Epistémologie #4 : La recherche empirique de la preuve et l’expérimentation par l’expérience

MCK, Berlin 2017

Quatrième volet autour des méthodes et de l’épistémologie en sciences sociales.

 

La recherche empirique de la preuve et l’expérimentation par l’expérience

L’anthropologue italien Léonardo Piasere explique qu’en sciences sociales comme dans beaucoup d’autres sciences, la recherche de la preuve passe par l’expérimentation. Il écrit « l’expérimentation comme instrument de connaissance de la réalité ».

Cette méthode a abouti à un consensus autour de la question de savoir si l’observateur n’induisait pas ou ne modifiait pas, par son existence même, une modification du phénomène observé ? Cela renvoie au principe d’indétermination d’Heisenberg : « l’observation expérimentale modifie les phénomènes observés ». Par conséquent, que ce soit en sciences physiques ou en sciences humaines, il faut tenir compte de sa présence en tant qu’observateur. C’est-à-dire, avoir conscience des limites de la méthode.
Le chercheur n’est pas transparent sur son terrain, et ses questionnements finissent par faire question auprès de ses informateurs, comme les cercles d’ondes que l’on peut voir en jetant une pierre dans l’eau. La dispersion des idées, bonnes comme mauvaises, ne peut être maîtrisée.

Pour l’ethnologue, le terrain est au centre de sa démarche et de l’enquête. C’est un véritable laboratoire comme a pu l’écrire Robert Cresswell. Le terrain permet de collecter des informations de première main, il s’oppose aux chercheurs de cabinets qui eux, travaillent à partir de sources écrites par d’autres (seconde main). Marcel Mauss en est un représentant (Voir Gaboriau).
Le problème n’est pas de valoriser ou de minorer telle ou telle méthode, mais d’expliquer en quoi l’ethnographie permet un degré qualitatif qui n’existe pas ailleurs.

Ce rapport au terrain est un rapport de proximité, c’est-à-dire d’une confrontation entre les schèmes de représentation personnels et ceux des autres. Ou bien encore d’une mise en confrontation des cadres de pensée (Goffman). Dans la plupart des cas, et même chez les chercheurs expérimentés, cette confrontation provoque de l’angoisse (Devereux) parce qu’il se produit une distorsion entre ses propres cadres de pensées et ceux des personnes observées. Léonardo Piasere appelle cela la « courbure de l’expérience ».

Il utilise la métaphore de l’attraction des corps d’Enstein pour arriver à la proposition suivante : « l’ethnographe « courbe » son propre espace-temps afin de parvenir à co- construire des expériences avec les personnes qui ne font pas partie de son quotidien ».

L’observation ethnographique est au centre de la méthode. Par observation, il faut entendre une large gamme de possibilités entre ce que Piasere nomme «mords-et-tire- toi » à raison d’une heure ou deux de terrain par semaine et l’immersion totale sur plusieurs mois. Entre les deux, l’observation flottante de Devereux, l’imprégnation d’Olivier de Sardan, se construit sur la base de l’observation participante classique avec un souci supplémentaire d’imprégnation, de rapprochement, d’empathie ou de résonance. Ces termes ne sont pas tout à fait des synonymes, et ils proviennent d’auteurs différents. Mais ils ont en commun le fait de vouloir co-construire une relation qui permette d’approcher de plus près la réalité des personnes observées.

L’empathie n’est pas la sympathie. Cette méthode consiste à établir une forme de résonance qui permet « d’apprendre beaucoup « en n’utilisant qu’une parole rudimentaire, mais associée aux cinq sens » nous dit l’anthropologue norvégienne Unni Wikan. « La résonance est l’expression d’une solidarité humaine anti-utilitariste » reprend Piasere (Référence au M.A.U.S.S. ?). Elle consiste à percevoir un « vivre-avec » qui va s’imprégner dans le corps de l’ethnographe comme le ferait une éponge.

Alors qu’à travers l’observation participante, l’ethnographe va noter, décrire, enregistrer le monde qui l’entoure, l’imprégnation va agir de manière inconsciente et simultanément, et se répandre avec le temps. Cela conduit à des expériences rétrospectives, car il n’est pas possible de noter toutes ces informations. Non seulement on ne peut pas les noter, mais on ne les perçoit pas consciemment. Par contre, elles sont ancrées en nous. Quand vous commencerez à rire à des blagues proférées par vos informateurs, c’est qu’il se sera produit cette incorporation de schèmes. Cette co- expérience prolongée, cette expérience vécue, cette imprégnation malgré nous, renvoie à ce que Léonardo Piasere appelle la « perduction ».

La métaphore employée en ethnologie est l’immersion sur le terrain. Il faut garder la tête hors de l’eau afin de ne pas se noyer par les informations et l’arrivée trop brutale de cadres de pensées trop éloignés des vôtres. Pour cela, une réflexion en amont sur le questionnement à produire (permet) une préparation et un accompagnement sur le terrain.

 

=> DEVEREUX, Georges. De l’angoisse a? la me?thode dans les sciences du comportement,Paris : Aubier-Montaigne, 1998

=> GABORIAU, Patrick. Le chercheur et le politique. L’ombre des nouveaux inquisiteurs, Paris : Aux Lieux d’e?tre, 2008

=> GOFFMAN, Erving. Les cadres de l’expe?rience, Paris : E?ditions de Minuit, 1991

=> OLIVIER DE SARDAN, Jean-Pierre. « La politique du terrain. Sur la production des donne?es en anthropologie », Enque?te, Anthropologie, Histoire, Sociologie, 1, Les terrains de l’enque?te, pp. 71-112, 1995 [http://enquete.revues.org/document263.html]

=> PIASERE, Leonardo. L’ethnographe imparfait, cahier de l’Homme, n°40, EHESS, 2010

Epistémologie #3 :

Simon Imeneuraet  lors d’un atelier de médiation architectural pour son PFE, 2020

Comme c’est déjà le printemps, voici la suite…

 

Une histoire de démarche

« La sociologie générale n’est rien d’autre que cette démarche, indispensable à toute science, qui consiste à réfléchir aux conditions de la production de son savoir, à étalonner la validité de ses critères de jugement et de ses outils de découverte sur ceux de l’activité scientifique des autres disciplines, à clarifier les notions qui en organisent les analyses et leur donnent leur valeur heuristique, à penser le rapport établi entre le cadre théorique adopté et le type de recherche empirique engagée, à évaluer la pertinence des explications ou des descriptions qui ordonnent les données recueillies ou construites » ( p. 6), écrit Albert Ogien.

Réfléchir aux conditions de la production de son savoir : c’est ce que nous allons voir par la suite.

