connaissance ne commence, pour la pensée, qu’une fois qu’elle se montre capable de dépasser le ici et mainte­nant de l’expérience simplement sensible. La conscience ne procède pas d’une manière différente pour comprendre ce que l’être humain est, comme tel. Dépasser la condition, c’est-à-dire la transcender. A cette seule condition, elle se comprend pour ce qu’elle est, en comprenant qu’elle n’existe qu’en relation à une totalité qui la surplombe et qui l’englobe. Dépasser la condition est venir dans la proximité du sacré.

La pensée religieuse, pourtant, et plus spécialement dans ses formes les plus archaïques, n’est pas simple théorie de la connaissance : elle ne se construit pas d’une manière spécu­lative, mais déjà elle sait que l’homme n’existe que dans la relation au sacré. Elle n’est pas simple construction spécula­tive, elle est un savoir qui ne peut être dissocié d’une action. Le comprendre est un agir, le connaître et l’agir sont insépa­rables, et c’est pourquoi elle s’énonce et se transmet dans le rituel de l’initiation. Dans le rituel, l’initié apprend ce que disent les mythes, il apprend comment toutes choses sont devenues ce qu’elles sont et comment le monde a été fondé. L’initiation est une épreuve, mais dans cette épreuve l’initié passe à un autre statut : désormais il sait que tout ce qui est n’est que par sa relation au monde du divin, et ce qu’il sait, il est capable de le réactualiser dans la récitation du mythe et dans la répétition symbolique du rituel. C’est donc d’un même mouvement que la conscience prend la mesure de ce que l’homme est dans le monde, comprend que le monde n’est que par sa relation au sacré et que le ici et maintenant de son expérience de la vie dans le monde (c’est-à-dire le profane) est distinct du sacré, mais ordonné à lui.

 LE SACRE, DIMENSION UNIVERSELLE

– Une rupture de niveau ontologique
« Pour l’ontologie archaïque, le réel est identifié avant tout à une « force », à une « Vie », à une fécondité, à une opu­lence, mais aussi à tout ce qui est étrange, singulier, etc. ; en d’autres termes, à tout ce qui existe d’une manière pleine, ou manifeste un mode d’existence exceptionnel. La sacralité est au premier chef réelle. Plus l’homme est religieux et plus il est réel, plus il s’arrache à l’irréalité d’un devenir privé de signification ». Pour définir le sacré, Eliade emprunte à Van der Leeuw le concept central de puissance . Le sacré est compris comme la puissance qui se manifeste comme la source de la vie, mais qui ne se manifeste pas aux hommes, sinon sous une forme ambiguë. Otto, déjà, avait désigné comme une caractéristique essentielle du sacré son ambiguïté et son ambivalence . La manifestation, dans le monde des hommes, de ce qui est le sacré ne se montre pas autrement que le tout autre, un tout autre qui est toujours en même temps fascinant (fascinans) et terrifiant (tremen­dum) : ce que savent et ce que disent toutes les religions, comme ce que savent et disent les termes mêmes dont nous nous servons (le latin sacer et le grec hiéros).
Le sacré est nécessairement ambigu, parce que la puis­sance qui manifeste la vie est sans commune mesure avec l’homme, et la vie qui se manifeste à l’homme ne peut lui apparaître que sous la forme d’une puissance qui le dépasse, dans le temps où elle lui apparaît. Le sacré est donc en fait la réalité ultime, ce qui est et ce qui existe d’une manière pleine et réelle, par quoi elle se distingue de tout le reste du monde qui, lui, est le profane. Profane désigne, d’une façon géné­rale, ce qui est extérieur au sacré, ce qui n’est pas investi par lui et qui appartient au seul devenir du temps.Pour rendre compte de ce qui est sacré et de ce qui ne l’est pas, la pensée des religions traditionnelles et archaïques use d’une distinction dont se sert la philosophie lorsqu’elle sépare et unit l’essentiel ou le substantiel d’un côté, et de l’autre le simple phénoménal. L’essentiel ou le substantiel (l’ousia) est ce qui a par soi et d’une manière effective une réalité; le simple phénoménal, quant à lui, n’a consistance et réalité que pour autant qu’il est rapporté à l’essence. La distinction ainsi faite de ce qui est sacré et de ce qui ne l’est pas permet de comprendre qu’entre l’une et l’autre de ces régions du réel il y a une différence de niveau ontologique. Aussi l’initiation n’est-elle passage d’un état à l’autre de la vie que parce qu’elle est passage d’un niveau à l’autre du réel, le passage au vraiment réel.

