La culture comme dénaturation

21 octobre 2010 0 Par Caroline Sarroul

  

 

 

 

 

«Le corps de l’homme sauvage étant le seul instrument qu’il connaisse, il l’emploie à divers usages, dont, parle défaut d’exercice, les nôtres sont incapables ; et c’est notre industrie qui nous ôte la force et l’agilité, que la nécessité l’oblige d’acquérir. S’il avait eu une hache, son poignet romprait-il de si fortes branches ? S’il avait eu une fronde, lancerait-il de la main une pierre avec tant de raideur ? S’il avait eu une échelle, grimperait-il si légèrement sur un arbre ? S’il avait eu un cheval, serait-il si vite à la course ? Laissez à l’homme civilisé le temps de rassembler toutes ces machines autour de lui ; on ne peut douter qu’il ne surmonte facilement l’homme sauvage. Mais, si vous voulez voir un combat plus inégal encore, mettez les nus et désarmés vis-à-vis l’un de l’autre ; et vous reconnaîtrez bientôt quel est l’avantage d’avoir sans cesse toutes ses forces à sa disposition, d’être toujours prêt à tout évènement, et de se porter, pour ainsi dire, toujours tout entier avec soi.»

J.-J. Rousseau

Questions:

1. Quelles différences entre l’homme sauvage et l’homme civilisé,  selon Rousseau? ( la thèse du texte et ses arguments)

2. Que signifie « se porter, pour ainsi dire, toujours tout entier avec soi »?

3. Proposez un plan d’essai sur un des deux sujets suivants en évitant une thèse/antithèse ( répondre oui et non à une même question) et un simple oui… mais  OU non…. mais :

– peut-on parler d’un progrès technique?           – Le progrés de la technique éloigne-t-il de la nature?

CORRECTION

 

Q1: L’homme sauvage est un être vigoureux, parce qu’il n’a qu’un seul outil pour survivre: son corps et donc il le développe, l’entretient en s’en servant quotidiennement dans la nature.

A l’inverse l’homme civilisé s’est doté d’une multitude d’outils qui dans un premier temps, semblent être plus avantageux car ils facilitent le travail ( hache) et la survie( la fronde pour la chasse, l’échelle pour la cueillette); il a aussi développer des savoir-faire qui lui ont permis de compenser sa faiblesse naturelle , comme l’art du dressage et de l’équitation qui permet de faire sienne la vitesse du cheval et de pouvoir ainsi fuir plus vite devant un danger ou de se déplacer plus vite. Mais ces outils l’ont amolli et sans ses outils et armes, l’homme civilisé n’est plus rien. Sa force vient de l’artifice des outils, elle est artificielle et sans ses outils, l’homme se retrouve encore plus démuni face à la nature. C’est ce qu’illustre de manière métaphorique le combat à main nu avec l’homme sauvage, sorti des mains de la nature. La culture ( symbolisée par les outils) a donc selon Rousseau dénaturer l’homme.

 Q2: « se porter pour ainsi dire tout entier avec soi » signifie que l’homme sauvage n’a pas dispersé ses forces dans des outils séparés de son corps ( même si l’outil est encore le prolongement de la main, ce qui n’est plus le cas avec les machines, qui sont, elles, des outils autonomes). L’homme a toujours son outil avec lui, c’est son corps. L’homme civilisé s’est dépossédé de ses forces en se donnant des outils qui sont comme des prothèses. Et il doit rassembler ses outils pour être efficace face à un danger ou un problème ( ce qui exige du temps et peut même le mettre en difficulté s’il y a oublié ses outils ou n’a pas pris l’outil adéquat, cela le condamne à sans cesse prévoir, anticiper… il est en quelque sorte esclave de sa technique et désemparé sans elle) alors que l’homme sauvage n’a qu’à rassembler ses forces pour répondre sur-le-champs aux difficultés rencontrées. Il ne se trouve jamais démuni car il a tout sur et avec lui et n’a pas perdu l’habitude de faire usage de ses forces en les aliénant ( les rendant étrangères à lui, en s’en dépossédant) dans des objets comme l’homme civilisé dépendant.