Etalonner la validité de ses critères de jugement : en commençant par énoncer les jugements de valeur, les prénotions comme dit Durkheim dans les règles de la méthode sociologique (voir #1), en faisant le point sur ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, ce que l’on croit savoir sur un domaine donné. C’est beaucoup plus simple dans le cas d’une recherche exotique, car ce que l’on croit savoir est généralement faux. Comment s’organise le système religieux, politique, économique d’une région que vous ne connaissez pas ? Quelle en est l’histoire ? Quels sont les codes de civilité, etc. ? Dans le cas d’une « recherche endotique » la question des aprioris relève d’un travail réflexif, on parle aussi d’une rétroaction. Il est important de se questionner sur le point de vue adopté, et de réfléchir sur les conditions d’adoption de ce point de vue.

Outils de découverte : les méthodes de l’ethnologie classique posent l’observation et l’entretien comme les principaux outils utilisés en dans une enquête de type empirique. Les statistiques sont un outil précieux dans le cas de l’étude d’un grand groupe (immeuble collectif par exemple), mais ne sont pas utilisables à moins d’une formation ad hoc. Par outil statistique j’entends les analyses factorielles de correspondance (AFC), la construction des indicateurs synthèses, élaborés au moyen d’outils informatiques spécifiques (Modalisa, Ethnos, Lynx). La cartographie, le plan, la représentation graphique accompagnent cet outillage.

Clarifier les notions : indispensable à toute discipline de savoir de quoi on parle. Les notions les plus communes sont parfois les plus ambigües. Par exemple, l’oxymoron «développement durable» doit être explicitée, en regard des textes de lois, « un développement qui répond au besoin du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » nous dit le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie. Cette phrase résume les questions suivantes :
Comment concilier progrès économique et social sans mettre en péril l’équilibre naturel de la planète ?

Comment répartir les richesses entre les pays riches et ceux moins développés ?

Comment donner un minimum de richesses à ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants encore démunies à l’heure où la planète semble déjà asphyxiée par le prélèvement effréné de ses ressources naturelles ?

Et surtout, comment faire en sorte de léguer une terre en bonne santé à nos enfants ?

Cadre théorique adopté : à partir de quel cadre théorique produit-on son analyse ? Il est indispensable de savoir quels sont les auteurs convoqués et que représentent ses auteurs dans le champ de la discipline. Cela revient à dire à qui on emprunte les idées.

Enfin, l’évaluation de la recherche se fait d’abord pour celui qui produit la recherche, avant d’être évalué par les évaluateurs légitimes, jury, commission, comité de rédaction, conseil national des universités, conseil scientifique qui sont autant de cercles de pouvoir autorisés. Ces sphères consolident la légitimité. Mais là, nous abordons la phase finale, c’est-à-dire la valorisation de la recherche qui passe par la rédaction, le mémoire, et sa diffusion. Bruno Latour aborde ces questions.

=> LATOUR, Bruno (1995), Le métier de chercheur, regard d’un anthropologue, INRA.

=> OGIEN,Albert (2007), Les règles de la pratique sociologique, Paris  PUF.

Epistémologie #2 : Du questionnement initial à la question questionnante

Morceau du mur de Berlin, 2017

Nous entamons le deuxième volet d’une révision générale sur l’art et la manière de mener une recherche. Après avoir fait la chasse aux prénotions, nous voilà dans le questionnement.

 

Du questionnement initial à la question questionnante

Tout chercheur doit d’abord se questionner sur l’origine et le sens de sa recherche. Quoi chercher, pourquoi chercher, pour qui ? Avant de se questionner sur le comment. Pourquoi chercher ? Cela part d’un questionnement pour lequel il n’y a pas de réponse immédiate ni évidente. Ou alors on n’a qu’une réponse partielle, ou qu’une série de réponses sans lien.

On peut considérer l’univers d’une recherche comme un grand espace que le chercheur aurait à observer, soit dans son ensemble, soit en des points particuliers. À l’échelle du chercheur (échelle humaine), l’ensemble n’est pas préhensile (l’image revient à dire que lorsque l’on est au milieu d’un champ, on ne peut regarder tout le champ d’un seul tenant. Un autre observateur placé sur un des coins verra celui qui est au milieu, mais ne verra pas forcément ce qu’il voit). Il faut une certaine distance pour pouvoir voir l’ensemble et en tirer quelque chose : prendre du recul. Que va-t-il pouvoir en dire ? Je mets de côté le « pour qui va-t-il écrire ? », mais en fait, il faut y penser dès à présent, et ne pas se réfugier derrière le mémoire scolaire.

Le chercheur peut travailler sur un endroit, une rue, une allée, une cage d’escalier. Dans ce cas, il va pouvoir observer, mesurer, identifier, établir une liste de ce qu’il voit. La série de boîte aux lettres donne des indications à partir des patronymes, sur l’origine culturelle et sociale des habitants. Lorsque l’on multiplie ces données à un immeuble collectif, on obtient une lecture sociale et culturelle à l’échelle de l’immeuble. En élargissant au quartier, on peut commencer à découper les espaces en micro-espaces suivant les indicateurs que l’on a mis en place. À partir de tout cela, il va établir des principes, édicter des faits, proposer des hypothèses. Bien entendu, le chercheur doit se mettre en condition de recherche, c’est-à-dire qu’il doit évacuer tous ces a priori et considérer son sujet comme s’il n’en connaissait rien (dans un premier temps). Vous arrivez dans un quartier pour la première fois. Pour cela, vous allez construire votre objet de recherche au moyen d’outils conceptuels, comme les « agents sociaux » pour parler des gens. Attention à l’utilisation de la notion « d’acteur » qui peut renvoyer à une institution. Il faut savoir qui l’on met derrière ce mot-valise.

Si son travail dure un certain temps, il va commencer à apercevoir que des pratiques se répètent suivant des règles sociales, en comprendre les circulations, suivre les agents sociaux et les questionner. Sur un temps assez long, il va recroiser certains agents sociaux et en déduire une fréquence. Il va pouvoir trouver des logiques, des stratégies, des évitements. Il se documentera et ajoutera une connaissance historique du lieu. Il en tirera plus d’informations et ses hypothèses iront plus loin. La durée d’une recherche est par conséquent un élément important qui joue pour la qualité, mais aussi pour la quantité d’information, de connaissances accumulées.

Il pourra aussi utiliser d’autres moyens de collecte, changer d’angle d’observation et voir du dessus ce qui se passe, faire des croisements. Il pourra poursuivre en aller-autour, et ajouter une connaissance géographique du lieu. Dans le même temps, il se sera rapproché des études similaires et aura lu les récits des chercheurs qui ont travaillé sur des domaines similaires. Ses hypothèses seront nouvelles ou bien confirmeront le déjà écrit. Il va croiser ses hypothèses à celles d’autres chercheurs en allant dans des colloques ou en lisant des articles.