La hiérophanie
Au centre de la réflexion d’Eliade, donc, la question du sacré, ou plus exactement la question de la manifestation du sacré (la hiérophanie) à l’homme et dans le monde des hom­mes. Aussi l’étude de l’histoire des religions n’est-elle l’étude d’une histoire des religions que parce qu’elle est étude de la religion, c’est-à-dire l’investigation et l’examen de la hiérophanie, dans la diversité de ses formes. De cette diver­sité témoigne l’étude des formes religieuses et des représenta­tions dans lesquelles elles traduisent cette expérience. Mais cette diversité foisonnante est elle-même ordonnée selon une structure, car il demeure que, sous la variété apparemment infinie des croyances, des représentations et des rites, des constantes se répètent d’une forme religieuse à une autres.
Comprendre la hiérophanie, c’est également comprendre la dialectique propre au sacré. Car si le sacré vient à se mani­fester dans des choses du monde, dans des lieux, des objets, des sites, etc., s’il s’impose à la conscience religieuse par son irruption dans le monde profane, rien ni aucune chose n’est, par soi-même, le sacré. Ce dernier investit toujours quelque chose qui appartient au monde profane et, de ce fait, trans­forme cette chose en signe du sacré, tout en demeurant autre que la chose elle-même, car il n’apparaît jamais en son entier ni d’une façon immédiate, ni dans sa totalité. Le sacré n’est pas une chose parmi les choses, il est, dans la chose dans laquelle il se manifeste, le signe de la présence de la vie et de la puissance de la vie. Il est donc essentiellement une dimen­sion, et c’est en tant qu’une chose ou qu’un lieu ont rapport à cette dimension qu’ils appartiennent à la sphère du sacré.

La dimension sacrée
Tel est donc le sens de cette dialectique du sacré : il n’est là que comme une présence signifiée. C’est dans l’espace qu’il se rend manifeste, mais les lieux de l’espace où il devient reconnaissable ne sont que les signes de sa présence dans le monde.
Les hommes et les sociétés consacrent des lieux (dans la nature ou bien dans des édifices spécialement voués au sacré) parce que c’est là et à partir de là que les communau­tés peuvent vivre leur relation au sacré. L’homme vit dans l’espace et l’espace du monde ordonné par la communauté à laquelle il appartient est devenu, pour lui, le lieu de son séjour dans le monde : lieu où la vie peut se vivre et où la vie peut prendre sens. C’est pourquoi l’espace, séjour de l’habi­ter quotidien, ne peut être tel pour des hommes que parce qu’il est ordonné et tout d’abord orienté à partir des lieux privilégiés dans lesquels le sacré se rend manifeste d’une manière privilégiée. Ainsi en est-il du Centre, point focal et originaire du monde des hommes parce qu’il est point déterminant de la totalité de leur vie, point où leur existence s’enracine dans le sacré, lieu où la vie prend sens parce qu’elle est en relation constante avec le sacré. Le privilège reconnu au Centre lui confère un autre statut ontologi­que qu’aux autres lieux de l’espace, car l’essentiel demeure ce qui se manifeste là : le sacré qui est l’englobant et la réa­lité ultime.Dans le Centre, c’est la dimension de tout espace qui se rend manifeste, comme d’une manière symétrique; c’est un autre Temps qui se révèle. Là se révèle que le temps des hommes ne prend sens qu’en relation à un Temps tout autre, le Temps de l’origine, parce qu’il est le Temps de la fonda­tion du monde des hommes. Séjourner dans la proximité du Centre est séjourner dans le sens; dépasser le temps profane est, de la même façon, accéder à la réalité ultime et vivre selon le rythme du divin. Temps de l’autrefois (illud tempus que les mythes racontent en narrant ce qui fut in illo tem­pore), c’est-à-dire temps de l’essentiel de ce qui seul est effec­tivement réel.Dans l’espace, les hommes reconnaissent des lieux qui sont consacrés, et dans cet espace ils viennent revivre la geste de la fondation du Cosmos dans lequel est inscrit leur monde. Ils ne se contentent pas de raconter, mais ils revivent dans le rituel et par le rituel, ils réactivent l’acte fondateur et la puissance présente en cet acte fondateur. Qu’est-ce donc que le sacré que les hommes désignent sous le nom d’un Dieu ou bien de dieux ou d’esprits ? Il est essentielle-ment cette dimension dans laquelle se manifeste la puissance dont ils dépendent pour leur vie, la puissance qui fait être les hommes dans le Cosmos.

