L’intégrité scientifique c’est quoi ?

Molecule Man Statue de Jonathan Borofsky (1942-), 1999, sur la Spree, Berlin, avril 2018 © ?

Au détour d’une formation pédagogique destinée à accompagner les doctorantes et les doctorants, il a été question, à un moment de l’intégrité scientifique. Il me paraît important de parler de cette composante de la formation au doctorat le plus tôt possible.

Je présenterai ici deux formes ludiques (puisque c’est les vacances) et une forme MOOC pour bien se préparer avant la rentrée prochaine.

D’abord un jeu de rôle sous forme d’un escape game, nommé serious game, réalisé par le service de coopération documentaire de l’université de Bordeaux, dont la responsable est Katie Brzustowski-Vaisse. Ce jeu se comme Subpoena, qui signifie la justice et est accessible ici

Ce jeu déroule une histoire de plagiat et l’enquête consiste à chercher des éléments pour prouver le plagiat et trouver le plagiaire. Pour se faire, on évolue dans un bureau à la recherche d’éléments bibliographiques pertinents. L’enquête est minutieuse et permet de comprendre l’intérêt de la bibliographie. Le nom de l’auteur, le titre de la revue, la date de publication, tout est passé en revue et peu à peu les joueurs apprennent les règles. Il faut confondre les écrits du mémoire plagié avec les articles et les textes qui ont inspiré notre plagiaire. C’est très ludique, et il vaut mieux jouer à plusieurs. Compter 45 minutes à une heure pour résoudre l’énigme.

Ces nouvelles formes de pédagogie sont très longues à mettre en place, mais procurent un double intérêt dans les apprentissages. D’autres formes ludiques existent.

Une bande dessinée réalisée par une artiste Belge du nom de Tarmasz ou Tarmouze. Ses dessins sont très sympas, ils abordent la question du plagiat d’images et d’idées. Cette dimension du plagiat se retrouve souvent chez l’architecte puisque plus de la moitié de leur travail consiste à produire (ou reproduire) des supports graphiques (plans, images, dessins). Dès l’instant où l’étudiant réalise un dessin (sketch, rough), il en est l’auteur et le propriétaire moral. Et s’il site l’origine de son inspiration, il en retire un plus grand avantage que s’il le cache.

Pour les plus atteints par le syndrome du travail-pendant-les-vacances, voici un MOOC  « Intégrité scientifiques dans les métiers de la recherche ».  Cette formation se présente sur quatre modules (comptereaux 16 heures de formation) destinés à cerner la question de l’intégrité scientifique, du plagiat à la fraude, et de donner des pistes sérieuses pour éviter les problèmes de manquement à l’intégrité scientifique.

Après ça, si on arrive encore à plagier, cela relève du domaine de la fraude et de la mauvaise intention, et peut être pénalement poursuivi…

=> Sur le MOOC, il y a tout un tas de références et de renvois à des sources, guides, chartes, etc.

 

Pour en finir avec cette idée de « poumon vert »

© Radio-Canada.ca

Les urbanistes et les géographes ont apprivoisé depuis des décennies une idée qui est née de leur imaginaire. Cette idée que les espaces verts seraient les « poumons verts » de la ville. Aux débuts des années 1960, Jane Jacobs, dans son célèbre livre Déclin et survie des grandes villes américaines, en parle en ses termes :

« Si l’on veut vraiment comprendre la façon dont les villes et leurs espaces verts s’influencent réciproquement, c’est cesser une fois pour toutes de confondre le rêve et la réalité comme le font les urbanistes. Ceux-ci cultivent en effet une idée absurde venue tout droit de la science-fiction, qui consiste à affirmer que les espaces verts sont « les poumons de la cité ». Or, il faut plus d’un hectare de bois pour absorber l’anhydride carbonique dégagé par la respiration, la cuisine et le chauffage d’un foyer composé de quatre personnes. En réalité, ce sont les grandes masses d’air qui circulent au-dessus de nos têtes qui sauvent les cités de la suffocation, pas les espaces verts. »

Ces lignes écrites en 1961 (2012 pour la version française aux éditions Parenthèse), sont édifiantes. Comment de nos jours, un chercheur peut-il encore convenir d’utiliser cette expression ronflante de marketing urbain et de greenwashing dans un journal de vulgarisation ?

Pour preuve, ce numéro d’été de Toulouse Métropole, dans lequel Alice Rouyer cautionne l’idée de transformer l’île du Ramier en « nouveau poumon vert » (TM, n°19, été 2022). Plus précisément, ce n’est pas elle qui affirme cela, c’est suggéré par la question du journaliste. Mais alors, pourquoi ne pas rebondir sur une affirmation fausse ? Pourquoi ne pas commencer par écarter les prénotions ?

Le projet Live Green Heart, dans lequel la chercheuse est impliquée parle d’ailleurs de « Cœur vert » et non de « poumon vert ». En anatomie, cette précision a un sens. Ne s’agit-il pas simplement d’une propagande ? Prenons deux exemples qui nous questionnent sur la réelle volonté de la Métropole.

« Le Sud-Ouest de la France, nous dit-elle, est notamment vulnérable aux vagues de chaleur et aux sécheresses et le climat urbain aggrave ces conditions. » C’est peut-être pour cette raison que la réponse de la ville a été de densifier le quartier d’Empalot ?

«  L’une des solutions pour combattre ce phénomène, dit-elle encore, est de faire revenir la nature en ville. » C’est sans doute pour cette raison que la réponse de la ville sur le quartier de Niel a été de bétonner la nouvelle place ?

Lorsque l’on compare le discours, qui peut être scienfiquement valide et valable, aux réalités de terrain, nous ne pouvons que déplorer l’absence de cohésion entre ce que préconisent les chercheurs et les enjeux économiques et politiques de la Métropole. Le greenwashing a toute sa place et de longues années devant lui.

