Le rôle de l’Etat selon Rousseau: égalité des droits ou égalité de situations?

21 avril 2011 0 Par Caroline Sarroul

 Texte de Rousseau

 

« Ce qu’il y a de plus nécessaire, et peut-être de plus difficile dans le gouvernement, c’est une intégrité sévère à rendre justice à tous, et surtout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus grand mal est déjà fait, quand on a des pauvres à défendre et des riches à contenir. C’est sur la médiocrité seule que s’exerce toute la force des lois ; elles sont également impuissantes contre les trésors du riche et contre la misère du pauvre ; le premier les élude, le second leur échappe ; l’un brise la toile, et l’autre passe au travers. C’est donc une des plus importantes affaires du gouvernement, de prévenir l’extrême inégalité des fortunes, non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler, ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir. Les hommes inégalement distribués sur le territoire, et entassés dans un lieu tandis que les autres se dépeuplent ; les arts d’agrément et de pure industrie favorisés aux dépens des métiers utiles et pénibles ; l’agriculture sacrifiée au commerce ; le publicain rendu nécessaire par la mauvaise administration des deniers de l’État ; enfin la vénalité poussée à tel excès, que la considération se compte avec les pistoles, et que les vertus mêmes se vendent à prix d’argent ; telles sont les causes les plus sensibles de l’opulence et de la misère, de l’intérêt particulier substitué à l’intérêt public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour la cause commune, de la corruption du peuple, et de l’affaiblissement de tous les ressorts du gouvernement »

Rousseau, Discours sur l’Économie politique, 1755

 Analyse du texte

( avec en italique les éléments critiques)

(avec en surligné bleu les 4 éléments d’une introduction d’explication de texte ; ces parenthèses ne doivent bien sûr ne pas apparaître dans une introduction)

Si les hommes ont accepté de se soumettre à l’État, c’est parce qu’il y avait avantage: soit la protection, soit la liberté. Le rôle de l’État est de faire en sorte que les libertés puissent coexister et que l’inégalité naturelle des hommes sont compensée par une égalité en droits et devant la loi. Pour certains penseurs libéraux, l’État doit s’arrêter là, n’assurer que l’ordre et la justice, mais pour d’autres penseurs politiques, comme Marx , une égalité formelle, en droits, n’est qu’une façade s’il n’y a pas égalité matérielle, d’où sa politique économique d’abolition de la propriété privée. Aussi on peut se demander quelles doivent être les fonctions de l’État et jusqu’où il se doit de corriger les inégalités? (C’est le problème dont traite ce texte) Rousseau, dans cet extrait du Discours de l’économie politique de 1755, objet de notre explication, soutient que l’État ne doit pas se contenter de veiller à l’égalité des droits et devant la loi, il doit aussi se préoccuper des inégalités socio-économiques. ( C’est la réponse de l’auteur sur cette question) C’est sur cette thèse que s’ouvre aux lignes 1 et 2 sa réflexion, thèse justifiée par le lien étroit entre égalité en droits et égalité de fait, souligné aux lignes 2 à 4. Excluant un certain type de politique aux lignes 4 à 7, il va proposer des mesures à la fois économiques, politiques et morales pour prévenir ses inégalités menaçant les droits et devoirs de chacun. ( C’est le plan du texte qui sera le plan de l’explication du texte) Tout en explicitant sa position, nous pourrons nous demander si elle est justifiée et suffisante.( ce sera l’axe critique de l’explication)

