Heidegger et la centrale électrique

21 juillet 2010 0 Par Caroline Sarroul

Centrale hydraulique d’Iffezheim sur le Rhin (Alsace)

« Qu’est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C’est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu’il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.
Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la poiesis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Herausfordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefordert) et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler.
Une région, au contraire, est provoquée à l’extraction de charbon et de minerais. L’écorce terrestre se dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver (bestellen) signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne pro-voque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu’elle prospère. Dans l’intervalle, la culture des champs elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d’un mode de culture (Bestellen) d’un autre genre, qui requiert (stellt) la nature. Il la requiert au sens de la provocation. L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée. L’air est requis pour la fourniture d’azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour celle d’uranium, celui-ci pour celle d’énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique. […]
La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l’est de par l’essence de la centrale. […] Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande (bestellbar), l’objet d’une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué (bestellt) là-bas une industrie des vacances. »

HEIDEGGER
« La question de la technique », dans  Essais et Conférences (1954), Gallima

On retrouve ici l’idée d’arraisonnement de la nature ( Gestell) par la technique moderne (ou technologie, qui apparaît au XVIIème sous la plume de Descartes quand la science n’est plus simplement considérée comme une théoria, contemplation de la nature, un pur et simple exercice spéculative, mais comme une mine d’applications pratiques permettant à l’homme de devenir « comme maître et possesseur de la nature » = « La théorie de la nature élaborée par la physique moderne a préparé les chemins, non pas à la technique en premier lieu, mais à l’essence de la technique moderne. Car le rassemblement qui pro-voque et conduit au dévoilement commettant règne  déjà dans la physique. » p. 29), par opposition à la technique antérieure.

Le Gestell est un certain mode de dévoilement du réel, de la nature, qui vient d’une représentation de la nature, née des sciences physiques qui réduit donc la nature à « un complexe calculable de forces » et la traite comme tel.

  • Article sur la conception de la technique par Heidegger:
  1. la technique volonté de puissance, un cours de Serge Carfantan sur Philosophie et Spiritualité, un site très riche: http://sergecar.perso.neuf.fr/cours/technq2.htm

   

Extrait: 