Alors s’il vous plait, ne parlez plus de « poumon vert ».

=> Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, (1961), Coll. Eupalinos, Marseille : Parenthèses, 2012

Bilan et lectures de vacances

Carte mentale, DR

Une année qui est passée très vite et qui devrait déboucher sur de nouvelles perspectives. Nous laissons peut-être derrière nous une crise, mais voilà qu’une autre arrive. Elle sera bientôt suivie d’une nouvelle car les crises se succèdent et même se chevauchent désormais.

Carlotta a soutenu son mémoire de Master avec brio, et la Salsa n’a plus de secrets pour nous. Malak va soutenir son mémoire ce mercredi. Il portera sur le rapport homme/animal et spécifiquement sur les personnes à la rue avec leur chien. Nous attendons pour la rentrée plusieurs soutenances (2ème session) sous l’égide d’une équipe renouvelée.

Pour l’année prochaine, nous reprenons le partenariat avec La Halle de la Machine à Montaudran, et une nouvelle convention avec la DRAC devrait nous permettre de réaliser notre semaine intensive dans de bonnes conditions.

Les nouveaux étudiants découvriront une équipe rénovée, plus réduite, qui fait suite à l’infructuosité du recrutement d’un Professeur SHSA (que nous aurions dû accueillir). C’est la cuisine interne et les hasards de la vie quotidienne qui font que parfois les astres ne coïncident pas.

Que peut-on lire cet été ? Dans le champ des sciences sociales, je suis amené à rédiger le compte rendu de l’ouvrage : L’enquête en danger. Vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales (éditions Armand Colin), qui n’est pas un thriller, mais presque. Je plaisante à demi-mots car des chercheurs ont été assassinés dans le cadre de leur recherche… On y voit que certains terrains « très sensibles » sont soumis à la surveillance policière, et qu’il est parfois nécessaire de s’auto-censurer, quand ce ne sont pas nos pairs qui nous censurent.

Toujours chez Armand Colin, je vais lire John Dewey, Démocratie et Education, qui est un recueil de texte de Dewey (prononcez Douwii), grand pédagogue américain du siècle passé qui est resté quelques décennies dans l’ombre et qui nous revient aujourd’hui, aux côtés de Célestin Freinet et de Paulo Freire.

Et puis chez CNRS éditions, Tentsali ou l’ethnologue qui fut transformé en Indien, pour les amoureux de l’ethnologie classique. C’est un recueil de textes rassemblés par Patrick Perez †  et Frédéric Saumade. Patrick Perez se passionnait pour l’ethnologie classique et cet ouvrage lui rend hommage.

Comme je le dis chaque année, tout est intéressant à lire, et l’important c’est de lire et d’emmagasiner des idées nouvelles. Celles-ci viendront un jour ou l’autre à la rencontre d’observations de terrain, constituée en analogie, elles feront mûrir de nouvelles idées et feront progresser la recherche. La recherche est un processus lent et long, et il ne faut pas partir perdant si l’on veut arriver à quelque chose.

=> Philippe Aldrin et alii, L’enquête en danger. Vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales, Paris : Armand Colin, 2022

=> John Dewey, Démocratie et éducation, suivi de Expérience et éducation, Paris : Armand Colin, 2022

=> Franck Hamilton Cushing, Tenatsali ou l’ethnologue qui fut transformé en Indien, Editions de Patrick Perez et Frédéric Saumade, Paris : CNRS Editions, 2022

L’absurdité du monde : quant la ville bouge trop vite

Nouvelle forme de salariat, lorsque la sueur refait surface

 

Voilà ce matin un nouveau billet d’humeur de guillaume Erner, journaliste sur France culture, et docteur en sociologie.

L’humeur du jour de Guillaume Erner du 18 mai 2022 (transition Noël Jouenne)

« Dieu, délivrez-nous de la livraison. Si je dis Gopuff, Getir, Flink, Cajoo, Dija, Gorillas, Yango Deli, Le 7h14 Vite, cherchez l’intru. Alors oui, parmi ces drôles de noms, il n’y a que le 7h14 Vite qui ne soit pas le nom d’un service de livraison rapide. On s’en perd absolument dans ces services qui permettent de se faire livrer en dix quinze minutes des courses par des galériens en vélo. C’est le principal atout de Gopuff, Getir, etc.

Avoir modernisé les galères en demandant aux galériens de pédaler et non plus de ramer en portant un sac isotherme. Pour le reste il s’agit d’une activité complètement absurde comme le disent le journal Le Monde ou bien encore le Wall Street Journal. L’absurdité fondatrice c’est bien entendu qu’on a créé un service dont personne n’avait vraiment besoin : être livré de ses courses en dix quinze minutes, tout le monde en ville a la possibilité d’aller au Shopi du coin et à la campagne, de toute façon, ces services ne fonctionnent pas.

L’apparition de la ville du quart d’heure n’est pas une manière uniquement d’accroître la valeur pour l’actionnaire, c’est aussi et surtout une manière d’augmenter le malheur du monde en mettant la pression sur les livreurs. Mais ce n’est pas tout : aucune de ses sociétés n’est rentable. Non seulement ça ne sert à rien, ça met la pression durement sur les employés, mais ces sociétés ne gagnent pas d’argent. Leur modèle économique fait que Gopuff, Getir, Flink etc. peuvent indéfiniment perdre des millions. Seul le 7h14 Vite peut gagner de l’argent, mais c’est une autre histoire.

