L’accélération… de quoi ?

 

Notre découverte du livre d’Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, nous a permis de toucher une des composantes de la « modernité tardive » et d’en percevoir les tenants et aboutissants. En couplant cette notion à celle « d’inégalités », nous avons pu imaginer les relations entre cette accélération et ces inégalités. Nous avons l’impression qu’elles aussi sont prises dans l’accélération : par exemple, alors que les richesses augmentent sans cesse, la pauvreté s’installe et les écarts se creusent, de sorte que nous assistons à une accélération des écarts et des inégalités.

La critique de cette modernité peut être tempérée par les événements dus à la « crise sanitaire », laquelle a eu pour impact le monde du travail, et peut-être un sursaut de conscience qui serait une piste à développer. Je veux parler du manque d’employés dans les services comme dans les cafés et restaurants.

Dans ce monde devenu « trop rapide et trop instable pour permettre une analyse approfondie de ses caractéristiques  » (p. 139), Rosa dresse un constat assez pessimiste que d’autres auteurs fondent dans la théorie de l’effondrement. Mais ces théories n’aboutissent pas systématiquement à la dystopie (je pense ici aux travaux de Yves Citton & Jacopo Rasmi). Dans sa critique, Rosa expose plusieurs conséquences liées à l’accélération : en premier lieu, il en résulterait une forme d’aliénation entre soi et le monde, parce que « l’accélération sociale crée une plus grande mobilité et un plus grand désengagement de l’espace physique » (p. 117). En second lieu, notre détachement aux choses qui nous environnent provoque une aliénation par rapport à ces choses. Parce que les objets qui nous entourent participent à la constitution de notre identité, leur remplacement accéléré réduit l’attachement et le lien qui en découle. Troisièmement, nous sommes aliénés à cause de l’impossibilité d’aller au fond des choses, au fond de nos actions. « La surcharge d’information est l’une des raisons de notre sentiment d’aliénation » (p. 121).

Qu’en est-il de notre rapport au temps ? Dans ces formes d’aliénation, c’est-à-dire, d’incapacité à prendre une décision, et réfléchir par soi-même ou à écarter la conscience, le temps joue en défaveur puisqu’il n’est plus long et lent, il réduit ou limite les possibilités d’ancrage mémoriel. La succession des temps brefs de nos expériences brèves écarte nos possibilités de souvenirs. « Il semble que ce soit la présence ou l’absence de traces mémorielles (profonde) qui détermine si le temps est perçu, avec le recul, comme étant bref ou long » (p. 130). Les expériences qui laissent des traces sont moins nombreuses dans notre modernité tardive. Se référant à Walter Benjamin, il écrit que « nous devenons de plus en plus pauvres en expériences vécues (Erfahrungen) » (p. 132). Les conséquences sont graves pour nous dans notre rapport aux autres. Rosa écrit que « l’accélération mène simplement et directement d’abord à la désintégration, puis à une érosion de l’attachement » (p. 132). Les conséquences de ce principe ont pour but de nous éloigner les uns des autres. 

D’où l’idée d’entrer en résistance face à cette modernité tardive. Bien entendu, les inégalités ont pour conséquence que l’accélération n’est pas partout la même et n’est pas vécue avec la même intensité d’une catégorie sociale à une autre. Sans doute que les populations des centres-ville subissent avec plus d’acuité ces forces obscures, sans doute que les professions de cadres ou celles qui subissent davantage de pression sociale sont contraintes également à suivre le mouvement d’accélération (toujours plus vite). Mais il existe aussi des couches de la société moins sujettes à ces pressions, car pour elles le temps n’est pas une donnée pertinente et qu’aller plus vite ne sert à rien. Nous pensons aux boulangers des campagnes, ceux qui élèvent encore leur levain. Nous pensons aux artisans pour qui le temps est un élément qualitatif qui entre en compte dans le travail bien fait. Nous pensons au temps nécessaire à la réalisation d’une recherche et à la rédaction d’un mémoire…

 

=> Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris : La Découverte, 2012

=> Yves Citton, Jacopo Rasmi, « Le plantationocène dans la perspective des undercommons », Multitudes, 2019/3, n° 76, pp. 76-84

Qu’avez-vous lu cette semaine ?

