Aimez-vous les tripes?

28 octobre 2010 0 Par Caroline Sarroul

Émincé de tripes poêlé au pistou

 

Les tripes, voilà un de ces mots qui éveillent le dégoût, alors que nul n’ignore avoir des tripes. Mais chacun s’efforce de ne pas en parler ( on ne se ballade pas les tripes à l’air, en quelque sorte!) et même de ne pas y penser. D’ailleurs  la nature semble avoir dissimulé cet informe derrière les formes de la belle apparence. Au dehors , tout est symétrique et unitaire , dans un certain ordre d’harmonie et dans une unité. Au dedans, c’est l’informe, le grouillant, le puant, le visqueux, les viscères et au dehors, c’est tout ce qui souligne que cette unité n’est qu’épanchement retenu, que pluralité cachée, dislocation repoussée, mort combattue et ajournée, en somme qui va nous dégoûter: la bave, la morve, les excréments mais aussi les membres amputés, les plaies… Regardez comment une plaie béante dégoûte et la même plaie refermée, cicatrisée ne dégoûte plus…L’unité, l’intégrité est retrouvée par la puissance du corps !! C’est l’opposition entre l’être, l’un et le devenir, l’autre vu comme corruption, comme altération. On peut ici penser à la vision antique du monde où il y a le monde supra-lunaire éternel, fixe, objet de contemplation et le monde sublunaire, le monde d’ici bas soumis à la corruption du temps, du devenir…Et ce qui vaut pour le corps vaut aussi pour le corps social!! 

Le dégoût est une émotion primaire, qui semble être de l’ordre du naturel alors qu’elle est culturelle. Son objet est  le résultat d’une contruction par exclusion, l’unité étant ici pensée comme intégrité close sur elle-même et donc comme rejet de l’autre. Je hais donc je suis, c’est parce que je ne suis pas toi que je suis moi. Et l’ autre qui est renvoyé du côté de la vermine, comme l’ont été les juifs sous le régime nazi et son hygiénisme. 

Concernant la nourriture, Pauk Rozin dans Des goûts et dégoûts, explique qu’il y a en somme 4 causes au fait que l’on ne mange pas certains aliments : l’aversion pour des raisons sensorielles ( cela ne sent pas bon, c’est amer, trop épicé!), la crainte de la nocivité ( champignons toxiques..), le rejet idéel de substances incongrues qu’on ne peut considérer comme de la nourriture ( le sable, les écorces, le plastique, tout cela ne se mange pas, ce ne sont pas des aliments) et le dégoût: 

 

« Il existe une dernière catégorie de rejet, c’ est le dégoût. Les substances dégoûtantes sont rejetées surtout pour des raisons idéelles, du fait de leur nature ou de leur origine. Toutefois, contrairement aux substances incongrues, les substances dégoûtantes sont perçues comme étant mauvaises au goût (même s’ il est rare qu’ on les goûte effectivement), et souvent dangereuses. Ce qui est incongru reste  inoffensif, alors que ce qui est dégoûtant est perçu comme nocif. Les produits du corps, les animaux bizarres, les aliments putréfiés appartiennent à la catégorie des substances dégoûtantes dans la plupart des cultures. Remarquons toutefois que, bien que les substances dégoûtantes soient souvent perçues comme mauvaises au goût et dangereuses, leur propriété principale reste leur agressivité idéelle. Les vers de terre frits sont sans doute très nourrissants, et auraient peutêtre « bon goût » si on les dégustait sans savoir ce que l’ on mange, mais le simple fait de le savoir les rend immédiatement immangeables. » 

J. Peker analyse le dégoût dans L’obscur objet du dégoût ( aux éditions Le bord de l’eau). Voilà le programme de sa réflexion: « Pourquoi avons-nous tant de mal avec ce qui nous dégoûte ? Pourquoi tournons-nous la tête à la vue d’une réalité non ordonnée, grouillante ou sanguinolente ? Pourquoi nos restes organiques sont-ils vécus comme de répugnants déchets ? Serrements de gorge et nausée escortent la montée d’un puissant signal de rejet, détournant l’esprit d’un champ tour à tour purulent, visqueux, puant. Pourtant comme le goût le dégoût s’éduque, l’insupportable varie et se déplace, mais pour désigner au coeur de la réalité la plus familière une part maudite, dévalorisée et teintée d’une obscure fascination, que nous apprivoisons par l’ignorance. A travers la sensation de l’immonde le dégoût affecte donc insidieusement les contours du monde, traçant le seuil d’arrière-cours sans fonds, exclues de l’ordonnancement des apparences. S’intéresser au dégoût, c’est alors, paradoxalement, contribuer à agrandir les frontières de l’humain. LE SCANDALE LOGIQUE DE L’AMBIVALENCE (La saveur d’une poire fangeuse : dégoûts amers et dégoûts sucrés. L’érotique du dégoût. La Belle est la Bête). L’IMMONDE ET LE MONDE (Du reste au déchet. Anomalies). LE PROPRE ET L’INAPPROPRIABLE ( L’intrus. L’impropre) . LE SPECTACLE DE L’IMMONDE (L’interdit esthétique. L’effet de réel. Le littéral) » 