C’est toujours la même recette Baptiste : des dépenses marketing infinies, des investissements importants pour créer des entrepôts par exemple, et une demande faible. Au final, ces entreprises de livraison livrent des pertes. Gopuff voulait ainsi lever 1,5 milliard de dollars, finalement elle se contentera d’un pauvre petit milliard. Et en attendant, elle a déjà licencié 450 personnes. Le seul espoir des entreprises n’est pas de vendre des produits, c’est de se vendre les unes aux autres, bref, de se racheter. Seule manière pour elles de pouvoir gagner un jour de l’argent, gagner de l’argent pour les actionnaires bien sûr. Les Shadocks pompaient, ils étaient absurdes, maintenant Gopuff, Getir, Flink, Cajoo et les autres sont toutes aussi absurdes, mais ils pédalent. »

Jouer ensemble à comprendre la société

En décembre 2019, le couple de sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon éditait un serious game sur le thème de la lutte des classes.
De manière ludique, ce jeu de l’Oie permet de comprendre les quatre types de capitaux nécessaires à la vie sociale : capital financier, capital culturel, capital social et capital symbolique.

Ces quatre types de capitaux sont distribués à la naissance de manière unilatérale selon que l’on soit issu d’une lignée riche ou pauvre.  Selon la formule de Monique Pinçon-Charlot, certains naissent aujourd’hui avec une petite cuillère en or dans la bouche, d’autres auront à surmonter des problèmes toute leur vie.  Nous pensons aux différences écrasantes que l’on peut trouver entre les habitants d’un quartier et un autre, par exemple entre les habitants d’une zone soumise à une plan de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine (PSMV) du centre-ville et ceux d’une zone urbaine sensible (ZUS).

Dans ces deux quartiers, l’espérance de vie est en moyenne treize ans plus courte pour un pauvre que pour un riche. Alcool, tabac, métier dangereux, accident du travail, mauvais suivi médical, etc. autant de facteurs réduisant l’espérance de vie d’un chômeur, d’un ouvrier, d’un sans diplôme…

L’argent seul ne suffit pas, mais il est essentiel pour entretenir les relations sociales (Who’s Who), les richesses symboliques (comme avoir une place ou une rue à son nom), les relations de pouvoir (politique, médiatique), et à entretenir son capital culturel (biens divers, patrimoine, œuvres d’art). Sous des aspects un peu sérieux, ce jeu offre la possibilité d’une clairvoyance sur les conditions réelles des rapports de domination dans notre société. On s’y amuse, faute de pouvoir changer le monde.

Nous allons faire l’expérience avec les étudiants pour voir où cela nous mène.

 

=> Monique et Michel Pinçon-Charlot, Kapital. Qui gagnera la guerre des classes ?, La ville Brûle, 2019

L’écriture comme processus de création

Hommage à Marcel Duchamp, Toulouse, © NJ 2018

 

1. Le processus est une histoire longue

Dans son étymologie, le « processus » nous donne « procédure », et aussi « progrès » et « progression ». L’étymologie nous permet de comprendre quelle trajectoire les mots ont parcouru avant d’être employé, mais elle permet aussi de pointer l’origine ou la racine qui est toujours présente. L’anthropologue anglais Tim Ingold utilise beaucoup cette démarche.

Dans le processus, il y a cette idée que l’on part d’un point pour arriver à un autre point, distant, et qu’il faut du temps pour y arriver. La notion de temps est essentielle dans le processus. Non seulement elle est essentielle, mais chacun va la vivre à son propre rythme. Cela renvoie à la notion d’aptitudes qui, selon chacune et chacun sera différente.

Par prolongement, nous avons aussi : « Croissance », « développement », « extension », avec par exemple, le processus de développement d’une plante, d’un arbre. Et entre la graine de haricot et celle de l’érable, ou du chêne, le temps n’est pas le même. Ecrire une note ou un mémoire, ou une thèse n’est pas la même chose en terme de quantité et de durée, mais c’est suivre un même processus.

=> L’observation de la nature est un bon moyen pour comprendre cette notion de temps. On pourra lire avec intérêt le petit livre d’Elisée Reclus, Histoire d’un ruisseau.

Donc, le processus est un « Ensemble de phénomènes se déroulant dans le même ordre », dans le temps et dans un ordre prédéterminé pour reprendre la définition du Petit Robert.

On parle parfois de « processus irréversible », comme la dégénérescence, la maladie, la destruction d’un bien de consommation. Cela conduit à prévoir des étapes, comme dans une chaîne opératoire (fabrication d’un textile ou d’une maison).

Le processus c’est aussi une « Suite ordonnée d’opérations aboutissant à un résultat » qui nous donne procédure. Cette procédure doit suivre une règle établie. La règle est l’établissement d’un ordonnancement des opérations. Mais qui définit cette règle ? Qui ordonne ?

=> Dans l’organisation du processus d’écriture, nous avons donc une règle, un ordre, des étapes, une progression, un point de départ et un point d’arrivée.

2. Il n’y a pas de processus sans objectifs

Vous vous mettez devant une feuille blanche, s’il n’y a aucune raison de le faire, pourquoi le faire ?

La première étape qu’il faut réussir à franchir est qu’il faut définir les objectifs.

Objectifs définis et non définis = quels sont les objectifs ? Pour quel « public » écrire ? Il y a plusieurs raisons à l’écriture :

Ecrire pour soi (tenir un carnet intime ou un journal (diary); écrire pour son entourage (ex-time à travers les « réseaux sociaux »); écrire pour laisser une trace (postérité); écrire pour entretenir le débat intellectuel (mémoire)…

Dans l’idée d’écriture, il y a différentes motivations, différents objectifs « et différentes manières de le faire. Car on n’utilise pas les mêmes mots (stock de mots) selon les objectifs visés. Entre l’écriture d’un poème et l’écriture d’un mémoire, les mots employés ne seront pas les mêmes, car les bits visés ne sont pas les mêmes.