D’un autre côté, comme il ne vient pas d’une autre planète, il va pouvoir utiliser son expérience personnelle, son savoir-faire acquis en fréquentant son quartier. Il a déjà une idée de ce qu’on y trouve – ou n’y trouve pas – et pourrait décrire son fonctionnement, les habitudes de certains agents, même sans en avoir une connaissance précise. Il sait à peu près comment le quartier est organisé, et comment y vivent les habitants. Cette dimension incorporée de la connaissance nous sert à appréhender de nouveaux modèles, c’est une base qu’il faut aussi questionner sur ce que l’on croit savoir. En amont, il faut cerner les a priori, ou les jugements de valeurs, ou les prénotions. En amont, il faut questionner ce que l’on sait déjà et ce que l’on a acquis. La recherche est plutôt du côté du doute que de la certitude, car douter c’est remettre en cause ses acquis au profit d’une nouvelle analyse ou de nouvelles perspectives.

La même démarche est à l’œuvre lorsque l’on étudie un grand ensemble, une cité, un morceau de ville, une ville, un quartier ou une place. Par où commencer ? Quoi observer ? Doit-on se contenter de collecter les informations sur un seul élément, ou bien essaie-t-on de prendre en compte l’ensemble ? Et où sont les limites de cet ensemble ? Le quartier, le territoire, la rue, l’entrée de l’immeuble ? Qui sont les voisins ? Où commence le quartier ? Quel état des lieux puis-je faire sur ce que je sais ? Comment savoir ce que je ne sais pas ? Il faut repousser sans cesses les limites du savoir. Et prendre conscience que l’on ne sait pas est déjà un pas vers la connaissance. Penser que ce que l’on sait, on le sait parce que ceux qui ont dispensé ce savoir on eu intérêt à le dispenser. Cela renvoie à la question des enjeux que nous verrons plus tard…

Epistémologie #1 Emile Durkheim et la sociologie scientifique

Franck Zappa au début des années 1960 s’entraine au vélo

 

#1 Emile Durkheim et la sociologie scientifique

Emile Durkheim (1858-1917), considéré comme le père de la sociologie en France. Issu d’une famille juive, d’un père rabbin, il sera formé à la philosophie et obtiendra une agrégation (longue tradition en sciences sociales) à 34 ans. Il enseigne en lycée et soutient sa thèse en 1893 qui porte sur la division sociale du travail. Agnostique, il considère le fait religieux comme une construction sociale.

L’ouvrage le plus lu reste Les règles de la méthode sociologique, rédigé à 44 ans. Cet ouvrage fonde d’un point de vu scientifique la méthode sociologique en mettant l’accent sur la chasse aux prénotions.
« Les hommes n’ont pas attendu l’avènement de la science sociale pour se faire des idées sur le droit, la morale, la famille, l’État, la société même ; car ils ne pouvaient s’en passer pour vivre. Or, c’est surtout en sociologie que ces prénotions, pour reprendre l’expression de Bacon, sont en état de dominer les esprits et de se substituer aux choses. » (p. 25)

Les prénotions sont les idées toutes faîtes, les idées reçues, que chacun a en tête à propos de tout et de rien. L’individu a besoin de représentations du réel pour le comprendre. Mais il ne comprend le réel qu’à travers des représentations. Celles-ci sont inculquées dès l’enfance par la famille, au cours de la scolarisation, par les amis, les institutions et les propagandes idéologiques. Elles ne reposent pas sur une réalité objective mesurable.

« Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions. Une démonstration spéciale de cette règle n’est pas nécessaire; elle résulte de tout ce que nous avons dit précédemment. Elle est, d’ailleurs, la base de toute méthode scientifique. Le doute méthodique de Descartes n’en est, au fond, qu’une application. Si, au moment où il va fonder la science, Descartes se fait une loi de mettre en doute toutes les idées qu’il a reçues antérieurement, c’est qu’il ne veut employer que des concepts scientifiquement élaborés, c’est-à-dire construits d’après la méthode qu’il institue ; tous ceux qu’il tient d’une autre origine doivent donc être rejetés, au moins provisoirement. […] Il faut donc que le sociologue, soit au moment où il détermine l’objet de ses recherches, soit dans le cours de ses démonstrations, s’interdise résolument l’emploi de ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et pour des besoins qui n’ont rien de scientifique. Il faut qu’il s’affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l’esprit du vulgaire, qu’il secoue, une fois pour toutes, le joug de ces catégories empiriques qu’une longue accoutumance finit souvent par rendre tyranniques. Tout au moins, si, parfois, la nécessité l’oblige à y recourir, qu’il le fasse en ayant conscience de leur peu de valeur, afin de ne pas les appeler à jouer dans la doctrine un rôle dont elles ne sont pas dignes » (p.31).

« Le doute est le moteur de la recherche« , comme le souligne Ph. Laburthe-Tolra, à la suite de Descartes, reste une ligne de conduite scientifique et de mise en garde contre les idées toutes faites au sujet des choses.

Pour savoir quelles sont ces idées reçues, ces croyances sur un état de la réalité que l’on pense réel, il faut revenir sur la notion de fait social et sur sa définition. Pour mettre en évidence l’existence d’un fait social, il faut comme l’écrit Durkheim contrarier son évidence.

« Quand je m’acquitte de ma tâche de frère, d’époux ou de citoyen, quand j’exécute les engagements que j’ai contractés, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs. Alors même qu’ils sont d’accord avec mes sentiments propres et que j’en sens intérieurement la réalité, celle-ci ne laisse pas d’être objective ; car ce n’est pas moi qui les ai faits, mais je les ai reçus par l’éducation. […] De même, les croyances et les pratiques de sa vie religieuse, le fidèle les a trouvées toutes faites en naissant ; si elles existaient avant lui, c’est qu’elles existent en dehors de lui. Le système de signes dont je me sers pour exprimer ma pensée, le système de monnaies que j’emploie pour payer mes dettes, les instruments de crédit que j’utilise dans mes relations commerciales, les pratiques suivies dans ma profession, etc., etc., fonctionnent indépendamment des usages que j’en fais. Qu’on prenne les uns après les autres tous les membres dont est composée la société, ce qui précède pourra être répété à propos de chacun d’eux. Voilà donc des manières d’agir, de penser et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu’elles existent en dehors des consciences individuelles » (p. 18).

« Qu’un individu tente de s’opposer à l’une de ces manifestations collectives, et les sentiments qu’il nie se retournent contre lui. Or, si cette puissance de coercition externe s’affirme avec cette netteté dans les cas de résistance, c’est qu’elle existe, quoique inconsciente, dans les cas contraires. Nous sommes alors dupes d’une illusion qui nous fait croire que nous avons élaboré nous-mêmes ce qui s’est imposé à nous du dehors. » (p. 19)

Parmi les nombreux exemples, Durkheim propose celui du vêtement.
« Si je ne me soumets pas aux conventions du monde, si, en m’habillant, je ne tiens aucun compte des usages suivis dans mon pays et dans ma classe, le rire que je provoque, l’éloignement où l’on me tient, produisent, quoique d’une manière plus atténuée, les mêmes effets qu’une peine proprement dite » (p. 19).