 Q3:

Peut-on parler d’un progrès technique?

Si on entend par progrès technique ( le progrès de la technique), l’ensemble des innovations permettant d’améliorer l’efficacité du système productif, de créer de nouveaux produits (ou procédés commerciaux), alors on peut dire que l’humanité a progressé techniquement en se dotant d’outils de plus en plus performants, puis de machines de plus en plus sophistiquées, qui ont considérablement facilité le travail en le rendant moins pénible et plus productif, amélioré la vie quotidienne en libérant du temps libre et la santé des hommes… la technique progresse sans cesse, avec de nouvelles technologies ( imagerie médicale, informatique, communication, nanotechnologie…)…

Mais si on entend par progrès technique ( le progrès par la technique), ce qui fait progresser les hommes, ce qui leur permet d’aller vers l’avant, de s’accroître, d’être meilleur, c’est-à-dire plus homme, plus humain, alors on peut penser que le progrès technique n’est pas un progrès. Car la technique ne rend pas l’homme plus fort en lui-même ( texte de Rousseau); le progrès de la technique n’entraîne pas forcément un progrès moral, ne rend pas l’homme meilleur, plus moral ( au contraire peut-être, parce que les valeurs de la technique triomphent: il faut être performant à n’importe quel prix… »le corps agrandi attend un supplément d’âme » disait Bergson); le progrès technique seul ne rend pas le monde plus juste , il crée des inégalités ou ne les empêchent pas, il met en danger la nature, qui est pourtant l’habitat de l’homme ou même sous sa responsabilité.

( Si on ne peut pas vraiment parler de progrès par la technique et souligner les pertes engendrées par la technique, on peut cependant noter que le progrès technique peut contribuer au progrès de l’humanité ; au progrès artistique par ex. ; au progrès moral en nous donnant les moyens de mieux respecter la dignité humaine (insertion des handicapés, soins aux malades…).

 – Le progrès de la technique éloigne-t-il de la nature?

Si on entend par nature, tout ce qui existe indépendamment de l’homme et de ses productions, alors le progrès technique éloigne de la nature, dans le sens où ce progrès rompt le rapport de l’homme avec la nature, comme le montre Rousseau, l’homme civilisé n’est plus l’homme sauvage avec son outillage rudimentaire en harmonie avec la nature; le progrès technique s’est accompagnée d’un arraisonnement de la nature, vue comme une source d’énergie à dominer et exploiter le plus efficacement possible; le progrès technique a crée un monde artificiel, de plus en plus artificiel,car la technique ne se contente plus d’exploiter la nature, elle peut même prendre sa place ( procréation in vitro, OGM…)

Mais si on entend par nature, tout ce qui est inné en l’homme, on peut penser que le progrès de la technique rapproche plutôt l’homme de sa nature qui est d’être inadapté, d’être un être de culture et d’artifice, devant par des armes artificielles compensant l’absence d’armes naturelles ( mythe de Prométhée). De plus, si ce qui caractérise l’homme, c’est la perfectibilité, alors le progrès technique en est le signe évident. Enfin, la technique a permis à l’homme de développer certains autres aspects de son humanité : le progrès technique peut contribuer au progrès de l’humanité ; au progrès artistique par ex. ; au progrès moral en nous donnant les moyens de mieux respecter la dignité humaine (insertion des handicapés, soins aux malades…).

( Si on peut souligner les gains par le progrès technique, on peut aussi souligner les pertes et dire que le progrès de la technique mal maîtrisé peut aussi dénaturer l’homme: cf. II du 1er sujet)

 

Pour aller plus loin!

« Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions  , laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation c’est la faculté de se perfectionner; faculté qui, à l’aide des circonstances développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents, tout ce que sa perfectibilité  lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même, et de la nature. »

ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’Inégalité parmi les Hommes, Première Partie