=> L’écriture dépend des mots utilisés. Le stock de mots qui s’acquiert au fur et à mesure.

Par la socialisation, par les apprentissages dès l’enfance, par la volonté de ressembler à un auteur, à un parent, on emmagasine des tas de mots tous les jours, mais on en réutilise certains et pas d’autres. Effet de mode.

Petit travail réflexif

Sur cette feuille blanche, nous avons écrit trois mots qui nous passaient par la tête (écriture spontanée ou automatique). Réfléchissons cinq minutes à ces trois mots. Savoir d’où nous venons pour savoir comment nous écrivons, pourquoi et pour qui ?

Le choix des mots dépend du stock disponible (mots étrangers, mots étranges, mots interdits, vocabulaire technique, scientifique, jargon). Il est facile de se représenter une multitude de boîtes dans lesquelles les mots sont stockés. Certaines boites ne sont ouvertes qu’à de grandes occasions (lettre d’amour, mots affectueux, ou critiques).

Le choix des mots dépend des enjeux, et appelle la censure et/ou l’auto-censure. La censure est le fait du groupe social dans lequel on évolue (amis, école, institution…). L’auto-censure est le fait de soi (croyance, a priori, peur sociale…).

Le vocabulaire s’acquiert avec le temps, par la lecture et le travail, par l’utilisation et les habitudes, Il ne suffit pas de regarder des écrans pour emmagasiner des mots, il faut aussi solliciter tous les canaux (oralité, lecture, faire travailler l’œil et l’oreille).

L’auto-censure ne doit pas se soustraire à la liberté d’expression du chercheur. Dans la préface d’un livre consacré à l’enquête en danger, Ahmet Insel écrit qu’ « il est important de se rappeler des principes fondamentaux de la liberté d’expression et de la liberté de recherche qui constituent un socle indivisible de la démocratie » (Aldrin 2022 : 21). Cela peut signifier que l’auto-censure répond à une forme d’esthétique sociale à l’œuvre.

3. Comment s’y prendre ?

En terme concret, l’écriture commence par se positionner soi-même dnas le texte. Nous pouvons nous effacer des observations et du mémoire, mais la plupart du temps, nous allons nous positionner. L’utilisation du pronom personnel défini et indéfini en est l’outil principal.

JE, pronom personnel défini, moi, centrement sur EGO, engagement, affirmation de soi, socialisation : qui parle ?
« Je suis devant un arbre, j’observe l’oiseau chanter. »

TU, permet de décentrement,
« Tu descends chaque matin dans la cuisine »

IL/ELLE, permet le décentrement : voir Wikipedia, ceux qui écrivent leur page en faisant croire qu’elle a été écrite par un autre. Voir aussi la quatrième de couverture d’un livre qui parle de l’auteur, souvent écrite par l’auteur lui-même.

NOUS, de modestie, de majesté ou de l’ensemble. Peu prêter à confusion.
Roberta Chiroli, doctorante à l’université de Turin a été condamnée à la prison avec sursis pour l’utilisation dans son mémoire du « nous » de modestie qui a été jugé comme un « nous » de participation (Aldrin 2022 : 50).

ON, flou, pronom indéfini, les gens, nous, cas général, « on dit que… » à éviter.

=> Dans tous les cas, il faudra justifier du choix de la personne utilisée.

Enfin, nous abordons la question de la neutralité scientifique ethnographique ou ethnologique. Est-on forcément neutre, et que recouvre cette neutralité épistémologique ?

L’engagement et l’implication que l’on retrouve dans l’utilisation de la personne avec le « je » ou le « nous » est un point essentiel dans la démarche en sciences sociales. Pouvoir se positionner, c’est franchir une étape dans la compréhension politique de l’acte d’écriture. Dans la recherche action, il y a forcément une implication de la part du chercheur, soit par rapport au financer, soit par rapport à la population étudiée (souvent en opposition mais pas systématiquement).

Subjectif => Sujet => Objet => objectif, objectivation (l’objectif à atteindre)

Il faudra faire état du point de vue « éclairé » par l’objectivation, mais aussi faire le point sur la subjectivité du locuteur, par le récit, le factuel, la narration, etc.

=> Créer de la distance épistémologique entre le sujet et le point de vue (l’ethnologue comme sujet).

Voilà quelques conseils utiles pour vous permettre d’aborder le processus d’écriture en pleine conscience.

 

Philippe Aldrin et alii, L’enquête en danger. Vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales, Armand Colin, 2022

Elisée Reclus, Histoire d’un ruisseau, (1869), Actes Sud, 2005

 

L’écriture du mémoire : un exercice de remise en cause de soi

Hommage à la draisienne, Berlin 2017 © NJ

 

Nous sommes depuis quelques semaines entrés dans la phase de l’écriture du mémoire, surtout pour ceux et celles qui veulent soutenir en juin. À l’occasion de la préparation d’une conférence que je donnerai la semaine prochaine à l’école d’architecture de Fès (EMADU), je reviens sur la notion du processus de création en sciences sociales, à partir de mon expérience.

Je reviens sur la pyramide de Benjamin Bloom (1913-1999) et sa taxonomie pour signifier que la création appartient à la dernière pierre dans l’approche pédagogique par compétences. Cette dernière étape signifie que les autres ont été intégrées et font partie de la panoplie des compétences : savoir acquérir des connaissances, savoir les comprendre et en reconnaître la pertinence, savoir les analyser et en faire la synthèse, savoir les évaluer et les critiquer. Il faut maîtriser toutes ces étapes avant de pouvoir créer.