Les premières enquêtes ethnographiques… © Gallica

 

Le travail de chercheur consiste à s’informer et à réfléchir. En dehors des périodes de recherche « sur le terrain », qui correspondent à ce que l’on appelait jadis des « campagnes de recherche », le chercheur passe un temps relativement long seul devant son bureau, à reprendre ses notes de terrain, à lire des livres et des articles, à réfléchir sur son objet.

La semaine dernière j’ai sauté sur le nouvel ouvrage de Jean-Pierre Digard, anthropologue, né en 1942, et qui vient de publier Tristes topiques, souvenirs anthropologiques, passions et questions, chez L’Harmattan, 2021. Ce clin d’oeil à Claude Lévi-Strauss (jeu de mots entre tropiques et topiques que je n’ai pas remarqué tout de suite) invitait à une lecture critique et certaines « mises au point » de sa part. Ce spécialiste de l’Iran et du monde animal paysan ­— notamment le cheval — se pose ici comme un « lanceur d’alerte », pour employer une expression du monde moderne, face à la suprématie des courants animalistes. Avant cela, il explique dans une courte biographie son enfance et ses relations à l’animal qui lui ont permis de développer cette passion en métier. Jean-Pierre Digard a suffisamment réfléchi à la question animale pour pouvoir affirmer qu’ « il n’est en effet pas du tout exclu que la domestication ait reposé aussi, voire avant tout, sur un désir plus ou moins inconscient, lié au processus d’hominisation, d’appropriation et de transformation de la nature et des êtres vivants » (p. 75).

Il porte un regard comparatif entre l’Iran et l’Europe qui a vu se développer l’attrait pour les animaux domestiques « de tous poils », et ce paradoxe dans la prise en compte des uns et des autres (animaux d’élevage / animaux domestiques). « Les animaux de compagnie, surprotégés, survalorisés, voire anthropomorphisés à outrance et assimilés à des membres de la famille, et, en bas, les animaux de rente, tenus à l’écart et exploités, parfois intensément, pour leurs services ou leurs produits » (p. 77).

L’anthropologue replace les choses et dresse des constats plutôt alarmants sur le contrecoup de la nouvelle moralisation du capitalisme, que l’on peut voir à travers la prise en compte des droits de l’animal (au singulier), qui selon lui, forme une dérive dans ce rapport nature/culture, lorsque les « non-humains » se rapprochent des humains.

Ne machant pas ses mots, puisqu’aujourd’hui à la retraite, l’anthropologue critique la posture de Philippe Descola et son modèle analytique en quatre secteurs du rapport nature/culture à l’échelle mondiale. Pour peu qu’elle ait une vertu pédagogique, cette réduction à quatre ontologies n’est pour autant qu’une version simplificatrice des réalités anthropologiques à l’échelle du monde. Pour aller au fond de sa pensée, Digard se questionne : « L’anthropologie serait donc appelée, dans le projet descolien, à n’être plus la science de l’Homme mais celle des « existants » (p. 91). On a déjà vu cela chez Bruno Latour, et un courant d’anthropologie cognitive se penche désormais sur l’invisible…

Dans le sillon des anthropologues du vivant, de nombreux chercheurs avancent aujourd’hui à découvert et font de nouvelles émules. Je m’abstiendrais ici de divulguer les noms des personnes concernées, mais cela pose de nombreuses questions quant à la finalité de l’anthropologie et à ses objectifs. Si la personne est, selon le dictionnaire, « un individu de l’espèce humaine », faire de l’animal une personne, comme le prétendent certains auteurs, déborde des questions ontologiques, voire spirituelles : l’animal croit-il en Dieu ? Dans ce constat, Digard écrit qu’un « tournant animaliste est bien en passe de se produire en anthropologie » (p. 97). Faut-il s’en inquiéter ?
Cette réflexion rejoint celle que j’ai déjà abordée avec Monique Sélim et Bernard Hours (voir dans le blog). La posture du chercheur n’est-elle pas de remettre cent fois sur le métier des notions et de les critiquer ?

