Multiculturalisme et communautarisme

13 mai 2009 0 Par caroline-sarroul

Que vaut en effet l’affirmation libérale des libertés de l’individu si la minorité à laquelle il appartient est opprimée par une culture dominante qui lui dénie tout droit à utiliser sa langue ou à préserver ses traditions ? Mais comment éviter que le programme multiculturaliste ne sacrifie l’individu au groupe, en fragilisant l’espace public et en exposant le lien social aux dérives communautariennes ?

Alain Renaut, dans cette conférence, va confronter les argumentations en présence à partir d’une réflexion sur le débat qui a eu lieu en 2000 en France autour de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires.

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Cette question du pluralisme concerne aussi les droits de l’homme dont certains demandent la « régionalisation ». Lisez cet article d’Aalin Policar, professeur de sciences sociales:

« Dans l’entretien accordé à Libération (22 avril) à l’occasion de Durban II, Hubert Védrine évoque une question essentielle: l’Occident, qui a colonisé le monde durant plus de trois siècles, peut-il légitimement imposer ses conceptions universalistes à la terre entière? Bien que proclamant son refus du relativisme culturel, l’ancien ministre stigmatise le «droit-de-l’hommisme», traduction de l’aveuglement occidental face à l’altérité. Il existe d’incontestables arguments en faveur de la thèse qui propose d’infléchir la portée des droits de l’homme en fonction de la situation géographique ou de l’appartenance religieuse (droits de l’homme africain, asiatique ou musulman, par exemple).

Le principal est l’écart entre l’éthique des droits de l’homme et le spectacle de la violation des droits dans pratiquement tous les pays du monde, «entre, comme le notait lucidement Norberto Bobbio, un pays et un autre, entre une race et une autre, entre les puissants et les faibles, entre les riches et les pauvres, entre les majorités et les minorités, entre les violents et les résignés». Faut-il pour autant considérer que la philosophie des droits de l’homme est irrémédiablement pervertie par son origine et, dès lors, l’adapter en fonction des caractéristiques culturelles des peuples auxquels elle s’adresse? A la racine de l’universalisme des droits de l’homme, on trouve l’idée, exprimée par Herder en 1785, selon laquelle «quelle que soit la variété des formes humaines, il n’y a sur toute la surface de la terre qu’une seule et même espèce d’hommes». A l’opposé, l’invariant du racisme, qu’il soit ordinaire ou savant, est la contestation de l’unité du genre humain. On ne peut donc imaginer opposition plus tranchée entre une théorisation qui ne peut être comprise sans la référence à l’homme en général, abstraction faite de ses enracinements particuliers, et une «pensée» qui ne perçoit et reconnaît que le divers. Comprendre la notion d’universalité des droits nécessite de se pencher sur la question de leur genèse moderne. C’est au XVIe siècle que des auteurs comme Francisco de Vitoria, Bartolomé de Las Casas et Francisco Suarez, confrontés à la découverte de l’Amérique, une terre où, comme l’explique de Vitoria dans De Indis (1539), existent des sujets sans souveraineté avec lesquels on contracte, n’hésitent pas à reconnaître ceux-ci comme porteurs de droits en eux-mêmes. Avancée décisive prolongée au siècle suivant par l’École du droit de la nature et des gens (Grotius, Pufendorf, Burlamaqui …).  Alors qu’auparavant, les droits, référés à un statut, affectés à des identités particulières, découlaient de la loi, désormais, le droit naturel est à l’origine de cette loi. Puisque nous avons tous le même droit naturel, il existe un lien initial entre liberté et égalité: ce qui est égal, c’est notre liberté. La fiction de l’état de nature implique que, «naturellement», les hommes sont supposés libres et égaux, égaux en tant que libres. Cette hypothèse entre en résonance avec l’article 2 de la Déclaration de 1789: «Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme». Il y a donc des droits antérieurs à l’État que celui-ci doit respecter pour asseoir sa légitimité. Ces droits sont, en quelque sorte, attachés à l’humanité de l’homme et non tributaires d’un temps, d’un lieu, d’une situation. Pourtant, dans la filiation de Burke (Réflexions sur la Révolution française, 1790), selon qui, au nom des vertus de l’expérience, il n’est pas possible d’adhérer à l’abstraction humaniste, on a fréquemment cherché à aménager l’universalité des droits en fonction des spécificités fortes de ceux auxquels ils sont supposés s’adresser. Contester l’universalité des droits en invoquant les conditions historico-politiques de leur proclamation, c’est priver le droit de sa fonction d’instance critique par rapport à la positivité. Ainsi la déclaration finale de la Conférence mondiale des droits de l’Homme, organisée par les Nations Unies à Vienne en 1993, affirme certes que les droits de l’Homme sont universels, mais elle s’empresse d’ajouter qu’il «convient de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse». Derrière la description des différences se profile trop souvent la conclusion qu’il est en réalité impossible de les surmonter. Les tentatives de régionalisation des droits (dès Bogota en 1948) sont légion. On insistera sur le tournant représenté par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée par l’OUA en 1981, charte qui «met en avant l’équilibre entre l’individu et le groupe auquel il appartient». Dès lors, «la culture devient l’une des conditions du développement» et l’individu se voit imposer le devoir «de veiller […] à la préservation et au renforcement des valeurs culturelles africaines positives». Dans la même perspective, la Déclaration des droits fondamentaux des peuples des États asiatiques de 1983 ou celle de Bangkok en 1993 proposent de promouvoir des valeurs asiatiques. La référence constante de ces déclarations est, comme le note J.-L. Margolin «la dénonciation des maux venus d’Occident au nom d’une tradition réinventée». On comprend ici clairement la fonction de l’ethnologisation, c’est-à-dire de la «transformation arbitraire d’un certain nombre d’habitus marqués dans le temps et l’espace en invariants absolus, en en négligeant tout aussi arbitrairement un certain nombre d’autres»: il s’agit avant tout de contester la primauté absolue de la liberté, primauté inscrite dans la déclaration des droits. L’histoire des droits de l’homme appartient pourtant aux temps longs: c’est donc une histoire dans laquelle ils doivent être compris non comme des propriétés à préserver mais, ainsi que le souligne J.-F. Kervégan, comme «des déterminations qu’il faut conquérir dans et par l’être-en-commun». Dans cette perspective, il n’existe nul antagonisme entre universalisme et particularisme. Notre tâche est, dès lors, de rechercher, ce que P. Hassner nomme «la portée universelle de l’expérience unique des différentes cultures», c’est-à-dire de privilégier, dans le vocabulaire de M. Walzer, l’universalisme réitératif à l’universalisme de surplomb: alors que le second se fonde sur une loi unique valable universellement (le jugement déterminant kantien), le premier exprime, dans le cas de la libération de l’oppression, le caractère particulier de chaque expérience en même temps que sa répétition pour chaque peuple opprimé, dégageant ainsi l’universalité de la détestation de l’oppression. Dans le monde réel, un universalisme conséquent doit ainsi être fondé sur le pari que la communication est possible, malgré la pluralité des codes et en dépit de nos appartenances à des communautés singulières. »