Une journée dans un bistrot parisien

Le rose vous va bien au teint, © NJ 2017

 

En 1974, dans le treizième arrondissement parisien, le réalisateur Marcel Teulade (1934-), pose sa caméra et relève les micro-événements d’un bistrot pour en construire une journée-type. Une journée dans un bistrot parisien.

De 4 h 10 du matin jusqu’à deux heures le lendemain, voilà une vie qui a un fort engagement social dans un quartier populaire : partage du premier verre de vin blanc, et suivent les ballons de rouge que le patron ne peut refuser à ses clients. C’est un reportage sur les rituels de la vie profane qui font passer des tas d’hommes par le bistrot, le temps d’un ballon de blanc, d’un ballon de rouge, d’un café, d’une pause restauration légère, et d’échanges courtois.

Il est 4h10 quand une femme apparaît. Elle fait le ménage, dispose une nappe sur une grande table, passe le balai sous les meubles. Elle nettoie les verres laissés la veille sur le comptoir en zinc. C’est la patronne.

Il est 6h30 quand le patron, Monsieur Charlot, entre dans la salle. Il fait la bise à sa femme et lui propose un café. Le percolateur est déjà en marche. Il allume une vieille radio qui diffuse les informations du jour. Devant, on voit un téléphone à cadran gris en bout de comptoir. Chaque chose est à sa place.

Une voix sort du poste :  « L’été aussi a raté son entrée. Il fait gris sur la majeure partie de la France, mais cela ne va pas durer. Le soleil devrait être au rendez-vous dès demain. » Voilà une information intemporelle.

Le café terminé, la patronne remonte à l’étage et le patron ouvre la porte du café. Il sort deux tables en fonte et des chaises, qu’il installe sous le auvent. Puis il accroche un panneau, sans doute le tarif.

Hôtel du Limousin, Bar-Hotel, Bar-Billard. Une horloge murale indique  7h15. Le patron déplie Le Parisien, qu’il feuillette en attendant le premier client. Celui-ci arrive, et salue le patron : « Ça va Charlot, tu me donneras un petit blanc sec », « Ça en fait deux » lui répond le patron, et l’autre répond à son tour, « Bien entendu » en effectuant une sorte de révérence. Charlot lui demande s’il a bien dormi, s’il n’a pas été inondé. Un deuxième client arrive, bien habillé, « un petit jujus s’il vous plait ». L’homme vient prendre les commandes de marchandise alimentaire. Deux kilos de jambon, un saucisson Cochonou, une plaquette de rillettes…

D’autres clients arrivent, ils serrent tous les mains du patron. Quatre personnes sont au comptoir, deux prennent un ballon de vin blanc, les deux autres sont au café. Deux enfants entrent dans le café et cri « bonjour messieurs dames » à la cantonade, et se dirigent vers le bout du comptoir et vont embrasser leur « papi », qui n’est autre que le patron du bar. « On va à l’école ». « Soyez sage » leur dit le patron. Sorte de rites quotidiens qui montrent que les petits enfants habitent dans le quartier et que le bistro se trouve sur le parcours qui mène à leur école. « Avec ça ils vont avoir un bon point ! » s’exclame Monsieur Charlot lorsque les enfants sont partis. Première bière pression. Un homme qui fait office de commis-boulanger apporte plusieurs baguettes qu’il donne au patron et commande en même temps un jambon-beurre. Le client à côté dit « moi aussi » en serrant la main du commis.

Une première femme entre dans le bar. Elle veut téléphoner. Elle sort son porte-monnaie. « C’est pour Paris ? » lui demande le patron. « Pour Paris, oui ». La caméra se rapproche, elle compose un numéro. Le commis mange son sandwich.  Brève conversation : « Pierre, c’est Yvette. Tu ne m’attends pas ce matin, non non, j’ai une voiture, j’ai la voiture de Joël. Merci, au revoir. » Elle raccroche, paye, reprend sa monnaie et sort sans rien consommer. Le bistrot est un lieu réservé aux hommes. Le commis fait un jeu de mots : « Ça devient grave, elle parle toute seule », parce qu’elle n’a parlé qu’au téléphone.

« Tiens, voilà René ! ». Le facteur entre dans le bar, serre la main du patron et du client (dans cet ordre),  pose sa casquette sur une patère, réajuste la sangle de sa sacoche à bandoulière, et s’installe au comptoir. Sa première tournée est finie. Il prend un café. La caméra fait un zoom arrière, on voit le patron au comptoir et une employée sort des caisses de bouteilles sur le trottoir. Un chien noir et blanc circule dans le bar. Dehors, le livreur de boissons attrape une caisse en bois pleine de bouteilles. Une femme âgée entre  avec un petit chien qui s’installe au bout du comptoir sur une chaise haute. Elle lui donne un morceau de gâteau. Elle se penche vers la radio qui diffuse les informations. On aperçoit deux hommes assis en terrasse. Discussion entre deux clients. Les clients se font eux-mêmes leur casse-croûte. Maintenant, les clients sont en chemise cravate, et portent des vestes foncées. Même le facteur porte une cravate. « Tu bois pas un coup Charlot ?, Force-toi ». « On va trinquer c’est lundi ».