Jean-Pierre Digard profite de ce livre pour régler quelques comptes avec son entourage. Par exemple, il revient sur l’histoire de la création du musée du quai Branly, donne son point de vue éclairé et argumenté, mais il faut aussi savoir tourner la page.

Dans un autre registre, il aborde la question de la musique et du jazz. Grand amateur de jazz aux côtés du regretté Patrick Williams, et de Jean Jamin, il témoigne des travaux et des actions menées en faveur d’une musique liée à la culture et à l’autre. Les séminaires de l’EHESS ont donné naissance à de nombreuses publications et conforté ce nouvel objet de recherche.
La conclusion « pour une anthropologie positive » ne s’annonce pas pessimiste, et compte tenu des chapitres précédents, on pouvait s’attendre à un quart d’heure dépressif, mais il n’en est rien. Digard souhaite « plaider pour une approche positive des faits sociaux et culturels » (p. 180). Aux côtés d’André Leroi-Gourhan, son mètre étalon, il revient sur les préceptes acquis au fil du temps, et dresse une série de sept points qui pourraient être compris comme une forme testamentaire qui fait de l’ethnographie à l’anthropologie les bases de la discipline. En premier lieu nous trouvons « la collecte systématique sur le terrain et la description précise et aussi objective que possible d’un corpus de faits » (p. 180). Ensuite vient l’esprit français d’une imagination débordante au détriment d’une rigueur scientifique. Beaucoup d’anthropologues, nous dit-il, débordent d’une « agilité intellectuelle » et s’écartent d’une « véritable rigueur scientifique ». En troisième lieu, ne pas oublier que la « culture fait partie de la nature de l’Homme » (p. 183). Le changement de paradigme doit être maîtrisé. Ensuite, Digard prône une « recherche fondamentale entièrement libre » et est favorable à l’utilisation de la « sérendipité » cette capacité à trouver quelque chose en allant voir ailleurs. Plus, la « découverte possible d’allotélies », c’est-à-dire autre chose que ce qui était prévu, est pour Digard une des pistes à ne pas sanctionner. C’est tout à fait ce que j’ai montré mercredi en utilisant Tim Ingold et sa démarche exploratoire dans une recherche sans hypothèse a priori, mais dans une avancée, sans doute par sérendipité. Nous nous rejoignons donc.
En cinquième position, nous avons « la rigueur de la démarche scientifique » qui n’est pas en contradiction avec cette possibilité d’explorer des voies nouvelles dont il était question à l’instant. En sixième position, faire la critique de son corpus et de sa recherche : critique des sources, critiques des agents sociaux, critiques des modes de pensée (des pensées à la mode)… Enfin, c’est la connaissance de l’Homme qui est au centre du projet anthropologique. Cela nécessite de faire une crique épistémologique, mais aussi écrire de manière claire et limpide, en évitant la surinterprétation des faits sociaux.
« L’ordinaire de l’anthropologue, c’est, pour les neuf dixièmes du temps, un labeur obscur, routinier, répétitif, de lecture, de prise de notes, de classement de documentation dont les plus grandes parties ne seront jamais utilisées » (p. 186). Rester humble et patient, et ne pas espérer une gloire trop éphémère de son vivant, renvoie à la posture de l’artisan face à une discipline secouée par des remous et des enjeux personnels sans rapport avec elle.

=> Jean-Pierre Digard, Tristes topiques. Souvenirs anthropologiques, passions et questions, Paris : L’Harmattan, 2021

D’où vient le mouvement ?

Extrait de Yona Friedman, L’humain expliqué aux extra-terrestres, L’éclat, 2016

Nous avons vu que de nombreux auteurs parlent du mouvement de la ville. Cela a donné le nom à ce séminaire, et ce mouvement perpétuel, mouvement des uns et des autres s’exprime à travers l’ensemble de la société. Evidemment on pense aux flux de la circulation et des agents sociaux qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. A une échelle plus dilatée, on pense aux commerces qui changent, et à une échelle encore plus large, on pense aux changements des quartiers qui illustrent ce mouvement perpétuel. Le mouvement est perceptible à plusieurs échelles de temps, parfois très proches de l’échelle humaine, parfois très distant comme il en est pour l’échelle politique.