« Heidegger oppose deux usages du fleuve, celui de la centrale qui fournit del’électricité et celui du vieux pont de bois qui fournit le passage entre les deux rives.Un peu auparavant il compare la centrale à un vieux moulin à vent qui fournit del’énergie. « Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle êtreextraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin àvent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pourl’accumuler (15) ». Le trait qui spécifie le travail de la centrale par rapport au vieux moulin de bois tient à ce que celui-ci produit une énergie qui doit être utilisée immédiatement, son stockage est impossible, il ne peut pas y avoir un usage différé de celle-ci. Or, d’après Heidegger, le propre des techniques modernes est depermettre un usage différé car le stockage est le propre de la technique moderne. La réalisation du propre de la technique moderne a lieu lorsque « l’énergie cachée dans lanature est libérée, que ce qui est ainsi obtenu est transformé, que le transformé est accumulé, l’accumulé à son tour réparti et le réparti à nouveau commué (16) ». Or, si cette description est acceptable pour le charbon et le pétrole, elle n’a pas de sens pour l’électricité. Celle-ci n’est pas cachée dans le Rhin comme le minerai dans le sous-sol.Il n’y a tout simplement pas d’électricité dans le Rhin, ni d’ailleurs dans aucun autre fleuve. L’électricité est produite par la rotation de turbines électromagnétiques quin’auraient pas existé sans l’essor de la science de l’électromagnétisme créée parFaraday et Maxwell. Le Rhin n’est qu’un producteur indirect d’énergie. Il ne sert qu’àmettre en rotation les turbines. L’électricité n’est donc pas cachée. La centrale ne dévoile pas l’énergie, elle la produit à partir de la force hydraulique. De plus, l’énergie électrique ne s’accumule pas, ou très peu (piles, batteries, condensateurs) et de façon si problématique que nous n’avons toujours pas une voiture électrique digne de ce nom. Ainsi la centrale électrique n’interpelle pas le Rhin comme source d’énergiealors que le vieux moulin interpelle le vent comme source directe d’énergie, mais nil’un ni l’autre ne peuvent accumuler l’énergie. La différence entre les deux types detechnique ne passe donc pas où la situe Heidegger, du point de vue de ses critères la différence n’existe pas. Pour avoir une différence il faut faire intervenir la science physique, ce qu’Heidegger se refuse à envisager.La distinction heideggérienne ne tient pas pour une autre raison. Il écrit que la centrale « pro-voque » le Rhin à fournir son énergie alors que le vieux pont ne« pro-voque » pas le Rhin. Mais cela est discutable. Qu’est-ce qui empêche de dire que le vieux pont « somme » le Rhin de livrer un passage, que donc il « interpelle » le Rhin comme lieu de liaison et non de séparation ? Qu’il « dévoile » le Rhin comme union ? Qu’il le « pro-voque » à fournir son espace comme lien ? Dans la langue de Heideggerrien ne l’empêche. A ceux qui voudraient défendre Heidegger en disant qu’il dit plus,qu’il écrit que « le fleuve est muré dans la centrale (17) » ce que ne réalisent ni le vieux moulin ni le vieux pont, nous pouvons faire remarquer que si la centrale peut effectuer un tel emprisonnement du fleuve, c’est tout simplement parce que le fleuve est déjà par avance muré entre ses berges et que le vieux pont domine le fleuve, celui-ci est en dessous de celui-là et qu’il n’a nul besoin de le murer pour réaliser unpassage puisqu’il est déjà muré. Par ailleurs, l’entreprise de murer l’eau n’est pasd’aujourd’hui. Les Romains, avec les aqueducs, étaient des maîtres dans ce genre d’opération et l’on ne compte plus les moulins à eau où celle-ci était forcée entre deuxmurs pour faire tourner la ou les roues. La centrale produit le fleuve comme force hydraulique, le vieux moulin produit le vent comme énergie, le vieux pont produit le fleuve comme passage en le dominant de toute sa hauteur.Il est clair que les critères heideggériens d’opposition entre la techniquetraditionnelle et la technique moderne ne sont pas crédibles. D’ailleurs, le langage heideggérien est valable pour le tailleur de pierre du néolithique, celui-ci « somme » le silex de livrer une pointe de flèche, il « interpelle » le silex comme forme pointue, il le« pro-voque » à fournir sa pointe, il le « dévoile » en tant que pointe de flèche cachée.« Cette provocation met l’homme en demeure de commettre le réel comme fonds (18) ». C’est exactement ce que fait le tailleur de pierre. Sa « provocation » commet le silex comme fonds.Heidegger cherche à sauver ses critères en comparant le travail des mineurs qui commettent la nature comme fonds de charbon à celui du paysan d’autrefois. « Letravail du paysan ne pro-voque pas la terre cultivable( 19) », il apporte soins et attention àson champ. Mais cette comparaison est désespérée. Heidegger semble ignorer que les champs ont été conquis sur les forêts. Le champ provoque la forêt et la charrue provoque la terre en la sommant de devenir un sillon droit. Heidegger pense-t-il quela ligne droite ne commet aucune violence sur la nature ? Pense-t-il que la lignedroite ne fait pas partie du calculable ? Que donc son opposition entre la poièsis etl’Arraisonnement ne tient pas. S’il ne pose pas ce problème c’est parce qu’il s’imagineque le travail du paysan d’autrefois est accordé à la nature et que celui de  l’agriculture moderne ne l’est pas, oubliant tout le refoulement qu’une nature plusoriginelle a subi pour laisser place au travail soigneux qu’il évoque et comme si leschamps de blé de la Beauce actuelle n’étaient pas entourés de soins ! Ainsi les critères heideggériens de la technique moderne s’appliquent parfaitement aux techniques les plus anciennes. Ils ne sont donc pas recevables pourcaractériser la technique moderne »