L’extrait s’ouvre donc aux lignes 1 et 2 sur une définition des missions de l’État. Elles ont présenté comme difficiles à remplir et comme « ce qu’il y a de plus nécessaire ». Le nécessaire, c’est ce qui ne peut pas ne pas être , ce qui s’oppose au contingent. On peut donc penser que pour Rousseau qu’elles découlent de la nature même de l’État. C’est ce qu’on comprend bien pour la première des missions. Si les hommes ont accepté de se soumettre à l’autorité de l’État , c’est parce qu’il le jugeait nécessaire, pour mettre un terme aux rapports de force fondés sur l’inégalité ( c’était l’hypothèse de Hobbes) ou pour que chacun soit protégé par la force commune ( ce sera l’hypothèse de Rousseau en 1762 dans son Contrat). Dans les deux cas, il faut qu’il y ait égalité devant la loi, pour que personne ne soit lésé et chacun également protégé. Par contre concernant la seconde mission, « protéger le pauvre contre la tyrannie du riche », on peut penser que cette mission n’est pas directement à la charge de l’État. Si le riche est égal devant la loi et en droits avec le pauvre, alors la l’égalité et par là la justice ( associée naturellement au droit et à l’égalité) règne. L’égalité devant la loi prévient, justement de cette « tyrannie » du riche. Un tyran est celui qui exerce de manière abusive son pouvoir et qui surtout est au dessus des lois qu’il impose aux autres. Sous un État juste, il n’y a pas de tyran, tout le monde obéit à la loi et personne n’est au-dessus des lois. Donc corriger l’inégalité économique ne semble pas nécessaire, l’égalité devant la loi annule en quelque sorte le jeu des forces entre le fort et le faible. On peut cependant noter que sur ce point Marx sera au XIXème siècle moins affirmatif, les dominants économiquement étant aussi ceux qui détiennent le pouvoir et la justice n’est alors que la défense de leur intérêt érigé en intérêt général. Mais même si Rousseau ne va pas jusqu’à cette analyse marxiste, il souligne que la seconde mission est tout aussi nécessaire que la première et même que la première ne peut être remplie sans la seconde.

– En effet, aux lignes 2 à 4, il explicite cette tyrannie. Quand il y a inégalité, c’est seulement sur « la médiocrité » que les lois ont force de lois. La médiocrité, c’est ici l’état de ce qui se situe dans la moyenne, c’est l’état de fortune moyen. Cette classe moyenne, dirait-on aujourd’hui, n’échappe pas aux lois, par contre les classes riches et pauvres y échappent. Les riches avec « leur trésor » ,ils sont capables de passer au travers des filets de la loi ( « brise la toile ») soit parce qu’ils peuvent s’autoriser à la transgresser en payant les amendes si nécessaires ou à les éviter en achetant des passe-droits, en trouvant bien conseillés des vides juridiques ou des moyens de la contourner ou d’atténuer son effet. Les pauvres eux, vivants en marge de la société , sans logis, sans biens, sont difficiles à contrôler, arrêter ou il est difficile de leur donner ce que la loi leur octroie. Donc les uns et les autres échappent aux lois, ce qui crée une inégalité devant la loi vis-à-vis des autres citoyens et entre eux. Donc s’il y a inégalités socio-économiques; l’État ne peut rendre justice à tous et il revient donc à l’État de prendre en main ses inégalités et d’élaborer une politique en ce sens. Mais laquelle?

Rousseau exclut aux lignes 4 à 7 , 2 types de mesures qui se recoupent et qui pourraient se résumer ainsi : prendre aux riches pour donner aux pauvres, ce que soutiennent certaines politiques modernes d’inspiration communiste ou anti-capitaliste. Pour Rousseau, c’est exclu. En ce qui concerne les pauvres, c’est parce qu’il rejette l’idée d’un simple assistanat pansant les plaies ( à l’hôpital ou à l’hospice qui accueillait malades et pauvres) de la misère, sans la corriger pour autant. Il semble plutôt en appeler à une politique préventive qui empêchent les inégalités de naître ou de se creuser, d’où le refus de l’accumulation de richesse, si s’enrichir n’est pas empêché. En ce qui concerne les riches, on peut imaginer différentes raisons à son refus de les déposséder : respect de la liberté d’entreprendre et de s’enrichir, principe d’égalité ( on ne peut désavantager les uns au détriment des autres), influence de la théorie de la main invisible d’Adam Smith selon laquelle l’enrichissement des riches bien qu’égoïste travaille malgré eux à hausser le niveau, l’idée que la richesse peut être le fruit légitime du travail, etc…En tout cas, l’État ne se doit pas pour autant de se retirer de l’économie et de laisser ses lois rétablir l’équilibre, il doit intervenir mais pas à la manière d’un État providence, comme il est apparu dans la période moderne.