La source de la création vient de l’originalité et du fait d’assembler des idées entre elles. Cela nécessite, de mon point de vue, de libérer du temps pour pouvoir réfléchir. Faire du vélo, aller courir, écouter de la musique, aller au cinéma, sont des moyens de récupérer du temps « libre pour le cerveau » (ce n’est pas tout à faire comme regarder la télévision non-stop). Ce temps est indispensable pour poser les choses, prendre du recul, prendre le temps d’imaginer, de respirer, de créer. La musique est à ce titre un bon moyen de faire naître des images. Et nous savons que les analogies et les métaphores sont de bons connecteurs d’idées.

Je crois qu’il est préférable d’écouter de la musique plutôt que « de la regarder » (clip vidéo) également, car en mobilisant deux canaux cérébraux, on réduit la possibilité de travail du cerveau, notamment sur la production d’images mentales.

Pour certaines et certains, la création ne peut se faire que dans l’urgence, car elle aboutit dans un moment de tension extrême. Ce n’est pas mon cas, j’ai besoin de temps, et pour celles et ceux qui fonctionnent comme moi, ce temps est incompressible.

Voilà pourquoi il est inutile de vouloir le bousculer, et voilà pourquoi il est contre-productif de vouloir sauter une étape et d’être en état de stress.

En ce moment, je travaille à l’écriture d’un texte sur la période post-pandémique dans son rapport à la recherche. J’essaie d’articuler mon propos à partir des notions d’angoisse et de peur en liant le travail de Georges Devereux (1908-1985) et celui de Michel Agier (1953-). Entre ces deux « moments » (à la fois représentés par le temps et la discipline), nous voilà confrontés à des notions que l’anthropologie va devoir forger et interroger pour permettre un positionnement intellectuel. Heureusement, Michel Agier vient de publier un texte sur le Covid-19 et sur la notion de « peur sociale » engendrée et entretenue par le pouvoir politique. Et j’avais du mal avec cette notion de « peur », car ce n’est pas, a priori, un concept de l’anthropologie. La peur est en effet subjective et difficile à appréhender.

Comme dans tout texte, la part créative dépend de toutes les étapes en amont. Acquérir suffisamment de connaissances sur le sujet ou le domaine considéré, savoir en comprendre les enjeux, les notions, savoir repérer les contradictions, savoir en critiquer (positif ou négatif) le contenu, et savoir en évaluer l’importance.

Pour l’étudiante ou l’étudiant qui rédige actuellement son mémoire de Master, c’est la même chose. S’il manque une étape, le mémoire sera bancal. La rédaction d’un plan de mémoire permet de cerner ces étapes et de voir ce qu’il manque…

 

=> Agier Michel (2020), Vivre avec des épouvantails. Le monde, les corps, la peur, Éditions Premier parallèle, 160 p.

=> Devereux Georges (1998), De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, [1967], Paris, Flammarion, 1980, 474 p.

Epistémologie # 7 – Entrer en questionnement

Les étudiants arpentent le territoire © NJ 2017

Questionner la question

Avant d’en arriver à questionner la question, j’aimerai parler d’une notion forgée par Günther Anders, celle de la supraliminarité. « J’appelle « supraliminarité », dit-il, les événements et les actions qui sont trop grands pour être encore conçus par l’homme » (Anders, 2014). Il existe dans notre monde moderne des phénomènes d’excitation si grands qu’ils ne peuvent être perçus ni mémorisés. Anders en parle à propos d’Hiroshima, un événement si grand que les japonais ne pouvaient même pas en parler, parce qu’ils ne pouvaient pas le percevoir. Cela conduit Anders à penser que « quand nous réfléchissons, nous sommes plus petits que nous-mêmes ». Cette réflexion s’applique-t-elle à une notion comme celle de la mondialisation ? Comment peut-être percevoir à l’échelle mondiale, lorsque notre approche du terrain nous fait prendre conscience qu’il est impossible de percevoir une totalité à l’échelle humaine. Dans ce que nous percevons, beaucoup de choses passent inaperçues. Nos questions servent à nous guider dans les choix qui font de nos observations, un choix raisonné.

Savoir de quel point de vue l’on parle (observe, etc.) est une forme préliminaire à la recherche. Le but est de chercher les enjeux liés au terrain qui sont souvent méconnus, opaques, peu lisibles. Inconsciemment, ces enjeux s’imprègnent dans la recherche et vont censurer les questions. Avant toute chose, il est important de poser des questions sans censure, et de questionner ces questions afin de découvrir quelles sont les questions que l’on ne pose pas.

Lorsque vous dites blanc, vous ne dites pas noir, ni rouge, ni vert. Par exemple, à une femme architecte une journaliste lui pose la question de savoir comment elle se débrouille avec ses enfants. Cela renvoie au rapport de genre et à une sociologie des rapports de domination selon une catégorie homme/femme avec homme/travail et femme/enfant. Pour la journaliste, la question des enfants est une évidence, car elle n’objective pas le rapport de domination à l’œuvre, alors qu’aucun journaliste ne pose cette question à un architecte homme.

Le sociologue posera cette question à un architecte homme ou évitera de poser cette question à une femme architecte, ou s’intéressera au journalisme et à la manière dont il opère pour reproduire les rapports de domination…

La recherche bibliographique

Après coup, ce savoir accumulé (expérience) va orienter la recherche bibliographique. Quand un enseignant vous donne une référence, c’est par rapport à un système de valeurs que vous ne maîtrisez pas forcément, mais qui est pourtant présent. L’enseignant fait un choix parmi un ensemble et vous propose une source, mais vous ne savez jamais ce qu’il a mis de côté.

Dans un premier temps vous allez chercher par vous-même des ouvrages ou des articles se rapportant à votre sujet d’étude en élargissant au maximum les pistes. C’est un survol des textes qui vous dira si vous devez les garder ou bien les supprimer de votre bibliographie. Vous allez peu à peu construire un objet d’étude.