Mais alors, d’où vient de mouvement ?  Pierre Bourdieu, dans un article de 1980 portant sur les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorporée, écrit que « le principe du mouvement perpétuel qui agite le champ ne réside pas dans quelque premier moteur immobile, — ici le Roi Soleil —, mais dans la lutte même qui, produite par les structures constitutives du champ, en reproduit les structures, les hiérarchies. Il est dans les actions et les réactions des agents qui, à moins de s’exclure du jeu, et de tomber dans le néant, n’ont pas d’autre choix que de lutter pour maintenir ou améliorer leur position dans le champ, c’est-à-dire pour conserver ou augmenter le capital spécifique qui ne s’engendre que dans le champ, contribuant ainsi à faire peser sur tous les autres les contraintes, souvent vécues comme insupportables, qui naissent de la concurrence ».

Pour comprendre cette affirmation, il faut revenir au tout début du paragraphe de son article, lorsqu’il écrit que « la relation originaire au monde social auquel on est fait, c’est-à-dire par et pour lequel on est fait, est un rapport de possession, qui implique la possession du possesseur par ses possessions ».

De ceci, nous pourrions dire que la lutte perpétuelle des agents est au centre de ce mouvement perpétuel, puisque le mouvement qui est  à l’origine ne peut être que celui des agents sociaux qui composent la ville. Chacun essaie d’augmenter son capital, de progresser sur l’échelle sociale, mu par cette injonction. Cette propriété des champs sert à expliquer d’où vient ce mouvement, et surtout sa raison d’être. Dès lors, il est facile de comprendre qu’une ville ne peut que bouger, car les agents sociaux qui la composent ont se besoin irrépressible d’accroître leur capital symbolique, économique, culturel, etc., dans un champ donné, et parfois essayent de changer de champ. Une ville serait-elle stable, équilibrée, immobile, qu’elle serait transformée en un objet patrimonial (c’est un peu l’idée des AVAP). Mais les agents n’en seraient pas pour autant immobiles, décidant et accroissant leurs capitaux, accumulant dans la discrétion du patrimoine et des symboles. C’est ce que reprennent le couple de sociologues, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans leur dernier ouvrage autobiographique, lorsqu’ils écrivent que « la ville est un fait social à l’état objectivé : rapports sociaux et vie sociale cristallisés dans des objets matériels (les formes urbaines bâties) mais aussi dans des institutions, des textes ou des règlements. Mais si la ville est constamment remodelée par les pratiques sociales qui la constituent, ces pratiques sont le fait d’agents sociaux qui sont eux-mêmes du social incorporé sous la forme de dispositions durables ».

 

=> Pinçon Michel & Pinçon-Charlot Monique, Notre vie chez les riches. Mémoires d’un couple de sociologues, Paris: Zones, 2021

=> Bourdieu Pierre, « Le mort saisit le vif », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 32-33, 1980, pp. 6-17

A l’origine de l’anthropologie urbaine « à la française »

D’après Paul Auster, Le Noël d’Auggie Wren, illustration Jean Claverie, Actes Sud Junior, 1991

 

Maurice Halbwachs (1877-1945) n’est pas considéré comme un anthropologue, en regard de ses travaux sur la ré-interprétation du suicide ou de la mémoire collective. Il est plutôt considéré comme un sociologue, issu de l’école d’Emile Durkheim, père de la sociologie française. Son contemporain Marcel Mauss (1872-1950) est quant à lui le père de l’anthropologie française, neveu d’Emile Durkheim (1858-1917). Il s’agit d’une histoire de famille et ce découpage est très arbitraire.

Dans le travail qui nous occupe, le texte de Maurice Halbwachs peut être considéré comme un travail d’anthropologue, et ceci pour plusieurs raisons que nous allons voir à présent.

Alors que son étude sur le suicide reprend les grandes lignes du travail d’Emile Durkheim, grâce notamment à l’apport des séries statistiques entre la France et l’Allemagne, le texte intitulé Topographie légendaire des évangiles en Terre sainte, rédigé en 1941, s’intéresse à la lecture des évangiles à partir d’une grille d’analyse constituée sur la base de ses travaux portant sur la mémoire collective. Il s’agit concrètement d’un travail de relecture de textes sacrés et de textes anciens, à travers lesquels, Maurice Halbwachs cherche à positionner topographiquement les grands événements de la vie du Christ, de sa naissance à sa mort. Il y a un très gros travail de traduction de textes anciens, et un croisement des données des évangiles dans une lecture historique des faits.