Dans Libération du 25/2/10, Robert Maggiori écrivait sur cette analyse un article intitulé Dégoût et des couleurs. Le rejet de «l’immonde» sur le terrain de la philosophie 

« L’envie est de vomir – mais ces koro sont des friandises pour les Indiens du Parana* qui vous accueillent : des «larves pâles qui pullulent dans certains troncs d’arbre pourrissants». Il faut donc y aller… Et Claude Lévi-Strauss – il le raconte dans Tristes tropiques – y va de sa bouchée : initiation de l’ethnologue. Curieuse frontière que celle qui passe entre goûts et dégoûts. Ici elle est culturelle, et sans doute les Indiens trouveraient-ils répugnant qu’on se délecte de grenouilles ou de boudin. Mais au sein d’une même culture, elle est incertaine : à quoi tient que l’amateur d’escargots ne mange guère de limaces ? Aussi en vient-on à la dire naturelle : chairs décomposées, vomissures, puanteurs, excréments et excrétions provoquent comme une protestation innée ou «préprogrammée» du corps. Mais là encore les choses ne sont pas claires : tes yeux, mon amour, secrètent les larmes, mais on les essuie plus facilement que la morve verdâtre que secrète ton nez. Plus : ce qui, par nature ou culture, suscite répugnance, excite aussi désir et appétence. L’ethnologie, la physiologie, la psychanalyse ou l’histoire des mentalités ont beau faire feu de tout bois, le mystère demeure : pourquoi «ça nous dégoûte» ? Quelle raison et quelle fonction a le dégoût ? Dans Cet obscur objet du dégoût, Julia Peker apporte des réponses très éclairantes, en ce qu’elle déplace la question vers la philosophie, qui jusqu’ici n’en avait pas dénoué tous les enchevêtrements conceptuels, laissant ainsi flotter l’idée que l’écoeurement impose silence à la raison. Certes, parler des «effets ontologiques et subjectifs» de la «puanteur de la merde» peut paraître osé. Mais le propos se révèle pertinent dès qu’on l’inscrit dans la thèse que défend la jeune philosophe et critique d’art, à savoir qu’«à travers la sensation de l’immonde le dégoût affecte insidieusement les contours du monde, et semble jouer un rôle décisif dans la détermination de ce qui fait monde».

 Pour «tenter de voir clair en ces bas-fonds», Julia Peker passe par l’analyse de l’hygiénisme, de l’étrange collusion qui lie attraction et répulsion, des amalgames entre propreté et propriété, saleté et altérité, des services que l’excrémentiel rend au langage quand celui veut blesser ou déshumaniser («petite merde, vermine, ordure…»), des interdits esthétiques qui pèsent sur le laid. Puis elle arrive à trouver dans la nausée une sorte de «leçon». Le dégoût, «en circonscrivant un pan du réel, en se collant à quelques étiquettes d’objets stigmatisés», joue, dit-elle, «un rôle répulsif stratégique». L’existence de «ce hors-champ immonde atteste par sa puanteur et son grouillement que nous ne maîtrisons pas tout, il signale l’existence d’excrétions, d’exceptions de toutes sortes qui sont en excès sur l’ordre qui les produit». Si bien qu’à vouloir du monde exclure l’immonde – toujours le fait des autres – on le clôt, on extirpe sa part maudite «pour que puisse briller la blancheur éclatante d’un monde parfait, où se répand le parfum aseptisé de la sainteté». A le faire paradoxalement agir comme un «principe éthique», on maintient au contraire actives les lignes de faille – celles qui laissent ouverte «la différence subtile entre identité et intégrité». »

 Note: les indiens du Parana, ce sont les Kaingang que Lévi-strauss a rencontrés en 1935, non dans leur forêt natale mais dans le campement où les colons avaient fini par parquer les survivants de cette tribu indigène. « On leur avait construit des maisons, et ils vivaient dehors. On s’était efforcer de les fixer dans des villages et ils demeuraient nomades. Les lits, ils les avaient brisé pour en faire du feu et couchaient à même le sol. Les troupeaux de vaches envoyés par le gouvernement vaguaient à l’aventure. les indigènes repoussaient avec dégoût leur viande et leur lait ». Et Lévi-strauss est lui remercié d’avoir vaincu son dégoût primitif:  » je décapite mon gibier; du corps s’échappe une graisse blanchâtre, que je goûte non sans hésitation: elle a la consistance et la finesse du beurre et la saveur du lait de noix de cocotier »

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 Retrouvez J.Peker sur Arté dans Philosophie:

 

 

http://www.arte.tv/fr/Comprendre-le-monde/philosophie/3488732.html