La recherche bibliographique est un moment important et long. Pour les revues, il faut parfois dépouiller chaque numéro lorsque l’on cherche une source sans savoir où là trouver. Le recours aux moteurs de recherche permet aujourd’hui de gagner du temps et de fouiller pour vous. 

Les références bibliographiques sont notées suivant une convention qui peut parfois être modifiée. L’intérêt est de pouvoir retrouver facilement l’ouvrage d’une citation.

Ouvrage :

NOM , Prénom, Titre de l’ouvrage. Sous-titre de l’ouvrage, Villes d’édition : Éditeur, Année d’édition

Article :

NOM, Prénom, « Titre de l’article », Titre de la revue, numéro de la revue, pages de l’article

Les bases de données facilitent la recherche bibliographique :

En plus de la base de la bibliothèque de l’école, il faut chercher vos références sur des bases spécialisées :

ARCHIRES, URBAMET,

ABES-SUDOC, GALLICA, ISIDORE, JSTOR

Il existe des bibliothèques en ligne, notamment aux États-Unis. Les plus intéressantes restent soumises à un abonnement et sont payantes. Le catalogue de l’INIST, par exemple, permet de récupérer chez soi un article scientifique numérisé. Moyennant quelques euros, vous pouvez acheter des articles en ligne sur CAIRN,  PERSEE ou JSTOR. Les centres de ressources du monde de la recherche offrent des outils spécifiques qu’il ne faut pas négliger, comme ACADEMIA. Et puis citons également BEROSE, l’encyclopédie en ligne sur l’histoire de l’anthropologie. 

 

Repères bibliographiques

AGIER, Michel. La sagesse de l’ethnologue, Paris : Éditions Jean-Claude Behar, 2006

AGIER, Michel. Anthropologie de la ville, Paris : PUF, 2015

ANDERS Günther. Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse, Bordeaux : Allia, 2014

CHARMES, Éric. La rue, village ou décor ? : Parcours dans deux rues de Belleville, Paris : Créaphis, 2006

CRESSWELL, Robert. Eléments d’ethnologie, 2 tomes, Paris : Armand Colin, 1975

DEVEREUX, Georges. De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris : Aubier-Montaigne, 1998

DURKHEIM, Emile. Les règles de la méthode sociologique, (1901), Champ, 2010

GABORIAU, Patrick. Le chercheur et le politique. L’ombre des nouveaux inquisiteurs, Paris : Aux Lieux d’être, 2008

GOFFMAN, Erving. Les cadres de l’expérience, Paris : Éditions de Minuit, 1991

GUIGO, Denis. « Les termes d’adresse dans un bureau parisien », L’Homme, 21 (3), pp. 41-59
[http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1991_num_31_119_369402]

LATOUR, Bruno. Le métier de chercheur, regard d’un anthropologue, INRA, 1995

JOUENNE, Noël. Dans l’ombre du Corbusier. : Ethnologie d’un habitat collectif ordinaire, Paris : L’Harmattan, 2007

LEVI-STRAUSS, Claude. Tristes tropiques, Paris : Plon, 2001

MAUSS, Marcel. Les règles de la méthode sociologique (1895), Paris : PUF, 2007

OGIEN, Albert. Les règles de la pratique sociologique, Paris : PUF, 2007

OLIVIER DE SARDAN, Jean-Pierre. « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », Enquête, Anthropologie, Histoire, Sociologie, 1, Les terrains de l’enquête, pp. 71-112, 1995 [http://enquete.revues.org/document263.html]

PIASERE, Leonardo. L’ethnographe imparfait, cahier de l’Homme, n°40, EHESS, 2010

TEISSONNIÈRE, Gilles et Daniel TERROLLE, À la croisée des chemins. Contributions et réflexions épistémologiques en anthropologie urbaine, Paris : Editions du Croquant, 2012

WARNIER, Jean-Pierre. Construire la culture matérielle, l’homme qui pensait avec ses doigts, Paris : PUF, 1999

WILLIAMS, Patrick. Nous on n’en parle pas. Les vivants et les morts chez les manouches, Paris : MSH, 1993

Epistémologie #6 – Les sources du questionnement

Jour de pluie – © NJ 2019

 

Les sources du questionnement

Dans la recherche en SHSA les sources du questionnement peuvent s’ouvrir sur toutes les disciplines du champ, y compris l’architecture. Les Sciences de l’Homme et de la Société pour l’Architecture (SHSA) regroupent les sciences humaines et sociales (sociologie, ethnologie, anthropologie, philosophie, géographie, démographie, les sciences politiques, l’archéologie, la linguistique, la communication, les sciences de la religion), ainsi que les sciences économiques et juridiques (économie, théorie du droit).

L’étudiant peut donc puiser à satiété dans cet ensemble hétérogène en y ajoutant, bien entendu, l’architecture (monographie d’architecte, histoire de l’art, histoire de l’architecture, histoire critique de la pensée architecturale, etc.).

Les sources du questionnement portent sur un regard épistémologique indispensable. C’est là le point de référence commun entre toutes ces disciplines qui fondent la valeur scientifique du champ. Le questionnement sur la connaissance et sur les sources de la connaissance est fondamental et devra être présent tout au long de la recherche. Qui écrit cela ? Qui dit cela ? Dans quel contexte ? De quel point de vue ? Dans quelle optique ? Quels sont les rapports de pouvoir de celui qui parle, sa position sociale, son statut, etc. ? Toutes ces questions fondent le degré de la parole (ou de l’écrit) qu’il faudra mettre en correspondance.

