Engagez-vous!

11 décembre 2010 0 Par Caroline Sarroul

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« Devenez-vous même » voilà donc le nouveau slogan de l’armée pour sa campagne de recrutement 2010 qui recouvre 2 thèmes celui de la réalisation de soi et de l’engagement

  • En ce qui concerne la réalisation de soi et le modèle proposé de celle-ci, ce slogan peut aussi être symptomatique de notre manière contemporaine de concevoir  la réalisation de soi :

d’abord, s’il a été choisi, c’est peut-être parce qu’il mise sur un désir de réalisation de soi. Désir qui peut s’expliquer par une frustration, celle de ne pas pouvoir être soi, sans doute du au fait qu’on nous empêche d’être nous-même, qu’on n’a pas encore reconnu ce qu’on est mais aussi parce qu’on se sent bien en dessous de ce que nous pouvons être. Du coup le trésor de notre être reste caché, réduit au silence, inexploité. Nous sommes tous des génies, des héros, des artistes en puissance, triomphe de la toute-puissance infantile, de l’enfant roi. Mais il ne suffit pas qu’il y ait manque pour qu’il y ait désir encore faut-il qu’il y ait le souci de combler ce manque, pour ne pas dire l’urgence de le faire. Et il est vrai que désormais nous devons  devenir nous-même. Il y a une sorte d’injonction qui pèse sur nous aujourd’hui, dans ce monde où la seule chose qui reste après la fin de la transcendance, après la fin de la vie publique, c’est l’individu et son monde d’ici-bas, il faut être une réussite et cela sur tous les plans. Nous avons désormais le droit d’ affirmer ici-bas notre égo, de goûter au plaisir  et nous nous devons donc le faire. Dès lors il  faut être ce que nous pouvons être, ne pas réussir à être soi et à exploiter toutes nos possibilités, ce serait avoir raté sa vie. On a tous les droits sauf celui de rater sa vie. Elle doit être une réussite pleine et entière, interdiction de laisser un talent en friche, aujourd’hui.

Ensuite, cette réussite  ne peut être dans la fadeur du quotidien, de ses gestes humains anodins, elle ne peut être que dans la prouesse physique. Certes la morale a toujours exigé de l’homme qu’il se dépasse, mais cela manque désormais de panache quand il s’agit simplement de tendre la main, l’oreille, il faut plus : sueur et montée d’adrénaline, mettre sa vie en péril, voilà on se montre la grandeur. Certes c’est une façon de montrer qu’on peut dépasser l’animal qui est en soi en restant sourd à ses appels et à ses peurs, mais on peut voir aussi là un sorte de déni de la réalité quotidienne et son rejet comme lieu de la réalisation de soi, dans le simple rapport à l’autre et à soi.

Enfin  c’est  un slogan qui, tout en appelant à la réalisation de soi, c’est-à-dire en tant qu’individu – totalité indivisible et unique- dit aussi  comment on devient soi-même à  savoir  en se dépassant. Le dépassement de soi serait là aussi paradoxalement  la réalisation de soi, c’est en étant plus soi , au-delà de soi qu’on serait enfin soi. Donc être soi, ce serait soit rompre avec soi pour s’inventer ou rompre avec qu’on est de fait dans l’existence  pour être ce qu’on est appelé à être en droit par essence ou par destination. Ce slogan semble s’inspirer du   fameux « deviens ce que tu es »  de Nietzsche et de sa notion de sur-homme: l’homme qui se réalise c’est celui qui dépasse l’homme, l’homme tel qu’il est et le monde qui l’a fait être ce qu’il est.

  • en ce qui concerne l’engagement,  c’est un slogan bien paradoxal dans le sens où on deviendrait soi en se soumettant à des ordres , où on s’engagerait à obéir, en obéissant. Ce slogan  paradoxal soulève aussi bien de questions:  le soldat qui s’engage à obéir pourra-t-il dire ensuite qu’il s’est contenté d’obéir aux ordres? Peut-il par son engagement s’engager à se désengager ? Et ne pas s’engager n’est-ce pas encore s’engager? S’engager est-ce se soumettre à des hommes ou à des valeurs?

