Qu’avez-vous lu cette semaine ?

Les premières enquêtes ethnographiques… © Gallica

 

Le travail de chercheur consiste à s’informer et à réfléchir. En dehors des périodes de recherche « sur le terrain », qui correspondent à ce que l’on appelait jadis des « campagnes de recherche », le chercheur passe un temps relativement long seul devant son bureau, à reprendre ses notes de terrain, à lire des livres et des articles, à réfléchir sur son objet.

La semaine dernière j’ai sauté sur le nouvel ouvrage de Jean-Pierre Digard, anthropologue, né en 1942, et qui vient de publier Tristes topiques, souvenirs anthropologiques, passions et questions, chez L’Harmattan, 2021. Ce clin d’oeil à Claude Lévi-Strauss (jeu de mots entre tropiques et topiques que je n’ai pas remarqué tout de suite) invitait à une lecture critique et certaines « mises au point » de sa part. Ce spécialiste de l’Iran et du monde animal paysan ­— notamment le cheval — se pose ici comme un « lanceur d’alerte », pour employer une expression du monde moderne, face à la suprématie des courants animalistes. Avant cela, il explique dans une courte biographie son enfance et ses relations à l’animal qui lui ont permis de développer cette passion en métier. Jean-Pierre Digard a suffisamment réfléchi à la question animale pour pouvoir affirmer qu’ « il n’est en effet pas du tout exclu que la domestication ait reposé aussi, voire avant tout, sur un désir plus ou moins inconscient, lié au processus d’hominisation, d’appropriation et de transformation de la nature et des êtres vivants » (p. 75).

Il porte un regard comparatif entre l’Iran et l’Europe qui a vu se développer l’attrait pour les animaux domestiques « de tous poils », et ce paradoxe dans la prise en compte des uns et des autres (animaux d’élevage / animaux domestiques). « Les animaux de compagnie, surprotégés, survalorisés, voire anthropomorphisés à outrance et assimilés à des membres de la famille, et, en bas, les animaux de rente, tenus à l’écart et exploités, parfois intensément, pour leurs services ou leurs produits » (p. 77).

L’anthropologue replace les choses et dresse des constats plutôt alarmants sur le contrecoup de la nouvelle moralisation du capitalisme, que l’on peut voir à travers la prise en compte des droits de l’animal (au singulier), qui selon lui, forme une dérive dans ce rapport nature/culture, lorsque les « non-humains » se rapprochent des humains.

Ne machant pas ses mots, puisqu’aujourd’hui à la retraite, l’anthropologue critique la posture de Philippe Descola et son modèle analytique en quatre secteurs du rapport nature/culture à l’échelle mondiale. Pour peu qu’elle ait une vertu pédagogique, cette réduction à quatre ontologies n’est pour autant qu’une version simplificatrice des réalités anthropologiques à l’échelle du monde. Pour aller au fond de sa pensée, Digard se questionne : « L’anthropologie serait donc appelée, dans le projet descolien, à n’être plus la science de l’Homme mais celle des « existants » (p. 91). On a déjà vu cela chez Bruno Latour, et un courant d’anthropologie cognitive se penche désormais sur l’invisible…

Dans le sillon des anthropologues du vivant, de nombreux chercheurs avancent aujourd’hui à découvert et font de nouvelles émules. Je m’abstiendrais ici de divulguer les noms des personnes concernées, mais cela pose de nombreuses questions quant à la finalité de l’anthropologie et à ses objectifs. Si la personne est, selon le dictionnaire, « un individu de l’espèce humaine », faire de l’animal une personne, comme le prétendent certains auteurs, déborde des questions ontologiques, voire spirituelles : l’animal croit-il en Dieu ? Dans ce constat, Digard écrit qu’un « tournant animaliste est bien en passe de se produire en anthropologie » (p. 97). Faut-il s’en inquiéter ?
Cette réflexion rejoint celle que j’ai déjà abordée avec Monique Sélim et Bernard Hours (voir dans le blog). La posture du chercheur n’est-elle pas de remettre cent fois sur le métier des notions et de les critiquer ?

Jean-Pierre Digard profite de ce livre pour régler quelques comptes avec son entourage. Par exemple, il revient sur l’histoire de la création du musée du quai Branly, donne son point de vue éclairé et argumenté, mais il faut aussi savoir tourner la page.

Dans un autre registre, il aborde la question de la musique et du jazz. Grand amateur de jazz aux côtés du regretté Patrick Williams, et de Jean Jamin, il témoigne des travaux et des actions menées en faveur d’une musique liée à la culture et à l’autre. Les séminaires de l’EHESS ont donné naissance à de nombreuses publications et conforté ce nouvel objet de recherche.
La conclusion « pour une anthropologie positive » ne s’annonce pas pessimiste, et compte tenu des chapitres précédents, on pouvait s’attendre à un quart d’heure dépressif, mais il n’en est rien. Digard souhaite « plaider pour une approche positive des faits sociaux et culturels » (p. 180). Aux côtés d’André Leroi-Gourhan, son mètre étalon, il revient sur les préceptes acquis au fil du temps, et dresse une série de sept points qui pourraient être compris comme une forme testamentaire qui fait de l’ethnographie à l’anthropologie les bases de la discipline. En premier lieu nous trouvons « la collecte systématique sur le terrain et la description précise et aussi objective que possible d’un corpus de faits » (p. 180). Ensuite vient l’esprit français d’une imagination débordante au détriment d’une rigueur scientifique. Beaucoup d’anthropologues, nous dit-il, débordent d’une « agilité intellectuelle » et s’écartent d’une « véritable rigueur scientifique ». En troisième lieu, ne pas oublier que la « culture fait partie de la nature de l’Homme » (p. 183). Le changement de paradigme doit être maîtrisé. Ensuite, Digard prône une « recherche fondamentale entièrement libre » et est favorable à l’utilisation de la « sérendipité » cette capacité à trouver quelque chose en allant voir ailleurs. Plus, la « découverte possible d’allotélies », c’est-à-dire autre chose que ce qui était prévu, est pour Digard une des pistes à ne pas sanctionner. C’est tout à fait ce que j’ai montré mercredi en utilisant Tim Ingold et sa démarche exploratoire dans une recherche sans hypothèse a priori, mais dans une avancée, sans doute par sérendipité. Nous nous rejoignons donc.
En cinquième position, nous avons « la rigueur de la démarche scientifique » qui n’est pas en contradiction avec cette possibilité d’explorer des voies nouvelles dont il était question à l’instant. En sixième position, faire la critique de son corpus et de sa recherche : critique des sources, critiques des agents sociaux, critiques des modes de pensée (des pensées à la mode)… Enfin, c’est la connaissance de l’Homme qui est au centre du projet anthropologique. Cela nécessite de faire une crique épistémologique, mais aussi écrire de manière claire et limpide, en évitant la surinterprétation des faits sociaux.
« L’ordinaire de l’anthropologue, c’est, pour les neuf dixièmes du temps, un labeur obscur, routinier, répétitif, de lecture, de prise de notes, de classement de documentation dont les plus grandes parties ne seront jamais utilisées » (p. 186). Rester humble et patient, et ne pas espérer une gloire trop éphémère de son vivant, renvoie à la posture de l’artisan face à une discipline secouée par des remous et des enjeux personnels sans rapport avec elle.

=> Jean-Pierre Digard, Tristes topiques. Souvenirs anthropologiques, passions et questions, Paris : L’Harmattan, 2021

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