Ce texte porte sur une réflexion historiographique, c’est-à-dire, de « comment on écrit l’histoire », et une réflexion épistémologique, c’est-à-dire, de « comment on écrit la connaissance ». Mais il explique aussi sa démarche et sa méthode, ce que beaucoup d’auteurs n’ont pas interrogé car portés plutôt sur les résultats en histoire des religions.

Le but du cours magistral sera de mettre à plat ces données et de les articuler avec des textes plus récents, faisant appel à cet ouvrage. Nous utiliserons pour l’occasion trois textes disponibles en version PDF, classés par ordre chronologique.

Mazzella Sylvie, « La ville-mémoire. Quelques usages de La mémoire collective de Maurice Halbwachs », in Enquête, 4/1996, La ville des sciences sociales, pp. 177-189

Bulle Sylvaine, « Espace et mémoire collective à Jérusalem », Annales HSS, 3, 2006, pp. 583-606

Bernier-Farella Hélène, « Maurice Halbwachs, la Topographie légendaires des évangiles en Terre sainte. Etude de mémoire collective », Revue de l’histoire des religions, 1/2012, pp. 131-133

Et bien sûr,

Halbwachs Maurice, Topographie légendaire des évangiles en Terre sainte. Etude de mémoire collective, (1941), coll. Quadrige, Paris : PUF, 2017

La version d’origine du texte de Maurice Halbwachs est disponible sur le site ssoar.

Outre le travail d’ethnologue en cabinet, propre à toute une génération d’ethnologues de l’époque, y compris de Marcel Mauss en France, ou de James  George Frazer (1854-1941) en Ecosse (à qui l’on doit le cycle du Rameau d’Or), Maurice Halbwachs est allé sur le terrain deux fois pour mener son enquête (qui a duré cinq jours en tout). Or, le terrain est ce qui fait l’ethnologue. Maurice Halbwachs s’est rendu à Jérusalem et dans la région, et a visité les « prétendus » endroits de la destinée du Christ. Il s’est entretenu avec la communauté chrétienne et à mener des observations in situ. En faisant cela, il fait de l’ethnographie. Cette démarche qu’il initie bien après son expérience au contact de l’Ecole de Chicago, lorsqu’il rédige le texte intitulé « Chicago, expérience ethnique », en 1932, publié dans l’ouvrage L’école de Chicago d’Yves Grafmeyer & Isaac Joseph, nous permettra de rebondir sur une ethnologie urbaine en devenir…

Grafmeyer Yves & Joseph Isaac, L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Alençon : Ed. Aubier, 1990

Ethique et déontologie

Confinement, illustration de Marine Pradon, mars 2020

 

Suite aux événements récents concernant la position sociologique face à l’enquête sur la possible conséquence létale du vaccin contre le Covid-19, le CNRS a rappelé la charte déontologique co-signée en 2019. Il était temps !

Faisons tout de suite le constat qu’aucune charte de déontologie n’existait jusqu’à ce jour, et que l’initiative a été prise par le HCERES (haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur). Alors que deux INSA sont signataires de la charte, nous ne trouvons aucune école d’architecture. Ce billet prendra donc le relais du point 7 qui préconise :

« Les règles déontologiques doivent être intégrées aux cursus de formation, en particulier au sein des cursus de master et de doctorat, et leur apprentissage doit être considéré comme participant à la maîtrise du domaine spécifique de recherche. »

Mais la déontologie, c’est quoi ?

Selon le Petit Robert, la déontologie est formée du Grec deon ontos, devoir et de logos, discours. « Ensemble des devoirs qu’imposent à des professionnels l’exercice d’un métier ». On parle alors d’un Code de déontologie. Alors que les architectes ont un Code de déontologie, les chercheurs n’en étaient pas pourvu. Cela était dû pour une part aux conséquences de la Seconde Guerre mondiale et du refus de coopter avec les origines vichyssoises des codes établis à l’époque (médecine, architecture). Comme nous le percevons, il y a une grande dimension morale dans la notion même de devoir, ce qui pose un certain nombre de questions d’ordre éthique.