Pourquoi vouloir attribuer une hiérarchie dans la parole entre un directeur d’office HLM, un élu et un habitant ? Pourquoi vouloir hiérarchiser la parole entre un médecin et un ouvrier ? La hiérarchisation est une construction sociale, un système de valeurs mis en place pour donner de l’importance à certains acteurs et mois à d’autres. C’est arbitraire. Dans la démarche ethnologique, toutes ces personnes parlent sur un même niveau d’égalité, et la différence sociale doit être prise en compte. Qui parle ? D’où vient sont point de vue ? Pourquoi a-t-il ou elle intérêt à tenir cette posture ? Le travail de réflexion consiste justement à repérer les écarts ou les degrés hiérarchiques qui renvoient à une certaine construction du monde, à certains cadres de pensée. Par exemple, Denis Guigo (1954-1993) a montré comment les termes d’adresse dans une grande entreprise permettaient de mesurer le rapport hiérarchique (voir son article).

Par exemple, on peut obtenir plusieurs versions d’un même événement selon l’acteur social en présence. Voici un exemple vécu. Dans les faits, une « bande de jeunes » détériore une entrée d’immeuble. Chacun me donne sa version :

Le directeur d’un office HLM me dit : « Il n’y a pas de problème dans ce quartier, sinon avec un groupe de jeunes ».
Le gardien de l’immeuble me dit : « On a eu des problèmes, mais cela s’est calmé, il s’agissait d’une bande de jeunes qui squattaient l’immeuble, la plupart n’habitent pas ici ».

Une mère de famille qui réside dans l’immeuble me dit : « Mon fils n’a rien à voir avec cette bande, ils viennent tous d’un autre quartier, c’est à cause de la famille untel… »

L’élu du quartier me dit : « Les jeunes n’étaient pas du quartier, ils venaient de la ville d’à côté… »

Les différents points de vue se rapportent au même fait social, mais ne sont pas vus du même espace social, de la même position dans l’espace social, de la même distance sociale. Dans l’analyse que l’on fait, on interroge cet endroit en même temps que le discours qui est produit. Qui a intérêt à minimiser les choses ? En fait, chacun a intérêt à minimiser les choses, mais en fonction de ses intérêts propres ou des intérêts de la collectivité. Le travail ethnographique consiste à croiser ces différents regards et à exprimer une version objective des faits relatés.

La position sociale s’inscrit dans un rapport de lutte sociale pour la légitimation de l’écrit ou de la parole. C’est ainsi que le maire a une parole plus importante en termes d’audition, d’écoute, que l’habitant, et que l’architecte ou le spécialiste a une parole différente. Cela est construit socialement. Cette parole s’écoute, s’enregistre ou se lit.

Le chercheur ne peut donc pas se contenter de collecter une seule parole, ni un ensemble de paroles provenant d’un même espace social. Il doit multiplier sa collecte et croiser ses données.

De même, dans un ouvrage (ou un article), l’auteur est plus ou moins « important » selon qu’il est connu, renommé, qu’il est édité ici ou ailleurs. Le prestige d’une maison d’édition parisienne est perçu comme un sauf-conduit qui rayonne sur l’auteur et en fait une personne importante. Il existe une hiérarchie sociale qui oriente le jugement que l’on porte sur tel ou tel objet (personne, idée ou chose). Le savoir c’est déjà prendre du recul par rapport à ce qu’on entend et à ce qu’on lit.

Personnellement, je privilégie les petits éditeurs aux grands groupes, qui sont ce que sont les galeries d’art par rapport aux musées nationaux. Les petites galeries préfigurent l’art officiel des musées. Elles prennent un double risque : provoquer en exposant des idées nouvelles, et s’exposer à un faible public parce que les artistes sont peu connus. De la même manière, je pense que les idées nouvelles sont véhiculées par les petits éditeurs.

C’est de cette manière que va se construire une forme intelligente de savoir, vers un savoir objectivé, c’est-à-dire débarrassé de la subjectivité qui l’entoure. Le sociologue Émile Durkheim en fait la condition nécessaire à la base de toute recherche (voir précédemment). Mettre à plat ses a priori, ses jugements de valeur et ses croyances renvoie aux règles de la méthode sociologique.

Certains architectes, pour ne pas dire la plupart, sont dénués d’objectivité. Ils cultivent une forme de subjectivité qu’ils nomment « doctrine ». En soi ce n’est pas un problème lorsque la doctrine est explicitement déclarée. Alors que l’architecte n’a pas besoin d’objectivité, le chercheur doit au contraire tendre vers l’objectivité. Doctrine, dit le dictionnaire c’est un « ensemble de notions qu’on affirme être vraies ». En sociologie ou en anthropologie, on parlera de « courants de pensée » ou d’école de pensée. Mais le flou qui anime les SHSA pose bien des problèmes. La sociologie évolue dans le temps et dans l’espace : L’école de Francfort, l’école de Chicago,  la sociologie de Palo-Alto, la sociologie quantitative, la sociologie des pratiques, la sociologie réflexive, etc. L’anthropologie culturelle, l’anthropologie marxiste, l’anthropologie fonctionnelle, l’anthropologie structuraliste, l’anthropologie réflexive… Tous ces courants de pensée pensent la société et l’homme en fonction de systèmes de valeurs (cadres de pensée). Les différents courants de pensée sont souvent associés à un nom : Bourdieu, Durkheim, Mauss, Lévi-Strauss, Malinowski, Weber…

En architecture c’est la même chose : école de Chicago (Wright), modernisme/classicisme, modernisme dogmatique, modernisme expressif, modernisme réflexif, déconstructivisme (Hadid, Gerhy, Libeskind, Tschumi…), post…

Lorsque l’étudiant écrit son mémoire, il doit, pour les concepts utilisés, dire d’où il écrit.

Epistémologie #5 : Du sujet à l’objet de recherche

Affiche « Attractions » La Halle de la Machine, 2019

 

Du sujet à l’objet de recherche

=> Sur un territoire défini ensemble chaque étudiant va développer une problématique à partir d’un questionnement qu’il va explorer et approfondir.

