Tenir son journal de terrain

De Marees, Pieter. Description et récit historial du riche royaume d’or de Guinea, aultrement nommé la Coste d’or de Mina, gisante en certain endroict d’Africque…. 1605. BNF

 

« Quelle différence entre l’image qu’un homme se fait de sa vie, et ce qui lui advient en réalité » (Malinowski 1985 : 36).

 

Se préparer à un nouveau terrain de recherche passe par différentes étapes que nous allons voir : aujourd’hui le journal de bord.

Bronislaw Malinowski (1884-1942) est un anthropologue polonais, considéré comme le père de l’anthropologie fonctionnaliste anglaise et père de la méthode dite de l’observation participante. Pour le lecteur profane, voilà déjà trois notions qu’il faudra approfondir sur l’Internet. Mort à 58 ans en 1942, il faudra attendre 1967 pour que sa femme publie les deux campagnes (1914-1915) et (1917-1918) de son journal de terrain australien. Cette publication a produit un choc dans la communauté des ethnologues et anthropologues à travers le monde (sa lecture vous permettra de comprendre pourquoi).

Le journal de terrain est le carnet dans lequel l’ethnographe note tout ce qu’il se passe au cours de ses journées sur son terrain. Chaque jour, l’exercice de cette discipline lui permet de mesurer l’évolution de sa pensée, de confirmer ou d’infirmer ses hypothèses, de noter et de mémoriser ses impressions, ses déceptions, ses attentes, etc. Avant la publication de son journal, beaucoup d’ethnologues plaçaient Malinowski  sur un piédestal, et je crois même qu’il avait une sorte d’auréole au-dessus de sa tête. Non pas qu’il était considéré comme un saint, mais qu’il avait une droiture et une méthode rigoureuse qui servira de modèle à des générations entières.

L’étonnement et la déception de ses écrits a plongé l’anthropologie dans une crise passagère, mais il a fallu attendre 1985 pour lire ce texte en français traduit par l’anthropologue Tina Jolas. (Tina Jolas a fait partie du groupe des quatre femmes de Minot qui se sont penchées dans les années 1980 sur l’ethnologie d’un village français. Mais on lui doit surtout des traductions d’auteurs variés (poètes, écrivains et anthropologues). Elle a notamment participé à la traduction du Seigneur des anneaux de J.R.R Tolkien. C’est pas rien !)

Ce qui deviendra le journal de bord est plus proche du  journal intime que du carnet d’enquête dans lequel on note à la volée des expressions, des idées ou des croquis pris sur le vif pendant la journée. Lorsqu’arrive le soir, on revient sur sa journée de terrain et on écrit ses pensées, ses réflexions, et les différents moments importants qui ont marqué la journée. Je reproduis ici la première page de son journal.

« Port Moresby, le 20 septembre 1914. Le 1er septembre a marqué une nouvelle époque de ma vie; j’entreprends ma propre expédition en zone tropicale. Le mardi 1-9-1914, j’avais été avec l’Association britannique jusqu’à Toowoomba. Rencontré Sir Oliver et Lady Lodge. Je bavardais avec eux, et il m’offrit son aide. La fausseté de ma position et les tentatives de Stas pour « rétablir les choses », mes adieux à Désiré Dickinson, ma colère envers Stas, qui s’est muée en une rancune tenace, laquelle persiste à ce jour — tout ça appartient à la période précédente, celle du voyage en Australie avec l’Association britannique. Je suis retourné à Brisbane tout seul, dans un wagon-salon, lisant le Handbook sur l’Australie. A Brisbane, je me suis senti abandonné de tous et j’ai dîné seul. Soirée avec [Fritz] Gräbner [ethnologue allemand] et Pringsheim, qui espèrent pouvoir rentrer en Allemagne. Nous parlons de la guerre. Etroitement liés à mes souvenirs de cette période, il y a le vestibule de l’hôtel Daniell, son mobilier de pacotille, l’escalier bien en vue. Je me rappelle mes visites matinales au musée en compagnie de Pringsheim… »

Malinowski raconte ses journées, ses impressions, les personnes qu’il rencontre, etc. dans son journal de terrain que les ethnologues ont après lui consacré parmi les outils d’enquête. Pour toutes celles et tous ceux qui voudront approcher les méthodes de l’ethnographie, il vous faudra par conséquent un carnet d’enquêtes et un journal de bord. Dans la mesure où le journal de bord ne sera lu que par vous, vous pourrez y coucher vos réflexions les plus intimes, vos frustrations et vos joies les plus secrètes. Sa destinée n’est pas d’être publié, et l’exemple du journal de Malinowski est une exception, jugée nécessaire et utile à la communauté anthropologique.

Au niveau de la préparation, Malinowski n’emmène pas avec lui de manuel d’ethnographie, car cela n’existe pas. Il prend quelques livres et l’équivalent du Guide du routard pour découvrir le peuple et la région. Faites-en autant.

Sur tous les lieux où vous allez vous rendre, vous pouvez consulter l’histoire, la géographie, l’économie des lieux. Aujourd’hui, vous trouverez des sociologies, voire des ethnologies des lieux d’accueil. Renseignez-vous sur les expressions les plus courantes, les habitudes alimentaires mais aussi les habitudes de vie, ce qu’on appelle sauvagement la culture dans laquelle vous allez être plongé·e durant un an. Et notez chaque jour tout ce qui se rapporte à votre découverte des lieux et du milieu que vous allez partager avec d’autres.

 

=> Bronislaw Malinowski, Journal d’ethnographe, (1967), traduit de l’anglais par Tina Jolas, Paris: Seuil, 1985

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