Les grands travaux de Durkheim sur le suicide comme fait social appuieront cette idée que des pratiques peuvent être portées par la société et non par l’individu, grâce au recours à la statistique et au croisement des données. Une lecture de l’ouvrage de Durkheim est plus que conseillée à ce niveau de découverte des sciences sociales.

=> Emile DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, (1894), Paris, PUF, 2013

=> Jean-Pierre GARNIER & Philippe LABURTHE-TOLRA, Ethnologie-Anthropologie, (1993), Paris : PUF, 2016

Penser par analogie

 

Hommage à Marcel Duchamp, Toulouse, © NJ 2018

 

« Quand on s’intéresse à l’espace urbain et aux interactions qu’on peut observer, en dehors du courant de l’anthropologie urbaine française, développée par le laboratoire d’Anthropologie urbaine (UPR 34) du CNRS, fondé par Jacques Gutwirth et Colette Pétonnet aux débuts des années 1980, et auquel je me sens affilié, il y a le courant de l’école de Chicago et de l’interactionnisme dont l’essentiel de l’histoire et des méthodes est transmis durant la formation à l’université. Parmi les protagonistes les plus en vogue du moment, nous trouvons Howard S. Becker, qui « s’inscrit dans la tradition de la sociologie de Chicago » (Becker 2014 : 274). À côté, de cette sociologie « dominante » — au sens où elle domine le marché du livre scientifique — l’anthropologie italienne apparaît être une quasi-sous-espèce, et la lecture de Leonardo Piasere (Piasere 2010), par exemple, va nous apporter de quoi prendre de la distance. Dans les deux ouvrages que nous allons utiliser, chacun traite de la question des analogies dans la mise en abîme de la réflexion analytique. « 

« De mon point de vue, ces deux ouvrages sont complémentaires, car ils offrent un point de vue différent, et partent d’un corpus bibliographique différent (et donc complémentaire). Seuls, quatre auteurs sont en commun : Pierre Bourdieu, Erving Goffman, Margaret Mead et Talcott Parsons. Voyons le premier. Howard Becker s’étonne de la « quasi-hégémonie de Bourdieu en France » et de l’étonnement en retour des Français à ne pas concevoir d’hégémonie américaine. C’est à peu près tout ce que Becker pense de Bourdieu, ce qui le positionne hors de la théorie des champs, de l’habitus et de la théorie des rapports de domination. De son côté, Piasere repense l’habitus, qu’il compare à celle du schéma, pour justifier de l’utilisation de ces deux notions qu’il emprunte à la sociologie bourdieusienne et à la sociologie connexionniste (Clifford Geertz). Piasere ne rejette pas les apports de Pierre Bourdieu, bien au contraire ; il s’en sert pour nous permettre de comprendre comment les formes « d’imprégnation-imbibation-sédimentation-intériorisation » (Piasere 2010 : 186) se cristallisent dans l’habitus. »

« Venons-en au deuxième. Erving Goffman est un « camarade de mes années d’études », écrit Becker, pour le qualifier plus tard de « maître » (Becker 2014 : 54). Il est rallié à sa cause, dirions-nous. Piasere va plus loin, il rediscute les concepts, notamment celui de working consensus (Piasere 2010 : 167), sans toutefois en faire son maître à penser. L’auteur utilise d’ailleurs l’expression « à la Goffman » (Ibid. : 183) pour qualifier un type de démarche d’enquête de terrain. Quoi qu’il en soit, l’apport que fait Piasere autour de Goffman est beaucoup plus constructif et « objectif ». Se référant à Margaret Mead, Becker souligne l’apport de l’anthropologue qu’il replace dans sa dimension historique autour du débat sur la généralisation des hypothèses en anthropologie. Piasere ne fait pas moins référence six fois à Mead dans son livre. L’auteur soumet une réflexion élaborée et dense, en retraçant la filiation entre Margaret Mead, Franz Boas, Merville Herskovits, jusqu’à Robert Cresswell (Piasere 2011 : 14-15). Alors que Becker ne cite qu’à titre anecdotique Mead, Piasere l’utilise dans sa réflexion, dans la construction épistémologique et la méthode d’observation. Becker, quant à lui, dans la citation de Talcott Parsons avoue son impuissance à se servir des notions théoriques de ce denier. À propos des variables structurelles, il écrit : « je ne voyais pas comment les relier à ce qui m’entourait » (Becker 2014 : 235). Une seule référence à Parsons également pour Piasere, cependant qu’elle lui sert à positionner Clifford Geerz, qui était un élève comme Becker de Parsons, mais qui a fait un tout autre usage de sa théorie. « Élève de Talcott Parsons, Geertz est passé de la métaphore de la société comme organisme à celle de la culture comme texte » (Piasere 2011 : 124). »

Extrait de mon mémoire inédit d’HDR (en avant première), Qu’est-ce qu’un vélo ? Ethnologie d’un objet technique et social, UCA, SHAL, 209 p.

=> Becker Howard S., La bonne focale. De l’utilité des cas particuliers en sciences sociales, Paris : La Découverte, 2014

=> Piasere Leonardo, L’ethnographe imparfait. Expérience et cognition en anthropologie, Paris : EHESS, 2010

Une journée dans un bistrot parisien

Le rose vous va bien au teint, © NJ 2017

 

En 1974, dans le treizième arrondissement parisien, le réalisateur Marcel Teulade (1934-), pose sa caméra et relève les micro-événements d’un bistrot pour en construire une journée-type. Une journée dans un bistrot parisien.

De 4 h 10 du matin jusqu’à deux heures le lendemain, voilà une vie qui a un fort engagement social dans un quartier populaire : partage du premier verre de vin blanc, et suivent les ballons de rouge que le patron ne peut refuser à ses clients. C’est un reportage sur les rituels de la vie profane qui font passer des tas d’hommes par le bistrot, le temps d’un ballon de blanc, d’un ballon de rouge, d’un café, d’une pause restauration légère, et d’échanges courtois.

Il est 4h10 quand une femme apparaît. Elle fait le ménage, dispose une nappe sur une grande table, passe le balai sous les meubles. Elle nettoie les verres laissés la veille sur le comptoir en zinc. C’est la patronne.

Il est 6h30 quand le patron, Monsieur Charlot, entre dans la salle. Il fait la bise à sa femme et lui propose un café. Le percolateur est déjà en marche. Il allume une vieille radio qui diffuse les informations du jour. Devant, on voit un téléphone à cadran gris en bout de comptoir. Chaque chose est à sa place.