L’étique, toujours selon le même dictionnaire est « l’ensemble des valeurs, des règles morales propre à un milieu, une culture, un groupe ». On parle alors d’intégrité, un principe de base qui fonde la présente charte.

Chaque étudiant doit prendre part à cette information, lire la charte et en discuter parce que la dimension morale renvoie à des valeurs. Or, les valeurs appartiennent à l’histoire incorporée de chaque agent social. Cette charte s’adresse à tous les chercheurs et pas seulement aux chercheurs en sciences sociales. Mais nous y trouvons des bases communes, comme la rigueur méthodologique, l’intégrité face à la fraude, la transparence des données, l’honnêteté intellectuelle, le droit d’auteur, etc. Cette charte établie un certain nombre de règles sur lesquelles nous allons nous appuyer pour découvrir les outils et la méthodologie d’enquête.

L’apprentissage de la recherche doit se faire au contact des règles déontologiques de manière à éviter par la suite des déboires, des inconvenances et des mauvaises surprises. Par exemple, le plagiat est sanctionné et selon son importance, il peut aller jusqu’à l’exclusion ou l’annulation du diplôme. Dans notre école, les étudiants signent une charte anti-plagiat depuis 2011 (voir le règlement des études).

L’initiation à la recherche en Master

Symétrie au carrefour de la rue de Metz, Toulouse, 2018 © NJ

La présentation des billets va devenir plus austère du fait que nous sommes arrivés à la limite de la capacité de la mémoire disponible. Sauf à trouver une solution pérenne, je n’ajouterais plus d’images nouvelles. D’ailleurs, la plupart n’étaient pas de mon fait, ni de ma production ni de ma création (excepté pour certaines photographies). A la place d’une image, j’y mettrais le lien comme dans notre exemple du jour qui concerne l’étendue de ce que peut être la recherche en milieu universitaire.

L’image trouble la représentation et pose un biais épistémologique qu’il faut nécessairement contourner pour évacuer les sous-entendus qu’elle contient implicitement. De toute évidence, l’image vient renforcer le propos et parfois l’orienter.

Dans la carte mentale dont il est question, et que vous pouvez télécharger en format PDF, nous avons une représentation de ce qu’est la recherche. Comme je suis fan des cartes mentales je propose cette lecture en cinq points élaborés par le département de Rennes 1 sous la responsabilité de Julien Le Bonheur, que je remercie.

Le premier point concerne la « communauté scientifique » que l’on pourrait envisager sous la forme d’un cloud, parce qu’elle est partout et nulle part à la fois, et qui regroupe les lieux d’échanges des outils et des travaux, des recherches en cours, mais aussi les instances de censure et de validation, de promotion et d’autoconsécration. Le monde de la recherche n’est pas un monde de bienveillance, mais un monde de lutte. Il en sera peu question dans le séminaire puisque cette dimension n’est pas encore à l’ordre du jour.

Le second point aborde la question du « métier de chercher et de chercheuse » qui pointe l’aspect « en équipe » et en « collaboration » ce qui, de mon point de vue, est à relativiser. Dans son récent livre sur la controverse, Bruno Latour évoque justement les nombreux conflits présents autour des faits sociaux que l’on nomme « controverse ». L’idée essentielle étant que deux chercheurs vont s’affronter sur le versant de la preuve pour faire valoir leur hypothèse ou leur thèse. Nous sommes bien dans la lutte.

Derrière ces sept branches nous entrevoyons que le métier de chercheur est aussi une discipline : éthique, déontologique, exigeante, et de partage des connaissances et des savoirs. C’est ce dernier point qui intéressera nos étudiantes et nos étudiants car la fabrication du mémoire est une pièce essentielle dans la démarche de l’apprentissage de la recherche par la recherche.

