La technique modifie notre rapport aux choses et à nous-même

17 mars 2009 0 Par caroline-sarroul

 

 Le cas de la télévision

« L’image […] ignore l’énoncé négatif. Un non-arbre, une non-venue, une absence peuvent se dire, non se montrer. Un interdit, une possibilité, un programme ou un projet — tout ce qui nie ou dépasse le réel effectif — ne passent pas à l’image. Une !guration est par dé!nition pleine et positive. […] L’image ne peut montrer que des individus particuliers dans des contextes particuliers, non des catégories ou des types. Elle ignore l’universel. […] La France, l’Humanité, le Capital ou la Bourgeoisie comme la Justice oul’Instruction publique ne passeront jamais au J.T. […] L’image ignore les opérateurs syntaxiques de la disjonction (ou bien… ou bien) et de l’hypothèse (si… alors). Subordinations, les rapports de cause à effet comme de contradiction. Les enjeux d’une négociation sociale ou diplomatique — sa raison d’être concrète en somme — sont, pour l’image, des abstractions. Non le visage des négociateurs, ses figurants. L’intrigue compte moins que l’acteur. L’image ne peut procéder que par juxtaposition et addition, sur un seul plan de réalité, sans possibilité de métaniveau logique. La pensée par image n’est pas illogique mais alogique. Elle a forme de mosaïque, sans le relief à plusieurs étages d’une syntaxe. L’image enfin ignore les marqueurs de temps. On ne peut qu’en être le contemporain. Ni en avance, ni en retard. La durée ? Une succession linéaire de moments présents équivalents les uns aux autres. Le duratif («Longtemps, je me suis couché de bonne heure »), l’optatif (« Levez-vous vite, orages désirés… »), le fréquentatif (« Il m’arrivait souvent de… »), le futur antérieur ou le passé composé n’ont pas d’équivalent visuel direct (du moins sans l’aide d’une voix off). Ces quatre déficits sont des faits objectifs, non des jugements de valeurs. Et tout l’art du cinéma consiste à les «tourner ». Leur fusion cristallise une subjectivité collective. […] On s’accorde à dire les jeunes générations « delestées de tout endoctrinement », « privées de tout préjugé », « éloignées de tout catéchisme » et « solidement adossées au réel ». C’est vraisemblable mais n’ont-elles pas, ce faisant, substitué un catéchisme à un autre ? À savoir les dogmes et préjugés de l’image-vidéo à ceux du texte imprimé ? L’audiovisuel n’a pas besoin de catéchiser pour faire doctrine. Le primat du spontané sur le réfléchi, de l’individu sur le collectif, l’écroulement des utopies et des grands récits, la promotion du pur présent, le repli sur le privé, la glorification du corps, etc. : il n’est pas une seule des caractéristiques tant vantées ou décriées de cette nouvelle mentalité collective qui ne puisse s’interpréter comme un très banal effet de visuel. Ce par quoi nous voyons le monde, construit  simultanément le monde et le sujet qui le perçoit. […] L’inaptitude à la négation formera des esprits positifs, ouverts au bon côté des choses, prenant le monde à bras le-corps, sans les vaines négativités de jadis. Attentifs à leur environnement immédiat, soucieux de leur équilibre privé, bons pères et bons époux. Mais aussi des esprits conservateurs, moins disposés à changer le monde qu’à s’y faire une place, portés à un scepticisme de bon aloi par un « au fond, tout cela revient au même ». Le défaut de valeurs d’opposition ou de dépassement produit en effet l’équivalence généralisées des réalités exhibées, chacune chassant l’autre et se valant toutes. […]   L’inaptitude à la généralité formera des individus attentifs aux individus, « soucieux de la singularité des êtres » (Pierre Lévy) et des situations, plus épris de charité concrète que d’une abstraite justice. Des personnes plus ouvertes, disponibles et qui osent dire « je » […]. Mais plus vulnérables et influençables aussi, car livrés à eux-mêmes, sans amarres ni références symboliques. Fascinés par la réussite individuelle, arrivistes et cyniques, incapables de sacrifices, ne croyant en rien sinon à l’argent, et surtout pas dans la la Loi, expression de la volonté générale. Un seul évangile : l’ego. Des égoïstes au bon coeur. Ce sont les mêmes. […] L’inaptitude à la mise en ordre : des êtres « conscients de l’ambiguïté du réel », préférant l’éclectisme à l’esprit de système, manoeuvrant souplement dans les situations floues, affranchis des mots creux qui ont fait tant demal (Révolution, Nation, Prolétariat, République, etc.) […]. Des esprits déstructurés, dépourvus d’esprit critique, crédules, dociles et passifs, sans exigence ni rigueur. Ce sont les mêmes. L’inaptitude à la flexion temporelle : des êtres immergés dans leur temps, vivant intensément l’instant, épanouis, valorisant mieux l’éphémère, sensibles aux valeurs locales et de proximité, attachés au « micro » et au « concret », aptes aux engagements rapides. Mais des êtres sans mémoire ni recul intérieur devant l’événement, aussi peu enclins au respect de la parole donnée hier qu’à la préparation méticuleuse des lendemains. Qui veulent tout ettout de suite. […]   »

                                                                  Régis DEBRAY, Vie et mort de l’image, éd. Gallimard, 1992, p.347-351