LA PENSEE SYMBOLIQUE

Une herméneutique
Une double polarité sous-tend l’œuvre d’Eliade : l’investi­gation des formes de la manifestation du sacré est, pour lui, inséparable de la compréhension de l’unité profonde et indi­visible de l’esprit humain. Les formes de la représentation du divin sont différentes, elles sont multiples comme le sont les rituels. Cependant, sous cette diversité demeure une unité essentielle. Diversité et unité, telle est la tension interne constante de la manifestation du sacré, et c’est la même ten­sion que la pensée peut reconnaître dans l’énoncé symbolique.
Et de la même façon que la compréhension du sacré exige de reconnaître dans la conscience religieuse une structure de la conscience humaine et non pas un simple stade de l’his­toire de son développement, la compréhension de la pensée symbolique exige une herméneutique, c’est-à-dire une saisie de la chose en elle-même et à partir d’elle-même. Toute explication réductrice n’accepte de rendre compte du fait religieux que sur la base d’une découpe opérée qui ne retient du religieux qu’une simple partie, qu’un fragment. L’herméneutique d’Eliade, comme toute autre herméneutique, prend son origine dans la distinction désormais classique de Dilthey : l’expliquer repose sur une traduction, sur le pas­sage de ce qui est à expliquer en une autre sphère et en un autre domaine. En ce cas, la démarche religieuse n’a pas et ne saurait avoir en soi-même sa vérité, elle ne peut dire au sujet de soi-même sa propre vérité. Mais toute « traduc­tion » de ce type, toute transposition de cette nature trahit ce dont elle entend rendre compte. Le comprendre, quant à lui, ne prétend à rien, sinon appréhender et saisir la chose à partir d’elle-même. « La méthode la plus sûre, en histoire des religions comme partout ailleurs, reste toujours d’étu­dier un phénomène dans son propre plan de référence ». Une démarche de cette nature est nécessaire pour ren­dre compte de l’énoncé religieux tel qu’il se dit dans le mythe et qui, dans sa structure, est symbolique.

Le symbole
Que disent les mythes et que disent les symboles ? Et même, disent-ils quelque chose du monde et de l’homme que la raison puisse considérer comme valable ? On sait l’impor­tance de cette question dans les débats contemporains à pro­pos du structuralisme de Lévi-Strauss. A vrai dire, la ques­tion est bien plus ancienne, puisqu’elle est contemporaine de l’avènement de la pensée au stade de la rationalité et de l’éla­boration du concept comme instrument de la raison. Aris­tote déjà soupçonnait le mythe de se complaire dans le mer­veilleux, et donc lui récusait le statut reconnu au concept. Ce n’est pas ici le lieu de reprendre cette histoire déjà si lon­gue ; pour en rester à la pensée d’Eliade, il nous faut souli­gner que le même souci de ne comprendre un phénomène que dans son seul plan de référence préside à la compréhen­sion du religieux comme à celle de la pensée symbolique et du mythe.
Le symbole n’est pas un concept, cela va de soi. Il n’en demeure pas moins qu’il doit être regardé comme une forme de la pensée, cette forme de la pensée dans laquelle peut se dire l’expérience religieuse. Dans le symbole « il n’y a pas de spéculation, mais saisie directe de ce mystère : que les cho­ses ont un commencement, et que tout ce qui précède et concerne ce commencement a une valeur capitale pour l’existence humaine ». Par essence, le symbole a une dimension religieuse : il est, dans son origine, le mode de la compréhension et de l’énoncé de l’expérience religieuse. Tout symbole est multivalent et le symbolisme ne fonc­tionne que dans un réseau de correspondances et d’analogies par quoi il circule d’une région à l’autre du monde. Comprendre un symbole n’est pas saisir le sens d’un mot ou bien d’une image isolés : il n’est possible de l’appréhender qu’au sein de ces réseaux multiples, c’est-à-dire dans un système. Mais pour la conscience religieuse qui s’exprime en lui et qui reconnaît en lui l’énoncé du sens, une telle circula­tion est comme une évidence qui va de soi. Car le symbole exprime tout à la fois la complexité du sacré en sa manifes­tation et dam. sa relation à l’existence de l’homme, moins pour lui désigner des choses, ainsi que le font les mots, que pour lui désigner le monde en sa complexité, le sacré en sa manifestation et l’existence humaine au sein de cette totalité. Le symbole ne s’adresse pas à l’intellect, ni en priorité, ni d’une manière exclusive, « il ne dévoile pas seulement une structure du réel ou une dimension de l’existence, il apporte en même temps une signification à l’existence » (22). En d’autres termes, le symbole ne dit ce qu’il dit qu’en appre­nant à l’homme sa solidarité avec le Cosmos, et en l’inté­grant en cette totalité. Le concept émane de l’intellect et il parle à l’intellect pour lui présenter le monde, en vue d’une connaissance. Le symbole, lui, parle du monde, mais c’est à une existence qu’il s’adresse, en vue de lui faire reconnaître le sens dans lequel seule elle peut vivre.