Une voix sort du poste :  « L’été aussi a raté son entrée. Il fait gris sur la majeure partie de la France, mais cela ne va pas durer. Le soleil devrait être au rendez-vous dès demain. » Voilà une information intemporelle.

Le café terminé, la patronne remonte à l’étage et le patron ouvre la porte du café. Il sort deux tables en fonte et des chaises, qu’il installe sous le auvent. Puis il accroche un panneau, sans doute le tarif.

Hôtel du Limousin, Bar-Hotel, Bar-Billard. Une horloge murale indique  7h15. Le patron déplie Le Parisien, qu’il feuillette en attendant le premier client. Celui-ci arrive, et salue le patron : « Ça va Charlot, tu me donneras un petit blanc sec », « Ça en fait deux » lui répond le patron, et l’autre répond à son tour, « Bien entendu » en effectuant une sorte de révérence. Charlot lui demande s’il a bien dormi, s’il n’a pas été inondé. Un deuxième client arrive, bien habillé, « un petit jujus s’il vous plait ». L’homme vient prendre les commandes de marchandise alimentaire. Deux kilos de jambon, un saucisson Cochonou, une plaquette de rillettes…

D’autres clients arrivent, ils serrent tous les mains du patron. Quatre personnes sont au comptoir, deux prennent un ballon de vin blanc, les deux autres sont au café. Deux enfants entrent dans le café et cri « bonjour messieurs dames » à la cantonade, et se dirigent vers le bout du comptoir et vont embrasser leur « papi », qui n’est autre que le patron du bar. « On va à l’école ». « Soyez sage » leur dit le patron. Sorte de rites quotidiens qui montrent que les petits enfants habitent dans le quartier et que le bistro se trouve sur le parcours qui mène à leur école. « Avec ça ils vont avoir un bon point ! » s’exclame Monsieur Charlot lorsque les enfants sont partis. Première bière pression. Un homme qui fait office de commis-boulanger apporte plusieurs baguettes qu’il donne au patron et commande en même temps un jambon-beurre. Le client à côté dit « moi aussi » en serrant la main du commis.

Une première femme entre dans le bar. Elle veut téléphoner. Elle sort son porte-monnaie. « C’est pour Paris ? » lui demande le patron. « Pour Paris, oui ». La caméra se rapproche, elle compose un numéro. Le commis mange son sandwich.  Brève conversation : « Pierre, c’est Yvette. Tu ne m’attends pas ce matin, non non, j’ai une voiture, j’ai la voiture de Joël. Merci, au revoir. » Elle raccroche, paye, reprend sa monnaie et sort sans rien consommer. Le bistrot est un lieu réservé aux hommes. Le commis fait un jeu de mots : « Ça devient grave, elle parle toute seule », parce qu’elle n’a parlé qu’au téléphone.

« Tiens, voilà René ! ». Le facteur entre dans le bar, serre la main du patron et du client (dans cet ordre),  pose sa casquette sur une patère, réajuste la sangle de sa sacoche à bandoulière, et s’installe au comptoir. Sa première tournée est finie. Il prend un café. La caméra fait un zoom arrière, on voit le patron au comptoir et une employée sort des caisses de bouteilles sur le trottoir. Un chien noir et blanc circule dans le bar. Dehors, le livreur de boissons attrape une caisse en bois pleine de bouteilles. Une femme âgée entre  avec un petit chien qui s’installe au bout du comptoir sur une chaise haute. Elle lui donne un morceau de gâteau. Elle se penche vers la radio qui diffuse les informations. On aperçoit deux hommes assis en terrasse. Discussion entre deux clients. Les clients se font eux-mêmes leur casse-croûte. Maintenant, les clients sont en chemise cravate, et portent des vestes foncées. Même le facteur porte une cravate. « Tu bois pas un coup Charlot ?, Force-toi ». « On va trinquer c’est lundi ».

Deux hommes jouent au flipper. Tour à tour, cigarette au bec, ils se concentrent sur le jeu. Ils font des aller-retour entre le flipper et le comptoir. Un ballon de rouge. Zoom arrière, cette fois, quatre hommes sont attablés dans la salle, puis quatre autres, et quatre encore autour du baby-foot. Quatre clients sont au comptoir. Sur les tables, les clients boivent des Pastis en jouant à la belote. C’est l’heure de l’apéro. Une femme arrive « Bonjour Messieurs dames », elle prend la relève. Il s’agit peut-être de la mère des deux enfants qui sont passés ce matin. Elle s’installe au bar, et s’affaire un torchon à la main. Le patron sort du cadre. Le chien ouvre la porte avec sa patte et se dirige vers le bout du comptoir, il saute sur une tablette et s’installe. Madame Georges, la femme du patron s’occupe de la comptabilité. Elle commande au téléphone les boissons. L’autre femme fait la vaisselle et sert les clients. Le bar est plus calme. Nous sommes en début d’après-midi. Deux clients jouent au billard situé dans le fond de la salle. Si on résume, il y a un baby-foot, un flipper et un billard. Mais d’autres clients jouent aux cartes.

Le patron revient accompagné d’un client. Il sert deux ballons de vin blanc. Deux clients parlent ensemble des transformations de la ville, des lieux qu’ils ont connus autrefois vierges de toute construction et qui aujourd’hui accueillent des immeubles. « Chaque individu, affronté pour lui-même à cette situation nouvelle, devra ainsi redéfinir et ses attitudes et ses points de repère, inventer une manière de vivre et de se relier aux autres » écrit Henri Coing à ce propos. Le bar est un lieu de convivialité, et socialité, où des choses se passent sans conséquence. On y parle pour parler, pour raconter une anecdote ou donner une information générale. On y entend pas d’information personnelle, mais des choses de la vie collective.

Sortie de club, une quinzaine de clients entrent dans le bar, et entonnent une chanson traditionnelle. Puis une autre aux paroles de « Non non Paris 13 n’est pas mort ». Sur le mur, on voit des affiches du club de football de Paris 13. « Les avants boivent du vin blanc, les demis boivent du whisky, les trois-quarts boivent du pinard, et les arrières ne boivent que de la bière ». Valorisation de la masculinité par la consommation d’alcool. Certains portent les cheveux longs. Ils restent là toute cette fin de journée jusqu’au soir.

Le soir, la télévision en couleur est allumée. Un homme présente la proposition de loi sur l’interruption volontaire de grossesse à une journaliste (qui sera votée en janvier 1975). Le bistro est plein. L’annonce du match avec la Juventus doit en être une raison. On y voit beaucoup d’hommes de toutes origines, surtout des ouvriers, la plupart sont debout. Michel Drucker en direct de l’étoile rouge à Belgrade commente le match. Seule une jeune femme semble se désintéresser du spectacle. S’agit-il du seul poste de télévision couleur du quartier ? La patronne continue de faire ses affaires. Après le match quelques clients restent un peu. L’ambiance est plus calme. Certains jouent aux courses de chevaux. Le patron joue aux cartes avec deux clients. La patronne lui apporte une assiette de bœuf et une serviette qu’elle pose sur sa cuisse. Il mange tout en parlant aux clients.