L’engagement est un acte de liberté par lequel on pose une valeur et incarne cette valeur dans la réalité: regardez donc l’émission Philosophie sur l’engagement en particulier du philosophe de Socrate à Foucault en passant par Sartre juché sur un tonneau que Diogène lui habitait:

 

http://videos.arte.tv/fr/videos/philosophie_engagement-3580820.html

En tout cas, en ces temps d’indifférence où le « ça ne me concerne pas! » , le « tout le monde ne fait pas comme moi! »  triomphent , il est bon peut-être  de rappeler que ne pas s’engager, c’est encore s’engager ( « qui ne dit mot consent! » en quelque sorte et dit aussi où commence et où finit le monde pour lui. Pour Tocqueville analysant la démocratie naissante américaine au XIXème siècle , le monde , la réalité s’arrêterait souvent aux bornes de l’individu qui s’il a encore une famille, quelques amis, n’a déjà « plus de patrie » ) et que si nous sommes jetés dans l’existence, « embarqués » comme le dit Pascal, nous sommes aussi condamnés à  nous engager.

 Nous sommes « condamnés à être libre » selon Sartre et par là condamnés à la responsabilité et à la dignité!  « Noblesse oblige! » rappelait Alain

                « La plage de Torregaveta est bondée en ce début de week-end. Il fait très beau mais la mer est agitée (force 2). Quatre gamines roms, qui vivent dans le camp de Secondigliano, le plus important d’Italie, sont venues vendre des objets de pacotille.Accablées de chaleur, les fillettes décident de se baigner. (…) « Elles sont seules, il n’y a personne pour leur dire qu’il ne faut pas se baigner juste après avoir mangé, quand la mer est agitée et que l’on ne sait pas nager », rapporte LaRepubblica. Les courants sont forts. Ils emportent les gamines qui se mettent à crier. Leurs hurlements parviennent jusqu’à la plage. Deux baigneurs se précipitent pour leur porter secours , une femme prévient les secours avec son portable.  Les nageurs parviennent à ramener l’adolescente de 15 ans et la fillette de huit ans . Mais Violeta et Cristina Ebrahmovich, âgées de 11 et 12ans, sont emportées au loin par une grosse vague. Lorsqu’arrivent secours et pompiers, ils parviennent à récupérer les deux sœurs mais il est trop tard: impossible de les réanimer (…)
Les photos montrent ce qui s’est passé après: l’indifférence, l’insoutenable légèreté à côté de la mort, la mort sous le soleil des vacances. « Les corps sans vie reposaient sur le sable et, à quelques mètres de là, les vacanciers continuaient à pique-niquer et à prendre le soleil », rapporte dans le quotidien italien l’un des secouristes. « Nous avons récupéré les corps dans l’indifférence générale. »   
Libération, 19 juillet 2008 ( photo et article trouvés sur http://www.arretsurimages.net)

 

Pour finir, voilà ce que disait  Epictète aux philosophes et aux hommes de son temps:

« À quand remets-tu encore le moment de te juger digne des plus grand biens et de ne transgresser en rien les prescriptions de la raison ? Tu as reçu en dépôt les principes, que tu devais t’engager à mettre en pratique, et tu t’es engagé. Quel maître attends-tu donc encore, pour t’en remettre à lui du soin de ton propre redressement ? Tu n’es plus un adolescent, mais te voici un homme fait. Si maintenant tu donnes dans la négligence et dans la nonchalance, si toujours tu ajoutes les délais aux délais, si tu remets jour après jour le moment fixé pour t’occuper de toi-même, sans même t’en rendre compte tu n’auras fait aucun progrès, et c’est en profane que tu traverseras la vie et la mort. Dès maintenant donc, juge-toi digne de vivre en adulte et en homme qui progresse ; que tout ce qui est manifestement le meilleur soit pour toi une loi inviolable. Que la vie t’apporte de la peine ou de l’agrément, de la gloire ou de l’obscurité, souviens-toi que c’est l’heure du combat, qu’il n’y a plus moyen de différer, qu’un seul jour, une seule action commande la ruine ou le salut de ton progrès. »

« La morale consiste à se savoir esprit et, à ce titre, obligé absolument ; car noblesse oblige. Il n’y a rien d’autre dans la morale que le sentiment de la dignité. »

Alain, Lettres à Kant, (7e lettre).