Le mythe
« C’est surtout cet aspect du mythe qu’il faut souligner : le mythe révèle la sacralité, parce qu’il raconte l’activité créatrice des Etres divins ou surnaturels. En d’autres termes, le mythe décrit les diverses et parfois dramatiques irruptions du sacré dans le monde. C’est cette irruption du sacré qui fonde réellement le monde. Chaque mythe raconte comment une réalité est venue à l’existence». Car le mythe – le Grand Parler, pour reprendre la belle expression de Pierre Clastres -, différent en cela des autres paroles humai­nes (des légendes, des contes, des fables), est une parole qui a son point d’ancrage dans le mystère que la pensée veut dire et énoncer: le mystère de la présence du divin dans le monde, de sa manifestation à l’expérience humaine et de la relation essentielle que l’homme entretient avec lui, puisque c’est à partir de là qu’il peut se comprendre pour ce qu’il est et reconnaître à sa vie une signification.

Le mythe raconte une histoire, il entreprend de faire comprendre et d’ouvrir à la compréhension par la narration d’une histoire, mais l’histoire qu’il raconte est une histoire sacrée, car ce qu’il dit c’est l’absolu. Plus exactement, dire, pour le mythe, est énoncer, sous la forme d’une his­toire, la présence de l’absolu reconnaissable dans les hiéro­phanies et, en même temps, montrer à l’homme qu’il n’existe comme homme dans le monde qu’en se rapportant sans cesse dans sa vie à cette présence. Les mythes parlent de l’origine, mais parce que le temps de l’origine est le temps de la fondation du monde ainsi qu’il est. Ils montrent à l’homme la geste du divin fondant le monde, et que l’homme ne peut exister comme homme qu’en effectuant à nouveau cette geste primordiale. En racontant l’origine, ils ouvrent donc l’homme sur le Grand Temps qui surplombe son his­toire. Et le geste fondateur qu’ils racontent n’est pas un geste quelconque, parce qu’il est devenu pour les hommes un archétype et un modèle (un paradigme, redit Eliade après Platon).

LA FONCTION DE L’HISTOIRE DES RELIGIONS

L’histoire des religions, ainsi que l’entend Eliade, n’est pas seulement, nous l’avons déjà souligné, une simple histoire des formes de la vie religieuse et des représentations qu’elle a fait naître dans la diversité des cultures. Dans l’inventaire inlassablement repris et élargi de la diversité de ces formes, elle entend être tout également une exploration de l’expérience religieuse de l’homme, non limitée aux formes connues dans l’espace européen de la culture avec le Cosmos, puisque c’est dans le Cosmos que se manifeste la hiéro­phanie. Notre temps, qui n’en a pas fini avec la longue ques­tion au sujet de la réalité humaine, a su bénéficier d’un sin­gulier renouvellement de sa recherche en mettant au jour cette part souterraine de l’homme, ainsi que l’a fait la psychologie des profondeurs.En ce sens, l’autre fonction que l’on peut reconnaître à l’étude de l’histoire des religions n’est pas sans analogie avec cette dernière. Une telle histoire est sans doute une connais­sance de formes religieuses autres que celles qui nous sont familières dans notre culture. Ce n’est pas l’universalité du fait religieux qui viendrait prouver une fois de plus (ainsi que cela était fait à une époque) la réalité du divin, c’est le comportement religieux lui-même qui, dans une étude comparée, permet de mettre en évidence que le religieux constitue la structure première et de l’exister humain dans le monde, et de la pensée dans son effort pour comprendre le monde et l’homme dans le monde. « Les premières spéculations ontologiques et, en général, l’apparition des grandes métaphysiques orientales, ont été rendues possibles par le fait que, depuis des millénaires, les hommes croyaient savoir comment se rendre contemporains du commencement du Monde. […] C’était parce qu’on croyait pouvoir rejoindre réellement, existentiellement, le commencement du Monde que, à partir d’un certain moment, on a commencé à réfléchir systématiquement sur la structure de cet état premier des choses, en s’efforçant de percer le mystère de l’Etre sous la figure du Monde tel qu’il s’était révélé pour la première fois ». De ce fait, parler d’une ontologie archaïque, comme le fait Eliade, c’est retrouver ce qui a été à l’origine des spéculations ultérieure­ment élaborées, mais aussi et surtout retrouver un mode d’être comme homme dans le monde capable d’enrichir notre compréhension de la réalité humaine. C’est en ce sens que tant de fois son œuvre désigne comme une entreprise à venir, et comme une entreprise souhaitée, un nouvel huma­nisme capable de comprendre l’homme dans la rencontre de ces formes de l’expérience religieuse. Non point dans le des­sein de fondre l’homme dans la nature, mais pour l’ouvrir à la dimension du sacré telle qu’elle se manifeste dans le monde. Hegel pensait que la forme moderne de la théo­dicée aurait à chercher Dieu et à le prouver par l’histoire, et substituer le livre de l’histoire au livre de la nature. En reconnaissant une telle importance à l’ontologie des cultures traditionnelles et archaïques, Eliade propose d’ouvrir le livre des hiérophanies, sachant bien que si le divin se manifeste dans le monde, il ne saurait être identifié à la chose dans laquelle il apparaît.