Les trois parieurs s’en vont, et saluent le patron ainsi que les deux autres clients. Derniers ballons de rouge. Les clients sont sortis, il est tard. Le patron rentre les chaises et les tables à l’intérieur, et ferme la porte. La caméra est maintenant dans la rue. On le voit marcher dans son bar, éteindre la lumière. Café du Limousin. Chez Charlot, billard.

Ce récit restitue l’ambiance d’un bistrot de quartier, dont la fonction sociale dépasse celle de la consommation d’un café ou d’un verre de vin. On y voit des échanges nombreux, courtois, une sorte de communion entre milieu ouvrier et populaire. Des accents de paris et d’autres régions.

Le site de l’INA précise :

« À Paris et en petite couronne, le nombre de cafés a baissé de 40 % depuis le début des années 2000, selon une étude du Crocis, le Centre régional d’observation du commerce, révélée par Le Parisien. Dans la capitale, ils sont passés de 1907 en 2002 à 1410 en 2021. Une baisse de près de 500 établissements en 20 ans. En cause notamment : la hausse de l’offre en restauration rapide ou de supermarchés qui captent une clientèle pressée.

Pourtant, dans un café parisien, le temps s’écoule au rythme des rituels. Du premier café du matin à l’heure de l’apéro entre collègues en passant par le sandwich debout devant le zinc. C’est ainsi que la journée s’écoulait en 1974 au café «Chez Charlot» situé dans le 13e arrondissement de Paris.

Aujourd’hui, l’adresse existe toujours mais en lieu et place du bistrot, c’est une épicerie qui est installée. »

Dans son étude sur le quartier du 13ème arrondissement de Paris, Henri Coing avait fait ce constat du délitement des bistrots de quartier, à l’occasion des programmes de rénovation urbaine.

=> Henri Coing (1936-) fut un pionnier en sociologie urbaine aux débuts des années 1960. Il a consacré une étude du troisième arrondissement de Paris et notait à l’époque la disparition progressive des bistrots de quartier.

 

Sources :

=> https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/une-journee-dans-un-bistrot-parisien-en-1974

=> Henri Coing, Rénovation urbaine et changement social : L’îlot n°4 (Paris 13e), Paris : Éd. Ouvrières , impr. 1966, cop. 1966

Travail d’écriture

Caterine Reginensi et moi à l’occasion de la sortie de sa venue en France, le 22 janvier 2020.

 

Chaque matin, démarrer sa journée par un exercice d’écriture à la manière d’une gymnastique.

Consigne du jour : Le Matin…

Consigne 2 : Ce matin…

Ce petit changement devrait avoir des conséquences profondes.

Maki faisait remarquer qu’il avait commis une méprise en débutant son premier texte par « Ce matin » au lieu de « Le matin ». L’inversion d’une seule lettre m’a permis de pointer l’écart dont nous sommes toutes et tous victimes lorsque notre « cerveau », notre ça ou notre inconscient nous joue des tours. Sur cet exemple sans enjeu, on peut voir l’importance de la méprise lorsque les enjeux sont grands. Au quotidien, cela peut aller jusqu’à « pourrir » notre vie.

Bref, l’écriture révèle pas mal de chose sur nous-même et notre environnement. C’est peut-être cette réflexion qu’il faudrait mettre à profit dans le texte que Georges Perec écrivit en 1974. La Tentative d’épuisement d’un lieu parisien peut-elle nous aider à comprendre dans quel contexte l’écrivait oulipien circule ? A la faveur d’une phrase lancée à la volée, l’auteur raconte qu’il vient de voir Paul Virilio : « passage de Paul Virilio : il va voir Gatsby le dégueulasse au Bonaparte » (p. 45).

Que signifie cette affirmation, ce moment de connivence et de dérision à la fois. Perec se moque-t-il de Virilio et du roman de Scott Fitzgerald mis en image dans une version de 1974 de Jack Clayton  interprétée par Robert Redford. Ou simplement du film lui-même ?

Souhaite-t-il nous montrer qu’il connaît Virilio, parce qu’il s’est enquis de sa présence et de ses occupations ? Effectivement, il y a un lien entre ces deux hommes.

Paolo Fabri, professeur de sémiotique à Bologne, répond à notre interrogation :

« Après l’expérience radicale et soixante-huitarde – Virilio occupe la Sorbonne et le Théâtre de l’Odéon – et la désillusion qui en suit, il fonde la revue « Cause Commune » avec Georges Perec, marqué par la guerre comme lui. […] Mais surtout il souligne, avec Perec, l’Introduction de signes infra-ordinaires – ni ordinaires, ni extraordinaires – pour donner une langue et un sens à « l’anti-spectacle journalier dont les journaux ne parlent pas ». Même si Perec a adhéré dès 1967 à l’Oulipo, Virilio refuse de le réduire aux seuls jeux de langage et il montre du doigt la violence tragique qui habiterait aussi son propre travail. […] Espèces d’espaces de Georges Perec (1974) est le premier tome de la collection « L’Espace critique », que Virilio publie chez Galilée pour réfléchir à une nouvelle branche du savoir qu’il a appelé Dromologie. […] »

Voilà une complicité révélée en une seule phrase. La dromologie est un néologisme inventé par Paul Virilio pour définir ce discours « logos » sur la course « dromos » qui a été repris par les amateurs de néologismes.

Quoi qu’il en soit, l’exercice d’écriture, à la terrasse d’un café, de chez soi ou sur un banc offre des perspectives inépuisables…

 

=> Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Christian Brougois éditeur, 1975

Certains livres peuvent être dangereux

Certains livres peuvent être dangereux. Je ne dis pas cela à la légère, pour attirer le lecteur de ce blog. Je dis cela parce que j’ai été témoin de la dangerosité d’un livre. Mais je veux en parler parce qu’au-delà de son influence négative, il a été un livre révélateur pour toute une génération d’ethnologues. Je vais donc prendre des précautions, et si vous êtes influençable et sensible, n’allez pas plus loin.

L’ethnologue s’appelle Carlos Castaneda (1925-1998), et son premier livre se nomme L’herbe du diable et la petite fumée. Il s’agit de l’amorce d’une thèse de doctorat attribuée en 1973 par l’université de Los Angeles (UCLA). La thèse est son deuxième livre intitulé Voyage à Ixtlan. Il y raconte, de manière assez convaiquante, son terrain et son initiation auprès d’un Indien yaqui. Un chaman, Don Juan Matus va l’initier à l’art de la consommation des substances toxiques naturelles, le peyotl. Sous l’emprise de la drogue, l’ethnologue va s’évader de son corps et voyager dans l’espace à la recherche d’une nouvelle dimension. Ces livres ont été suivis de plusieurs autres récits du même genre, et ont été reçus comme un travail anthropologique de grande qualité, jusqu’à la mise en évidence de la supercherie. En effet, après plusieurs enquêtes, il a été prouvé que Castaneda avait inventé une grande part de son ethnographie, ce qui a abouti à la remise en cause de son doctorat, disait-on à l’université au moment de mes études. 