Deux hommes jouent au flipper. Tour à tour, cigarette au bec, ils se concentrent sur le jeu. Ils font des aller-retour entre le flipper et le comptoir. Un ballon de rouge. Zoom arrière, cette fois, quatre hommes sont attablés dans la salle, puis quatre autres, et quatre encore autour du baby-foot. Quatre clients sont au comptoir. Sur les tables, les clients boivent des Pastis en jouant à la belote. C’est l’heure de l’apéro. Une femme arrive « Bonjour Messieurs dames », elle prend la relève. Il s’agit peut-être de la mère des deux enfants qui sont passés ce matin. Elle s’installe au bar, et s’affaire un torchon à la main. Le patron sort du cadre. Le chien ouvre la porte avec sa patte et se dirige vers le bout du comptoir, il saute sur une tablette et s’installe. Madame Georges, la femme du patron s’occupe de la comptabilité. Elle commande au téléphone les boissons. L’autre femme fait la vaisselle et sert les clients. Le bar est plus calme. Nous sommes en début d’après-midi. Deux clients jouent au billard situé dans le fond de la salle. Si on résume, il y a un baby-foot, un flipper et un billard. Mais d’autres clients jouent aux cartes.

Le patron revient accompagné d’un client. Il sert deux ballons de vin blanc. Deux clients parlent ensemble des transformations de la ville, des lieux qu’ils ont connus autrefois vierges de toute construction et qui aujourd’hui accueillent des immeubles. « Chaque individu, affronté pour lui-même à cette situation nouvelle, devra ainsi redéfinir et ses attitudes et ses points de repère, inventer une manière de vivre et de se relier aux autres » écrit Henri Coing à ce propos. Le bar est un lieu de convivialité, et socialité, où des choses se passent sans conséquence. On y parle pour parler, pour raconter une anecdote ou donner une information générale. On y entend pas d’information personnelle, mais des choses de la vie collective.

Sortie de club, une quinzaine de clients entrent dans le bar, et entonnent une chanson traditionnelle. Puis une autre aux paroles de « Non non Paris 13 n’est pas mort ». Sur le mur, on voit des affiches du club de football de Paris 13. « Les avants boivent du vin blanc, les demis boivent du whisky, les trois-quarts boivent du pinard, et les arrières ne boivent que de la bière ». Valorisation de la masculinité par la consommation d’alcool. Certains portent les cheveux longs. Ils restent là toute cette fin de journée jusqu’au soir.

Le soir, la télévision en couleur est allumée. Un homme présente la proposition de loi sur l’interruption volontaire de grossesse à une journaliste (qui sera votée en janvier 1975). Le bistro est plein. L’annonce du match avec la Juventus doit en être une raison. On y voit beaucoup d’hommes de toutes origines, surtout des ouvriers, la plupart sont debout. Michel Drucker en direct de l’étoile rouge à Belgrade commente le match. Seule une jeune femme semble se désintéresser du spectacle. S’agit-il du seul poste de télévision couleur du quartier ? La patronne continue de faire ses affaires. Après le match quelques clients restent un peu. L’ambiance est plus calme. Certains jouent aux courses de chevaux. Le patron joue aux cartes avec deux clients. La patronne lui apporte une assiette de bœuf et une serviette qu’elle pose sur sa cuisse. Il mange tout en parlant aux clients.

Les trois parieurs s’en vont, et saluent le patron ainsi que les deux autres clients. Derniers ballons de rouge. Les clients sont sortis, il est tard. Le patron rentre les chaises et les tables à l’intérieur, et ferme la porte. La caméra est maintenant dans la rue. On le voit marcher dans son bar, éteindre la lumière. Café du Limousin. Chez Charlot, billard.

Ce récit restitue l’ambiance d’un bistrot de quartier, dont la fonction sociale dépasse celle de la consommation d’un café ou d’un verre de vin. On y voit des échanges nombreux, courtois, une sorte de communion entre milieu ouvrier et populaire. Des accents de paris et d’autres régions.

Le site de l’INA précise :

« À Paris et en petite couronne, le nombre de cafés a baissé de 40 % depuis le début des années 2000, selon une étude du Crocis, le Centre régional d’observation du commerce, révélée par Le Parisien. Dans la capitale, ils sont passés de 1907 en 2002 à 1410 en 2021. Une baisse de près de 500 établissements en 20 ans. En cause notamment : la hausse de l’offre en restauration rapide ou de supermarchés qui captent une clientèle pressée.

Pourtant, dans un café parisien, le temps s’écoule au rythme des rituels. Du premier café du matin à l’heure de l’apéro entre collègues en passant par le sandwich debout devant le zinc. C’est ainsi que la journée s’écoulait en 1974 au café «Chez Charlot» situé dans le 13e arrondissement de Paris.

Aujourd’hui, l’adresse existe toujours mais en lieu et place du bistrot, c’est une épicerie qui est installée. »

Dans son étude sur le quartier du 13ème arrondissement de Paris, Henri Coing avait fait ce constat du délitement des bistrots de quartier, à l’occasion des programmes de rénovation urbaine.

=> Henri Coing (1936-) fut un pionnier en sociologie urbaine aux débuts des années 1960. Il a consacré une étude du troisième arrondissement de Paris et notait à l’époque la disparition progressive des bistrots de quartier.

 

Sources :

=> https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/une-journee-dans-un-bistrot-parisien-en-1974

=> Henri Coing, Rénovation urbaine et changement social : L’îlot n°4 (Paris 13e), Paris : Éd. Ouvrières , impr. 1966, cop. 1966

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