Peut-on dire que le monde ne serait pas visible sans l’art ?

2 janvier 2010 0 Par caroline-sarroul

Le monde, c’est  l’ensemble de la réalité matérielle, en somme  tous les objets, êtres perceptibles par mes  sens. Le monde c’est ce qui m’est extérieur et que je peux percevoir. En ce sens, je suis dans le monde, il me préexiste. Pourtant un existentialiste, M.Dufrenne disait que « le monde sans l’homme n’est pas encore le monde » et il précisait que « non que le monde attende l’homme pour être réel , mais il l’attend pour percevoir son sens de monde. » En effet, le propre de l’homme est d’être un être conscient et pensant. En ce sens, il porte des jugements de fait mais aussi de valeurs sur les choses. Il leur donne du sens en les pensant, en en prenant conscience, en se projetant, en agissant. « La  réalité humaine est dévoilante » disait Sartre (texte 3 p179). Certes pour l’animal, les choses ont un sens, mais ce sens n’est pas l’effet de sa conscience, d’une libre interprétation. C’est l’instinct que fait voir à la brebis dans le loup un danger, à peine le voit-elle qu’elle fuit ! L’homme peut lui aussi y voir un danger à fuir mais il peut aussi y voir une viande à dévorer, l’incarnation d’une force de la nature, le symbole du Mal ou tout autre chose et lui seul est capable de replacer le loup dans une totalité, dans le monde. Donc on voit par là qu’il n’y a sens et sens du monde que parce qu’il y a perception , représentation humaines , mais aussi qu’il n’y a pas un sens mais des sens. Aussi on peut s’interroger sur notre manière de le voir. Platon dans l’allégorie de la caverne souligne que nous sommes souvent aveuglés par les apparences, prisonniers d’illusions plutôt que voyant et dans la réalité. Et il condamne l’art comme simulacre, mais il souligne aussi que l’art peut prendre comme modèle l’Idée, lui donner une présence sensible et donner accès ainsi à la réalité des choses. C’est d’ailleurs ce qu’il s’efforce de faire dans ses dialogues philosophiques. L’art peut alors se définir, par delà l’évolution de la notion d’œuvre d’art, comme volonté de faire une (belle) représentation sensible d’une idée. Alors peut-on aller jusqu’à dire que le monde ne serait pas visible sans l’art ?

Poser ainsi le sujet c’est présupposer que le monde n’est pas visible immédiatement, qu’il faudrait le détour par l’art pour voir le monde, mais aussi qu’il y a peut-être d’un côté une fausse visibilité qui n’est qu’aveuglement  et de l’autre une visibilité totale possible et envisager la possibilité que l’art la possède.

 Ne voit-on pas immédiatement le monde ? En quoi l’art pourrait-il le rendre visible ? L’art peut-il pour autant prétendre posséder la vision du monde ?

 

I. Il y a une vision du monde, des visions du monde sans art.

Selon Hegel dans Esthétique, il y a deux manières de voir le monde, une avec les sens , l’autre avec l’esprit .

Avec les sens, je peux voir des choses qui m’entourent sur lesquelles mon regard au hasard  tombe comme des objets d’une simple intuition. Je promène mon regard pour me délasser, ne penser à rien et je vois des choses. Je les vois sans les voir vraiment ; les voir ce serait non pas les recevoir mais de manière active aller vers elles. Et là, ce qui va guider mon regard, c’est d’abord mon désir, mon besoin. Je vois alors les choses comme des objets de consommation, car « le désir dévore les objets »( Hegel)  comme réponses à mes besoins. J’ai une vision utilitaire et intéressée. (le désir préfère une œuvre de la nature à une œuvre d’art qui n’est pas un sensible concret, un fruit peint n’est mangeable)

Avec l’esprit, on regarde le monde dans le but de le connaître. On veut ranger chaque chose sous une loi, le particulier sous le général ( subordonner). Du coup, on ne saisit pas les choses dans leur particularité, le regard ne porte pas « sur les détails de leur existence immédiate »( Hegel) . OU il les regarde pour saisir l’idée, le concept , ce qu’il y a d’universel au delà de l’apparence particulière. Le scientifique ou le philosophe ont une certaine vision du monde.

Du coup suivant comment on regarde, on  ne voit pas certaines choses.

 Donc on voit les choses sans l’art mais on les voit dans un certain rapport à elles, dans une certaine représentation. Cette représentation donne un sens aux choses mais ce sens est réducteur et ne permet pas de saisir peut-être les choses en elles-mêmes ou de les voir autrement.

L’art peut être considéré comme une fuite de la réalité: on peut considérer l’art comme une fuite du réel dans l’irréel. On s’évade le temps d’un film, d’une lecture d’un roman, de la contemplation d’un tableau. La réalité est décevante alors on cherche dans l’art une évasion, une compassion. Nietzsche disait en ce sens que l’homme a «  besoin de l’art  pour se sauver de la vérité » comme il a besoin d’illusion pour vivre. Freud disait de l’artiste qu’il cherchait dans l’art un moyen d’exprimer des fantasmes inconscients interdits dans la réalité frustrante. L’art serait la libération du principe de plaisir contre le principe de réalité.

Mais assimiler l’art a une fuite, n’est-ce pas se méprendre sur ce qu’est l’art ?  L’artiste engagé ne fuit pas la réalité , il la dénonce. Primo Levi  n’embellit pas la réalité des camps, André Breton disait que le surréel n’est pas en dehors du réel mais au cœur du réel lui-même, où si on prend la peine de regarder on peut voir d’étonnantes coïncidences, des signes. Alors plutôt que de fuir la réalité l’art ne peut-il pas nous inviter à mieux la regarder et donc ne donne-t-il pas au monde une plus grande visibilité ?