Aux lignes 7 à 12 en exposant les causes de ces inégalités, Rousseau indique implicitement la politique qui lui semblerait adéquate. Il s’agit d’une véritable politique générale, touchant aussi bien au plan de l’organisation du territoire pour éviter la surpopulation et l’exode et donc la rareté du travail ou la non-exploitation de certaines richesse, qu’au plan politique avec une meilleure gestion de l’argent publique et éviter les prélèvements ( le publicain étant celui qui relève l’impôt), qu’au plan de la politique économique en veillant à l’équilibre entre les différents secteurs primaire ( agriculture et artisanat) et secondaire ( industrie) et en contrôlant le commerce et même au plan des mœurs, que l’argent et les arts d’agrément pervertissent en détournant de la vertu. On retrouve ici une idée déjà présente chez Aristote du danger de la volonté d’accumuler l’argent pour l’argent, qui d’un moyen de l’échange, en devient le but; ou chez Saint-Thomas d’Aquin qui voit dans l’épargne un mauvais mésusage de l’argent. Quant à la dissolution des mœurs par les arts, Rousseau y a consacré un discours en 1750 pour dénoncer leur effets amollissants et pervers. L’état se doit donc de faire en sorte que les inégalités n’apparaissent pas ou sont réduites et que le profit ne soit pas le seul moteur de la société qu’il administre. Les dernières lignes du texte souligne à quel point il est nécessaire aussi bien qu’en un sens un devoir de l’État que d’avoir cette politique générale sans laquelle non seulement les lois ne peuvent s’appliquer à tous, mais même sans lesquelles elles ne peuvent être ce qu’elles doivent à savoir l’expression de la volonté générale au nom de l’intérêt général, comme le soulignera Du contrat social. Les inégalités socio-économiques créent des intérêts divergents, contradictoire qui ne peuvent être concilier dans une volonté commune, elles font que les hommes ne pensent qu’à leur intérêt privé ( on peut ici au matérialisme médiocre des hommes dans les démocraties modernes dénoncé par Tocqueville qui laisse au nom de l’égalité et de la sécurité des corps et des pieds s’installer une nouvelle forme de despotisme paternel)et dédaignent l’intérêt commun, au nom duquel ils devraient être capables de sacrifier leur intérêts personnels et elles font enfin que même les gouvernants ne sont plus intègres, eux-mêmes corrompus ou expression de cette domination de l’argent et de la richesse , comme le dénoncera Marx.

    Nous avons donc vu que Rousseau attendait de l’Etat une égalité en droit mais aussi une réduction des inégalités de fait par une véritable politique socio-économico-politico-morale. On peut juger qu’ici l’État outrepasse sa mission, et porte atteinte aux libertés individuelles, ou qu’il se contente de réduire, ce qui devrait être éliminé; en tout cas, la position de Rousseau dessine une politique à la fois soucieuse d’une économie florissante mais encadrée par l’État et l’idée qu’une démocratie, c’est d’abord une société qu’il faut s’efforcer de dériver vers le luxe, le superflu et le triomphe de l’argent est intéressante, même si, là encore, on peut juger que ce n’est pas à l’État d’éduquer les hommes, et que Rousseau confond 2 domaines à distinguer la politique et la morale, pour permettre au politique de ne pas être angélique et inefficace comme le soulignait Machiavel et aux hommes d’être libre dans leur vie privée.

  


BOUDON, BOURDIEU par seko-eco