Epistémologie #6 – Les sources du questionnement

Jour de pluie – © NJ 2019

 

Les sources du questionnement

Dans la recherche en SHSA les sources du questionnement peuvent s’ouvrir sur toutes les disciplines du champ, y compris l’architecture. Les Sciences de l’Homme et de la Société pour l’Architecture (SHSA) regroupent les sciences humaines et sociales (sociologie, ethnologie, anthropologie, philosophie, géographie, démographie, les sciences politiques, l’archéologie, la linguistique, la communication, les sciences de la religion), ainsi que les sciences économiques et juridiques (économie, théorie du droit).

L’étudiant peut donc puiser à satiété dans cet ensemble hétérogène en y ajoutant, bien entendu, l’architecture (monographie d’architecte, histoire de l’art, histoire de l’architecture, histoire critique de la pensée architecturale, etc.).

Les sources du questionnement portent sur un regard épistémologique indispensable. C’est là le point de référence commun entre toutes ces disciplines qui fondent la valeur scientifique du champ. Le questionnement sur la connaissance et sur les sources de la connaissance est fondamental et devra être présent tout au long de la recherche. Qui écrit cela ? Qui dit cela ? Dans quel contexte ? De quel point de vue ? Dans quelle optique ? Quels sont les rapports de pouvoir de celui qui parle, sa position sociale, son statut, etc. ? Toutes ces questions fondent le degré de la parole (ou de l’écrit) qu’il faudra mettre en correspondance.

Pourquoi vouloir attribuer une hiérarchie dans la parole entre un directeur d’office HLM, un élu et un habitant ? Pourquoi vouloir hiérarchiser la parole entre un médecin et un ouvrier ? La hiérarchisation est une construction sociale, un système de valeurs mis en place pour donner de l’importance à certains acteurs et mois à d’autres. C’est arbitraire. Dans la démarche ethnologique, toutes ces personnes parlent sur un même niveau d’égalité, et la différence sociale doit être prise en compte. Qui parle ? D’où vient sont point de vue ? Pourquoi a-t-il ou elle intérêt à tenir cette posture ? Le travail de réflexion consiste justement à repérer les écarts ou les degrés hiérarchiques qui renvoient à une certaine construction du monde, à certains cadres de pensée. Par exemple, Denis Guigo (1954-1993) a montré comment les termes d’adresse dans une grande entreprise permettaient de mesurer le rapport hiérarchique (voir son article).

Par exemple, on peut obtenir plusieurs versions d’un même événement selon l’acteur social en présence. Voici un exemple vécu. Dans les faits, une « bande de jeunes » détériore une entrée d’immeuble. Chacun me donne sa version :

Le directeur d’un office HLM me dit : « Il n’y a pas de problème dans ce quartier, sinon avec un groupe de jeunes ».
Le gardien de l’immeuble me dit : « On a eu des problèmes, mais cela s’est calmé, il s’agissait d’une bande de jeunes qui squattaient l’immeuble, la plupart n’habitent pas ici ».

Une mère de famille qui réside dans l’immeuble me dit : « Mon fils n’a rien à voir avec cette bande, ils viennent tous d’un autre quartier, c’est à cause de la famille untel… »

L’élu du quartier me dit : « Les jeunes n’étaient pas du quartier, ils venaient de la ville d’à côté… »

Les différents points de vue se rapportent au même fait social, mais ne sont pas vus du même espace social, de la même position dans l’espace social, de la même distance sociale. Dans l’analyse que l’on fait, on interroge cet endroit en même temps que le discours qui est produit. Qui a intérêt à minimiser les choses ? En fait, chacun a intérêt à minimiser les choses, mais en fonction de ses intérêts propres ou des intérêts de la collectivité. Le travail ethnographique consiste à croiser ces différents regards et à exprimer une version objective des faits relatés.

La position sociale s’inscrit dans un rapport de lutte sociale pour la légitimation de l’écrit ou de la parole. C’est ainsi que le maire a une parole plus importante en termes d’audition, d’écoute, que l’habitant, et que l’architecte ou le spécialiste a une parole différente. Cela est construit socialement. Cette parole s’écoute, s’enregistre ou se lit.

Le chercheur ne peut donc pas se contenter de collecter une seule parole, ni un ensemble de paroles provenant d’un même espace social. Il doit multiplier sa collecte et croiser ses données.

De même, dans un ouvrage (ou un article), l’auteur est plus ou moins « important » selon qu’il est connu, renommé, qu’il est édité ici ou ailleurs. Le prestige d’une maison d’édition parisienne est perçu comme un sauf-conduit qui rayonne sur l’auteur et en fait une personne importante. Il existe une hiérarchie sociale qui oriente le jugement que l’on porte sur tel ou tel objet (personne, idée ou chose). Le savoir c’est déjà prendre du recul par rapport à ce qu’on entend et à ce qu’on lit.

Personnellement, je privilégie les petits éditeurs aux grands groupes, qui sont ce que sont les galeries d’art par rapport aux musées nationaux. Les petites galeries préfigurent l’art officiel des musées. Elles prennent un double risque : provoquer en exposant des idées nouvelles, et s’exposer à un faible public parce que les artistes sont peu connus. De la même manière, je pense que les idées nouvelles sont véhiculées par les petits éditeurs.

C’est de cette manière que va se construire une forme intelligente de savoir, vers un savoir objectivé, c’est-à-dire débarrassé de la subjectivité qui l’entoure. Le sociologue Émile Durkheim en fait la condition nécessaire à la base de toute recherche (voir précédemment). Mettre à plat ses a priori, ses jugements de valeur et ses croyances renvoie aux règles de la méthode sociologique.

Certains architectes, pour ne pas dire la plupart, sont dénués d’objectivité. Ils cultivent une forme de subjectivité qu’ils nomment « doctrine ». En soi ce n’est pas un problème lorsque la doctrine est explicitement déclarée. Alors que l’architecte n’a pas besoin d’objectivité, le chercheur doit au contraire tendre vers l’objectivité. Doctrine, dit le dictionnaire c’est un « ensemble de notions qu’on affirme être vraies ». En sociologie ou en anthropologie, on parlera de « courants de pensée » ou d’école de pensée. Mais le flou qui anime les SHSA pose bien des problèmes. La sociologie évolue dans le temps et dans l’espace : L’école de Francfort, l’école de Chicago,  la sociologie de Palo-Alto, la sociologie quantitative, la sociologie des pratiques, la sociologie réflexive, etc. L’anthropologie culturelle, l’anthropologie marxiste, l’anthropologie fonctionnelle, l’anthropologie structuraliste, l’anthropologie réflexive… Tous ces courants de pensée pensent la société et l’homme en fonction de systèmes de valeurs (cadres de pensée). Les différents courants de pensée sont souvent associés à un nom : Bourdieu, Durkheim, Mauss, Lévi-Strauss, Malinowski, Weber…

En architecture c’est la même chose : école de Chicago (Wright), modernisme/classicisme, modernisme dogmatique, modernisme expressif, modernisme réflexif, déconstructivisme (Hadid, Gerhy, Libeskind, Tschumi…), post…

Lorsque l’étudiant écrit son mémoire, il doit, pour les concepts utilisés, dire d’où il écrit.

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