II. l’art offre une nouvelle visibilité au monde

L’art permet de voir :

autrement qu’avec les yeux du désir : on prête à l’artiste la capacité de contempler le monde, de s’oublier dans cette contemplation et donc de pouvoir accéder à l’essence des choses. Pour Schopenhauer, la musique serait l’expression de cette essence du monde. L’œuvre d’art réussit à amener le spectateur à sa contemplation, il ne la regarde pas avec désir, pour sa matérialité, il la regarde de manière désintéressée, sans intérêt pour sa matérialité. Il ne regarde plus un nu peint comme un objet sexuel pour sa matérialité, sa plastique attirante, il le contemple pour sa belle présence, ce qui s’en dégage, l’idée à laquelle il renvoie. Il retrouve une  « manière virginale de voir, d’entendre et de penser » , selon Bergson

autrement aussi qu’avec les yeux de l’esprit : c’est ce que soulignent Hegel et Bergson :

Selon Hegel, l’art confronte à des « individualités sensibles » que l’on contemple (pour le spectateur) et dont l’artiste se contente, sans vouloir les ranger sous des catégories générales ou des concepts. D’où l’importance que le modèle pose en peinture, pour que le peintre ait le temps de saisir le singularité de l’individu, selon P.Klee.

Selon Bergson, le scientifique a un regard actif sur le monde. Il veut y agir, le modifier, le connaître. Du coup, il cherche à le ramener à des lois, à des quantités mesurables et manipulables. Le reste est écarté, vu mais non retenu, et restant dès lors « opaque », finalement non vu en soi, sans sens, non visibles. Ce reste , c’est ce que Galilée appelait « les qualités ». L’artiste lui est sensible à ses qualités qui font que le monde est « habitable », qu’il peut avoir du sens pour l’homme.

plus que les sens et l’esprit. Selon P Klee, dans Théorie de l’art moderne , « l’art n’imite pas le visible il rend visible l’invisible».

Il rend visible ce qu’on ne voit pas dans nos visions réductrices, utilitaire ( Les vieux souliers à lacets de Van Gogh, 1886) ou scientifique. Il rend visible ce qui nous échappe parce qu’on a le nez collé dessus ( effet cathartique de l’art sur les passions : extériorisation, distanciation, adoucissement et réflexion possible alors que l’homme passionné est « tout entier » à sa passion).

Il rend visible ce qui est  invisible mais condition de la visibilité des choses : l’être des choses, l’humain, les lois génératives des choses, le geste créateur, l’Esprit de la nature. « L’art révèle à l’âme tout ce qu’elle recèle d’essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai » selon Hegel.

Il rend visible des idées ( ex. Brueghel L’ancien, L ‘adoration des mages, 1564).

-Et, en cela, il permet donc de mieux voir, en regardant autrement tout ce qui nous entoure et soi-même. L’artiste est en effet un « oculiste »comme le disait Proust.

Mais peut-on dire pour autant l’art seul voit le monde ?

 III. s’il est vrai que l’art bouscule la vision commune, propose d’autres déchiffrements, s’il est vrai qu’il permet de voir les choses ( selon Oscar Wilde dans Intentions « les choses sont parce que nous les voyons et ce que nous voyons, et comment nous le voyons dépend des arts qui nous ont influencés…. On ne voit quelque chose qui si l’on en voit la beauté »), si pour certains l’art révèle La Réalité, La Vie , on ne peut penser  que l’art propose simplement une autre vision du monde sans posséder pour autant La Vison du monde.

L’art est plutôt un appel à reconnaître qu’il y a du non-sens dans la représentation commune des choses, de l’opaque, du non-vu , qu’il a un sens , donc qu’un sens est possible et  l’idée d’un sens s’impose, mais ne nous dit pas quel est ce sens.

Car dire qu’il le dit,

-ce serait considérer l’art comme un langage : il dit ce qu’il a dire au travers d’une œuvre, donc ce serait réduire l’œuvre à un moyen, valant pour ce qu’il dit. Alors qu’une œuvre d’art a une existence autonome, vaut pour soi. Elle n’est pas un signe.

-ce serait dire que l’art est didactique, donc ce serait le ramener à une fonction, à un but utilitaire en quelque sorte.

-ce serait ôter la beauté C’est ce qu’on peut voir dans la beauté qui est selon Kant « finalité sans fin ». On apprécie cette beauté, sans intérêt, ni désir ( le beau n’est pas l’agréable), on voit un sens , une finalité, mais on ne sait pas vraiment qu’elle est la fin, le sens.

-ce serait prêter à l’artiste une vision pas seulement hors du commun, mais La Vision . Certes , certains le font ( Schopenhauer, Bergson, Platon avec sa théorie de l’inspiration divine) , mais on peut aussi penser que l’artiste n’a qu’une vision différente, autre. Et que la réalité qu’il exprime n’est qu’une autre représentation de la réalité. Il peint non  pas la réalité empirique, quotidienne vue par l’intérêt et l’esprit scientifique. Mais il n’a peut-être pas accès à la réalité.

Donc l’art pousse à chercher du sens, produit du sens. En cela, il est la condition de la visibilité du monde, puisqu’il fait sens et est recherche de sens.

Mais alors l’art n’est que la conséquence du fait que l’homme est conscience ( donc chercheur de sens ; désirant par conscience de finitude, aspirant à l’absolu (beau) et à l’éternité (œuvre qui survit à son créateur) ; capable de dépasser ce qui est dans un projet, de transformer le donné de créer) , esprit (  art comme « pain quotidien de l’âme » Kandinsky et volonté de mettre de l’esprit dans la matière)

Dans ce cas, un monde sans art n’aurait en effet aucune visibilité car il serait sans homme.