Certains livres peuvent être dangereux

Certains livres peuvent être dangereux. Je ne dis pas cela à la légère, pour attirer le lecteur de ce blog. Je dis cela parce que j’ai été témoin de la dangerosité d’un livre. Mais je veux en parler parce qu’au-delà de son influence négative, il a été un livre révélateur pour toute une génération d’ethnologues. Je vais donc prendre des précautions, et si vous êtes influençable et sensible, n’allez pas plus loin.

L’ethnologue s’appelle Carlos Castaneda (1925-1998), et son premier livre se nomme L’herbe du diable et la petite fumée. Il s’agit de l’amorce d’une thèse de doctorat attribuée en 1973 par l’université de Los Angeles (UCLA). La thèse est son deuxième livre intitulé Voyage à Ixtlan. Il y raconte, de manière assez convaiquante, son terrain et son initiation auprès d’un Indien yaqui. Un chaman, Don Juan Matus va l’initier à l’art de la consommation des substances toxiques naturelles, le peyotl. Sous l’emprise de la drogue, l’ethnologue va s’évader de son corps et voyager dans l’espace à la recherche d’une nouvelle dimension. Ces livres ont été suivis de plusieurs autres récits du même genre, et ont été reçus comme un travail anthropologique de grande qualité, jusqu’à la mise en évidence de la supercherie. En effet, après plusieurs enquêtes, il a été prouvé que Castaneda avait inventé une grande part de son ethnographie, ce qui a abouti à la remise en cause de son doctorat, disait-on à l’université au moment de mes études. 

D’autre part, ses livres se sont tellement vendus qu’il n’a pas eu besoin de plus pour vivre et pour fonder sa propre « école ».

A la fin des années quatre-vingt, j’ai eu l’occasion de rencontrer une personne qui avait été particulièrement influencée par la lecture de Castaneda, au point que sa vie était centrée sur la consommation de neurotoxiques et qu’elle ne vivait, pour ainsi dire, que des expériences vécues sous l’emprise de la drogue. Les livres de Castaneda étaient toujours à proximité, et ils avaient l’allure d’ouvrages mainte fois parcourus, tout chiffonnés, tordus et défraichis. La longue pente glissante était franchie depuis longtemps et l’issue à plus ou moins courts termes ne pouvait être que la mort. Cette personne avait été l’étudiant d’un professeur en commun qui nous enseignait Goffman et l’interactionnisme. C’est ce professeur qui avait le premier parlé de cet ouvrage, et sans précautions en avait vanté la teneur. Cependant, l’étudiant trop naïf, trop influençable, était tombé dans cette lecture et l’avait prise au premier degré…

Ce que l’on peut conserver de l’apport de Castaneda à l’anthropologie sociale c’est une démarche d’enquête dans une relation interpersonnelle, et une grande place accordée à l’enquêté. En quelque sorte, il s’agit d’une démarche ethnographique moderne qui fit barrage, en son temps, au structuralisme porté par Claude Lévi-Strauss. L’article de Bernard Traimond apporte une nouvelle clarté au travail de Castaneda, et s’il paraît, encore aujourd’hui, difficile de trancher sur la supercherie (Don Juan Matus a-t-il vraiment existé?), la lecture de ces ouvrages offre un modèle à suivre dans la voie de la connaissance.

Il y a un passage particulièrement intéressant pour nous qui réfléchissons au lieu comme espace interpersonnel et que je voudrais partager.

« Dimanche 25 juin 1961

J’ai passé avec don Juan tout l’après-midi du vendredi. J’allais partir vers sept heures. Nous étions assis sous la véranda devant sa maison et j’avais décidé de lui parler une fois de plus de cette étude. C’était devenu une sorte de routine, et je m’attendais à l’entendre refuser une fois de plus. Je lui ai demandé comment il pourrait admettre mon simple désir d’apprendre, comme si j’avais été un Indien. Il a attendu longtemps avant de me répondre. Il fallait que je reste, car il semblait faire un effort pour se décider.

Finalement, il m’a dit qu’il y avait bien un moyen, et il a commencé à définir le problème. Il a fait remarquer que j’étais fatigué d’être assis par terre, et que la chose à faire, c’était de trouver l’endroit du plancher (sitio) où je pourrais rester assis sans fatigue. J’étais resté assis les genoux sous le menton, les mains jointes devant mes jambes. Lorsqu’il a dit que j’étais fatigué, j’ai remarqué que j’avais mal dans le dos, et que je me sentais tout à fait épuisé.

J’ai attendu de l’entendre expliquer ce qu’il entendait par « endroit », mais il ne semblait pas décidé à préciser ce détail. Peut-être voulait-il dire que je devrais changer de position. Je me suis donc levé et je suis venu m’asseoir plus près de lui. Non, ce n’était pas ça, il m’a clairement fait comprendre qu’un endroit, cela signifiait la place où un homme se sent naturellement heureux et fort. Avec sa main, il a tapoté l’endroit où il était lui-même assis, ajoutant qu’il venait de me poser une devinette qu’il me faudrait bien trouver tout seul. »

La suite est racontée dans l’ouvrage que l’on peut récupérer en PDF.

 

=> Traimond, Bernard, 2019. « Carlos Castaneda chez les anthropologues. De la fécondité des supercheries  », in Bérose – Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie, Paris. URL stable – Handle : 10670/1.s5ci1v | URL Bérose : article1648.html

 

A propos de l’auteur, lu sur Decitre.com

« De nombreux doutes sont émis sur l’identité de Carlos Castaneda. Il déclarait être né au Brésil, à Sao Paulo. Mais les documents officiels de l’immigration attestent qu’il est né à Cajamarca, au Pérou. Il grandit au Pérou en traversant de difficiles moments, comme la mort de sa mère. A partir de 1960, il suit des études d’anthropologie à l’UCLA. Au cours d’une expérience, il rencontre un indien de la tribu yaqui, Don Juan Matus.
Très impressionné par le chaman, Castaneda décide d’en devenir l’élève. L’étudiant apprend les diverses techniques de sorcellerie. Docteur en anthropologie à l’université de Los Angeles en 1970, Castaneda publie de nombreux livres traitant des pratiques des sorciers chamans, ainsi que de l’usage des drogues hallucinogènes. A la fin des années soixante et pendant les années soixante-dix, ses ouvrages rencontrent un grand succès, notamment auprès du mouvement hippie.
Souvent très controversé, Carlos Castaneda doit affronter les foudres de certains auteurs qui l’accusent de n’avoir écrit que des fictions. Après sa mort, de nombreux doutes sont jetés sur la validité de ses propos, et ses expériences et aventures auprès de Don Juan restent très mystérieuses. »

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