D’autre part, ses livres se sont tellement vendus qu’il n’a pas eu besoin de plus pour vivre et pour fonder sa propre « école ».

A la fin des années quatre-vingt, j’ai eu l’occasion de rencontrer une personne qui avait été particulièrement influencée par la lecture de Castaneda, au point que sa vie était centrée sur la consommation de neurotoxiques et qu’elle ne vivait, pour ainsi dire, que des expériences vécues sous l’emprise de la drogue. Les livres de Castaneda étaient toujours à proximité, et ils avaient l’allure d’ouvrages mainte fois parcourus, tout chiffonnés, tordus et défraichis. La longue pente glissante était franchie depuis longtemps et l’issue à plus ou moins courts termes ne pouvait être que la mort. Cette personne avait été l’étudiant d’un professeur en commun qui nous enseignait Goffman et l’interactionnisme. C’est ce professeur qui avait le premier parlé de cet ouvrage, et sans précautions en avait vanté la teneur. Cependant, l’étudiant trop naïf, trop influençable, était tombé dans cette lecture et l’avait prise au premier degré…

Ce que l’on peut conserver de l’apport de Castaneda à l’anthropologie sociale c’est une démarche d’enquête dans une relation interpersonnelle, et une grande place accordée à l’enquêté. En quelque sorte, il s’agit d’une démarche ethnographique moderne qui fit barrage, en son temps, au structuralisme porté par Claude Lévi-Strauss. L’article de Bernard Traimond apporte une nouvelle clarté au travail de Castaneda, et s’il paraît, encore aujourd’hui, difficile de trancher sur la supercherie (Don Juan Matus a-t-il vraiment existé?), la lecture de ces ouvrages offre un modèle à suivre dans la voie de la connaissance.

Il y a un passage particulièrement intéressant pour nous qui réfléchissons au lieu comme espace interpersonnel et que je voudrais partager.

« Dimanche 25 juin 1961

J’ai passé avec don Juan tout l’après-midi du vendredi. J’allais partir vers sept heures. Nous étions assis sous la véranda devant sa maison et j’avais décidé de lui parler une fois de plus de cette étude. C’était devenu une sorte de routine, et je m’attendais à l’entendre refuser une fois de plus. Je lui ai demandé comment il pourrait admettre mon simple désir d’apprendre, comme si j’avais été un Indien. Il a attendu longtemps avant de me répondre. Il fallait que je reste, car il semblait faire un effort pour se décider.

Finalement, il m’a dit qu’il y avait bien un moyen, et il a commencé à définir le problème. Il a fait remarquer que j’étais fatigué d’être assis par terre, et que la chose à faire, c’était de trouver l’endroit du plancher (sitio) où je pourrais rester assis sans fatigue. J’étais resté assis les genoux sous le menton, les mains jointes devant mes jambes. Lorsqu’il a dit que j’étais fatigué, j’ai remarqué que j’avais mal dans le dos, et que je me sentais tout à fait épuisé.

J’ai attendu de l’entendre expliquer ce qu’il entendait par « endroit », mais il ne semblait pas décidé à préciser ce détail. Peut-être voulait-il dire que je devrais changer de position. Je me suis donc levé et je suis venu m’asseoir plus près de lui. Non, ce n’était pas ça, il m’a clairement fait comprendre qu’un endroit, cela signifiait la place où un homme se sent naturellement heureux et fort. Avec sa main, il a tapoté l’endroit où il était lui-même assis, ajoutant qu’il venait de me poser une devinette qu’il me faudrait bien trouver tout seul. »

La suite est racontée dans l’ouvrage que l’on peut récupérer en PDF.

 

=> Traimond, Bernard, 2019. « Carlos Castaneda chez les anthropologues. De la fécondité des supercheries  », in Bérose – Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie, Paris. URL stable – Handle : 10670/1.s5ci1v | URL Bérose : article1648.html

 

A propos de l’auteur, lu sur Decitre.com

« De nombreux doutes sont émis sur l’identité de Carlos Castaneda. Il déclarait être né au Brésil, à Sao Paulo. Mais les documents officiels de l’immigration attestent qu’il est né à Cajamarca, au Pérou. Il grandit au Pérou en traversant de difficiles moments, comme la mort de sa mère. A partir de 1960, il suit des études d’anthropologie à l’UCLA. Au cours d’une expérience, il rencontre un indien de la tribu yaqui, Don Juan Matus.
Très impressionné par le chaman, Castaneda décide d’en devenir l’élève. L’étudiant apprend les diverses techniques de sorcellerie. Docteur en anthropologie à l’université de Los Angeles en 1970, Castaneda publie de nombreux livres traitant des pratiques des sorciers chamans, ainsi que de l’usage des drogues hallucinogènes. A la fin des années soixante et pendant les années soixante-dix, ses ouvrages rencontrent un grand succès, notamment auprès du mouvement hippie.
Souvent très controversé, Carlos Castaneda doit affronter les foudres de certains auteurs qui l’accusent de n’avoir écrit que des fictions. Après sa mort, de nombreux doutes sont jetés sur la validité de ses propos, et ses expériences et aventures auprès de Don Juan restent très mystérieuses. »

L’état de l’art

La ville est un rêve, crowdfunding 2013

 

En architecture, on appelle cela l’état de l’art. C’est le fait de vérifier, dans une thématique donnée, si des auteurs ont avant nous écrit quelque chose sur la question que l’on se pose. C’est faire l’état des lieux, dresser le constat a priori de la situation vis-à-vis de sa recherche.

L’état de l’art procède par thématique, par discipline, par approche historique, etc. Peut-on décider de ne pas s’intéresser à tel ou tel auteur, à telle ou telle discipline, à tel ou tel point de vue ? D’une manière très subjective, la communauté scientifique établit des priorités, une hiérarchie, sur qui est un auteur « majeur » et qui est un auteur « mineur ». Il est de bon ton de prioriser les auteurs « majeurs » et de ne pas en oublier. Mais il est aussi à recommander de trouver des auteurs « mineurs » qui ont apporté un regard singulier, et qui vont permettre de prolonger la réflexion.