Le questionnement est un ensemble de questions se rapportant à un sujet que l’on va traiter dans le mémoire. Par exemple, « les gens vivent-ils heureux dans ce quartier ? » pose la question de savoir qui sont « les gens », quelles sont les limites du « quartier » et comment se définit la notion du « bonheur »? La question du bonheur ne peut être traitée par la sociologie, mais celle du confort, de la qualité de vie, du vivre-ensemble et du sentiment de bonheur peuvent faire l’objet d’une mesure (au sens statistique) ou bien qualitative, grâce à la construction d’outils d’observation et d’entretiens.

En observation participante, la mesure du degré de bonheur peut s’éprouver en participant aux activités et aux pratiques des informateurs. Si l’ethnographe entre suffisamment en résonance avec son terrain, il va pouvoir apprécier l’activité et en déduire des qualités. Cette mise en résonance peut être préparée grâce à la lecture d’articles et d’ouvrages sur le sujet afin d’essayer de mieux comprendre la manière de vivre des gens que l’on va côtoyer.

La mise à plat des questions renvoie donc à la recherche d’une bibliographie permettant de développer l’analyse que l’on pourra faire une fois la collecte de données réalisée (et en cours de collecte). Il faut affiner son questionnement pour chercher des pistes de lecture en partant de mots-clés :

Gens : population, riches, petit bourgeois, pauvres, habitants, riverains, citoyens, etc.

Quartier : lotissement, territoire, espace social, espace urbain, etc.

Bonheur : vivre ensemble, résidentialisation, gentrification, entre-soi, individualisme, etc.

Le travail sur les mots-clés est difficile parce que chaque mot possède un signifié et un signifiant. Par exemple, boire un verre ne signifie pas absorber le verre lui-même, mais son contenu. Le contenu est le signifié alors que le contenant est le signifiant. De même que dans l’expression « l’omelette du 3 est partie sans payer » signifie que le client qui avait commandé une omelette est parti sans payer. Le signifiant « omelette » se transforme en signifié « client ». Le travail sur le véritable sens du mot dirige la pensée vers une meilleure compréhension de son sujet.

L’idéal est de trouver des ouvrages qui recoupent l’ensemble de ces notions. Mais parfois, il n’y aura qu’un seul ouvrage ou article par notion (thème). Mais l’approfondissement de chaque notion vous permettra d’approfondir votre analyse. D’autre part, il ne faut pas forcément chercher l’ouvrage – puisque c’est vous qui allez le rédiger –, mais le cheminement intellectuel qui va vous conduire à poser les « bonnes questions » et surtout à y répondre. Par exemple, dans une enquête sur les populations pauvres il peut être intéressant de lire des ouvrages sur les populations riches, de manière à pouvoir comparer par contraste des situations et des pratiques dans une société donnée.

Toute la difficulté est de trouver de bonnes questions. D’autant plus que la méthode en école d’architecture évolue entre les méthodes sociologiques et les méthodes ethnologiques. En sociologie, nous partirons d’un questionnement, d’une hypothèse, puis construirons les outils nécessaires à sa validation. En ethnologie, nous partirons d’une enquête de terrain (pré-enquête de terrain) ethnographique qui conduira à l’élaboration d’un questionnement (ethnologique) qui sera ensuite validé grâce à la mise en place d’un outillage spécifique. En ethnologie, il y a une étape supplémentaire qui consiste à « prendre la température » d’un territoire, d’une population, afin de cerner la meilleure approche possible.

L’outillage ethnologique s’apparente à ce que Claude Lévi-Strauss appelle « du bricolage ». Peut-on effectuer une enquête statistique ? Marcel Mauss s’en sert à propos des Eskimos lors de son étude sur les variations saisonnières. Les statistiques ne sont pas des outils propres aux démographes ou aux sociologues. Mais il faut savoir s’en servir à bon escient et surtout ne pas s’appuyer sur eux et eux seuls. [Exemple du grand H et de l’analyse factorielle des correspondances, voir Jouenne 2007].

L’observation participante reste l’outil privilégier que seuls les ethnologues utilisent dans la mesure où ils font du terrain. Lorsque les sociologues s’en emparent, cela devient un mixe entre ambiance, subjectivité et ethnographie, comme a pu le faire Éric Charmes à propos de son travail sur la rue. Cela a davantage à voir avec la méthode intuitive de l’artiste qui est une forme complexe non justifiée d’un point de vue épistémologique.

Les questions surgissent au hasard des connexions logiques que vous pouvez faire tout au long de la journée. Il est évident que plus vous serez concentrés sur votre terrain, plus émergera de questions et parfois l’étincelle d’une hypothèse. Mais il faut aussi savoir prendre de la distance. [Exemple espace public du terrain de boules et séparation sociale, voir Jouenne 2007]

Peu à peu, le sujet de l’enquête va prendre consistance et se transformer en objet d’enquête. Pour être objet il doit s’appuyer sur des concepts ou des idées : par exemple, vouloir étudier les gens dans un quartier est un sujet, mais vouloir étudier le vivre ensemble des habitants d’un quartier est un objet.

Pour reprendre le travail de Jean-Pierre Warnier sur la matérialité de la culture, et du point de vue de l’anthropologue, l’objet renvoie à trois choses : un objet physique comme une table ou un immeuble, une personne et, une idée. Ces trois catégories sont socialement produites, ont une valeur et une « existence ». Par exemple, un substantif peut donner lieu à des compensations économiques : je pense aux marques et aux expressions enregistrées (titre d’ouvrages, de films, etc.).

=> Warnier Jean-Pierre, Construire la culture matérielle. L’homme qui pensait avec ses doigts, Paris: PUF, 1999

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