Les mots, toujours les mots

Carrière de marbre antique, Moulis, © NJ 2018

 

On revient toujours sur les mots car c’est à partir d’eux et grâce ou à cause d’eux que l’on pense ce que l’on pense. Ces dernières années, les concepts les plus opérationnels (opératoires) pour penser la ville et ses espaces sont triturés, discutés, argumentés. Ce n’est pas nouveau, les concepts sont discutés comme celui d’espace public, forgé par Jürgen Habermas en 1961 (à proprement parlé, il faudrait plutôt parler de sphère publique). Mais de manière récurrente, il est bon de revenir et de rediscuter les notions que l’on utilise car insidieusement, des traces idéologiques peuvent s’y installer.

Par exemple l’idée d’espace public que Manuel Delgado triture pour en faire sortir la part idéologique.

« L’espace public devient un espace démocratique où le citoyen est acteur d’une médiation tendant à assouplir les rapports de domination ou même à les effacer. « Les stratégies de médiation hégéliennes servent en réalité, selon Marx, à camoufler toute relation d’exploitation, tout dispositif d’exclusion, ainsi que le rôle des gouvernements dans la dissimulation et le maintien de toutes sortes d’asymétries sociales » (p. 33), pour un but inavoué qui serait de « faire respecter les intérêts d’une classe dominante » (p. 34). »

« Ainsi posé, l’espace public serait la « matérialisation concrète de l’illusion citoyenne » par laquelle les classes dominantes cherchent à « obtenir l’approbation des classes dominées en se prévalant d’un instrument – le système politique – capable de convaincre les dominés de sa neutralité. Elle consiste également à produire le mirage de la réalisation de l’unité souhaitée entre la société et l’Etat (p. 34). »

 

Et puis celle de morale qui récemment fait écho avec une idéologie néo-libérale qui émerge depuis une trentaine d’années. Bernard Hours & Monique Selim se penchent sur cette notion.

« Bernard Hours y aborde la question des inégalités entre les hommes, et notamment des inégalités liées à l’absence de la répartition des richesses qui découlent des principes du capitalisme. L’auteur convoque la notion d’immoralité, puis de moralité et nous entraîne dans une spirale qui conduit les entreprises capitalistes à redorer leur blason par des processus de remoralisation. Les ONG en sont un des éléments, qualifiées « d’entreprises de moralité » [45]. « Parce que la richesse des uns s’accumule nécessairement sur le dos d’autres moins gâtés, loin de l’escroquerie du slogan « gagnant-gagnant », elle produit une injustice qui porte atteinte à la dignité des plus modestes et à leurs droits » [ibid.]. L’auteur distingue d’ailleurs les « droits de » des « droits à » qui, pour ces derniers, sont plutôt du domaine de l’horizon à atteindre. Entre l’État et le marché, dont il sera question dans les chapitres suivants, la société civile apparaît comme le troisième élément de la triade. »

« Ce livre ouvre vers des perspectives intéressantes en termes de réflexion sur le capitalisme et ses prolongements. La pandémie du Covid-19 semble avoir porté un coup sévère aux mécanismes du néolibéralisme. Cet événement globalisé met à l’épreuve le capitalisme et son éthique douteuse (comme par exemple l’absence de régulation des biens sanitaires de première nécessité), voire immorale. »

Ngram « mobilité », google Ngram

 

Et puis la notion de mobilité, qui est discutée dans un ouvrage récent par une main à six voix. Comme nous le voyons sur le graphique ci-dessus cette motion (comme les autres d’ailleurs) augmente considérablement dans sa fréquence d’utilisation. A propos de cette somme d’ouvrages, nos auteurs écrivent :

« Les occurrences citées ci-dessus conçoivent en réalité la MOBILITE comme un déplacement effectif, dont on suppose qu’il modifie positivement la manière dont l’individu actualise les relations avec son environnement social ».

Cependant, « l’hypothèse d’une relation entre MOBILITE spatiale et symbolique rend la couverture référentielle de la notion de MOBILITE floue. » Les auteurs cheminent autour de cette notion et en découvrent beaucoup d’aspects. Parmi ceux-ci, « l’idéologie mobilitaire joue sur le paradoxe qui consiste à projeter une représentation du monde conçue par les élites pour les élites — l’individu mobile — mais donnant l’impression, voire l’illusion d’un phénomène total, normalisé et égalitaire, alors que la majorité de la population vit sans cette représentation ou hors d’elle ».

Nous trouvons encore d’autres perspectives qui confirment ce rapport à l’idéologie.

« Positivement survalorisée dans les sociétés dominées par la perspective néo-libérale, la MOBILITE est une figure amplement promue dans la publicité. » Etc. Etc.

« Toute la conception de l’espace semble désormais dominée par la MOBILITE. »

 

Toutes ces notions font apparaître l’existence d’une idéologie que les non avertis laissent passer pour s’emparer d’elles et diffuser à leur tour cette idéologie. Ils se font surprendre par la beauté de la chose, et n’ont pas ce réflexe méthodologique de réfléchir à leur utilisation. Pourquoi tels mots sont plus couramment pratiqués que tels autres ? Pourquoi certains mots sont à la mode ?

Il y a le langage courant, le lange diffusé par les Think thank et repris par le politique et les médias, et puis ceux que les chercheurs utilisent. Parfois, il s’agit des mêmes mots, mais leur sens est plus nuancé. Hier encore, la garante de HDR me déconseillait d’utiliser la notion de résilience car elle est aujourd’hui galvaudée, et sert à définir la moindre forme de résistance.

Il faut donc se méfier des concepts utilisés et les discuter avant de s’en servir. Il faut cerner leur définition et l’histoire de leur utilisation. Il faut parcourir les textes et pointer les auteurs, ou les inventeurs. Pourquoi la notion de territoire est-elle si fréquemment employée pour parler de ce qu’on nommait auparavant les banlieues, les quartiers sensibles, la province ? La province est un terme qui a été évincé du discours politique, mais le chercheur peut-il encore s’en saisir ? La notion de territoire sert à tout (et donc à rien). Peu précise, elle englobe des situations très différentes, très amalgamées pour évacuer certainement une sorte de malaise dans la civilisation (Freud). Elle est multi-échelles. Elle sous-entend beaucoup de choses, et c’est précisément ces sous-entendus que le chercheur doit comprendre.

« Le choix des termes n’est donc pas neutre » écrit Marc Lits à propos de la notion d’espace public.

=> Manuel DELGADO, L’espace public comme idéologie, trad.. Chloé Brendlé, Toulouse : Les réveilleurs de la nuit, CMDE, 2016

=> Bernard HOURS & Monique SELIM, L’empire de la morale, Paris: L’Harmattan, 2020

=> Katja PLOOG, Anne-Sophie CALINON, Nathalie THAMIN, Mobilité. Histoire et émergence d’un concept en sociolinguistique, Paris : L’Harmattan, 2020

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