Ceci n’est que mon point de vue, donc subjectif, de la situation de la recherche en France. Les auteurs « majeurs » sont généralement publiés dans de « grandes maisons d’édition », alors que les auteurs « mineurs » le sont dans des « petites maisons d’édition ». Nous pouvons faire le même parallèle avec les artistes exposés dans des galeries et ceux exposés au musée. Alors que le musée consacre l’artiste au rang des artistes « majeurs », les galeries foisonnent d’artistes encore méconnus, ou en passe de l’être. Le passage de la galerie au musée se fait après un long temps et une reconnaissance parfois tardive. Avez-vous remarqué que la plupart des artistes exposés au musée sont morts ? Alors que ceux exposés en galerie sont la plupart du temps vivants. Ce n’est pas une généralité, mais c’est souvent comme cela.

En sciences sociales, il y a des raisons objectives pour qu’un chercheur soit publié plutôt chez tel ou tel éditeur. Les questions de l’entregent, du réseau de sociabilité, de la fortune personnelle n’y sont pas pour rien. Les grandes maisons d’édition préfèrent publier des « valeurs sûres », des ouvrages tirés à plusieurs centaines d’exemplaires, alors que les petites maisons d’édition travaillent à une autre échelle, mais diffusent la connaissance et, ce qui n’est pas rien, une pensée plurielle.

En général, lorsque l’on démarre une nouvelle recherche, on va pointer les ouvrages les plus lus, les plus « célèbres », et les auteurs les plus marquants. Si l’on parle de la prison, Michel Foucault arrive en tête, puis viendront les chercheurs en sociologie comme Philippe Combessie, car son travail est plus ancien, puis Loïc Wacquant car il est plus jeune. Ce n’est pas qu’une question de jeunesse, mais on peut penser a priori qu’un plus jeune chercheur aura lu un plus vieux, et que sa pensée aura été influencée par des lectures plus anciennes. C’est comme cela que la pensée progresse. Mais nous savons aussi que les trajectoires des uns et des autres ne sont pas neutres, et qu’il faudra contrebalancer ces auteurs en appuyant par des éléments de controverse, quand cela est possible. Mais on peut aussi chercher du côté de l’histoire avec Bronislaw Geremek, et multiplier les disciplines pour élargir le champ de la pensée et la réflexion. A ce titre, le travail ethnologique de Léonore Le Caisne paraît novateur et original.

 

 

=> Léonore Le Caisne, Prison. Une ethnologue en centrale, Odile Jacob, 2000

=> Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Raisons d’Agir, 2015

Subjectivité vs objectivité

Vivian Maier, fonds John Maloof

 

La recherche a pour but de montrer en toute objectivité l’état d’une thématique, d’un sujet d’enquête. Mais l’objectivité est toujours ou souvent associée à une part de subjectivité, c’est-à-dire une part de sensibilité qui rend le texte humain, coloré, agréable, etc. Il y a donc un équilibre à trouver entre un texte trop froid, que l’on perçoit souvent dans l’objectivité pure, et un texte trop littéraire que l’on perçoit à travers la subjectivité non critique.

Dit comme cela, il faut maintenant préciser ce qu’on entend par objectivité et par subjectivité, et comment lier les deux termes dans une démarche heuristique. Parce qu’évidemment, l’objectivité n’est pas le seul moyen d’atteindre la connaissance. Des récits très subjectifs peuvent aussi apporter des éléments de connaissance dans un domaine donné. Le plus souvent, on va se référer à des auteurs de romans en disant que le romancier ne se soucie pas d’être objectif, mais il donne son point de vue, un point c’est tout.

Un romancier comme Paul Auster apparaît très subjectif dans sa description de New York, par exemple, mais sa connaissance intime de la ville, ou du quartier de Brooklyn, en fait un élément objectif qui peut nous servir à mieux appréhender ce quartier. Car donc son film Brooklyn Boogie, des séquences appuient l’objectivité de notre regard sur le quartier en donnant des chiffres, des statistiques et des données sur la population de Brooklyn. On a l’impression d’une objectivité, parce qu’objectivement, les données sont là.

Souvent, dans un mémoire, les étudiants ont tendance à penser qu’il suffit de mettre des chiffres, des tableaux, des camemberts pour « faire objectif ». Le contenu reste froid, et les données livrées en pâture ne font que rendre plus froide la recherche. L’étudiant a-t-il pris du plaisir à produire sa recherche ? J’en doute. On commence à voir quelques lueurs d’humanité lorsqu’il y a des descriptions. Les descriptions sont l’affaire de choix et de mirco-sélections dans le récit. Que décide-t-on de dire et de ne pas dire ? Les non-dits ont autant d’importance, et c’est sur cette marge qu’on peut approcher la part subjective de la part objective du récit.

En fait, si l’on commence à analyser et porter un regard critique sur sa production, on va commencer à objectiver sa propre subjectivité, et ainsi boucler la boucle et rapprocher les deux termes dans une démarche qualitative ethnographique.

Pour résumer, le débat objectif vs subjectif est un faut débat dans la mesure où l’écriture comporte une part subjective que l’on peut cerner, par exemple, lorsque l’on ne veut pas répéter plusieurs fois le même mot. On choisit alors un synonyme qui n’aura jamais tout à fait la même portée. C’est déjà introduire de la subjectivité. Ensuite, on peut étayer le texte de données objectives : « Ce dimanche matin, il fait deux degrés au-dessous de zéro. Le soleil ne s’est pas encore levé. Tous les habitants de l’immeuble dorment encore. ». La troisième phrase est subjective, car l’affirmation n’est pas vérifiée. Cependant, elle indique un état ou une situation qui pourrait être vrai, ou qui permet de penser que cette situation n’est pas ordinaire. Il serait « normal » que les gens dorment à cette heure, un dimanche, alors que le soleil ne s’est pas encore levé. Nous voyons ici que la subjectivité introduit des non-dits et une épaisseur humaine. Objectivement, je n’entends pas un seul bruit dans mon immeuble et je suis en droit de penser que tout le monde dort, parce que c’est ce que fait la majorité des gens la nuit. Mais nous savons aussi, par des études sur les comportements nocturnes, que certaines personnes ne dorment pas. Insomniaques, rythmes décalés, travailleurs de l’aube, fêtards, etc. Pour être absolument sûr de mon affirmation, il faudrait par conséquent vérifier chaque logement, et voir sur quel rythme leurs occupants vivent. Mais alors que je n’ai aucune interaction avec aucun résident, cette vérification objective a-t-elle du sens ?

C’est finalement cette question qui doit animer l’écriture, et lorsque l’on propose une affirmation subjective, nous devons nous demander quel est le coût de son objectivation. D’un point de vue critique, il peut être recommandé de préciser que l’affirmation n’est pas objective ou tout à fait objective. Mais d’un point de vue du récit, le sens donné au texte prime sur l’objectivité à tout prix.

Pour faire contrepoint, voici un lien vers la photographe inconnue de son vivant Vivian Maier (1926-2009) qui nous permet de réfléchir au rapport subjectif vs objectif de la photographie.

=> A la recherche de Vivian Maier

 

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