Le troisième point questionne « la méthode scientifique« . D’un côté nous avons l’état de l’art, et la mise à plat des savoirs concernant un sujet donné, et de l’autre, nous avons les méthodes à proprement parler : observation, questionnement, enquête et analyse. Les méthodes ne sont pas universelles, et chaque discipline organise ou hiérarchise ses méthodes. Par exemple, l’observation que l’on trouve au fondement même de la recherche n’a pas la même valeur que l’on soit sociologue, anthropologue ou géographe. Il y a aussi un rapport d’échelles qui fait que l’on n’observe pas la même chose ou pas à la même distance. Evidemment, les méthodes sont au centre des apprentissages et nous y consacrerons une bonne partie du premier semestre. Cependant nous retrouvons la même démarche intellectuelle et la même volonté de découverte.

Le quatrième point porte sur la « société« , un terme assez obscure, car qui peut vraiment dire de quoi il s’agit ? Par exemple, qu’elle est l’origine de la demande sociale ? Qui sont les destinataires et les promoteurs d’une recherche ? Cela pose la question du regard critique et de la critique des sources comme des enjeux. Mais le point de départ est de considérer que la société existe, contrairement à ce que pouvait prétendre Margaret Thatcher (1925-2013), et qu’elle est constituée d’individus dont la somme est supérieure à la somme des individus qui la compose. Ainsi la ville, c’est d’abord une somme d’individus en mouvement (curieusement, une situation fixe peut être perçue comme un mouvement zéro).

Enfin, le cinquième point concerne la « qualité des chercheurs et des chercheuses » que l’on peut approcher par des adjectifs qualificatifs positifs : curiosité, rigueur, intuition, ténacité, goût pour l’exploration, honnêteté intellectuelle, doute constructif, etc. C’est la dimension du savoir-être qui forme un des axes d’apprentissage du séminaire.

Voilà pourquoi cette carte heuristique me paraît coller avec les attendus du séminaire et qu’elle offre une qualité visuelle assez large. Comme me l’a suggéré Julien Le Bonheur, nous pourrions contribuer nous aussi à cette démarche didactique et produire notre propre carte mentale autour de la Ville en mouvement : marges, limites, frontières…

 

=> Clémence Seurat & Thomas Tari, Controverses. Mode d’emploi, Forccast, Sciences Po, 2021

Tenir son journal de terrain

De Marees, Pieter. Description et récit historial du riche royaume d’or de Guinea, aultrement nommé la Coste d’or de Mina, gisante en certain endroict d’Africque…. 1605. BNF

 

« Quelle différence entre l’image qu’un homme se fait de sa vie, et ce qui lui advient en réalité » (Malinowski 1985 : 36).

 

Se préparer à un nouveau terrain de recherche passe par différentes étapes que nous allons voir : aujourd’hui le journal de bord.

Bronislaw Malinowski (1884-1942) est un anthropologue polonais, considéré comme le père de l’anthropologie fonctionnaliste anglaise et père de la méthode dite de l’observation participante. Pour le lecteur profane, voilà déjà trois notions qu’il faudra approfondir sur l’Internet. Mort à 58 ans en 1942, il faudra attendre 1967 pour que sa femme publie les deux campagnes (1914-1915) et (1917-1918) de son journal de terrain australien. Cette publication a produit un choc dans la communauté des ethnologues et anthropologues à travers le monde (sa lecture vous permettra de comprendre pourquoi).

Le journal de terrain est le carnet dans lequel l’ethnographe note tout ce qu’il se passe au cours de ses journées sur son terrain. Chaque jour, l’exercice de cette discipline lui permet de mesurer l’évolution de sa pensée, de confirmer ou d’infirmer ses hypothèses, de noter et de mémoriser ses impressions, ses déceptions, ses attentes, etc. Avant la publication de son journal, beaucoup d’ethnologues plaçaient Malinowski  sur un piédestal, et je crois même qu’il avait une sorte d’auréole au-dessus de sa tête. Non pas qu’il était considéré comme un saint, mais qu’il avait une droiture et une méthode rigoureuse qui servira de modèle à des générations entières.

L’étonnement et la déception de ses écrits a plongé l’anthropologie dans une crise passagère, mais il a fallu attendre 1985 pour lire ce texte en français traduit par l’anthropologue Tina Jolas. (Tina Jolas a fait partie du groupe des quatre femmes de Minot qui se sont penchées dans les années 1980 sur l’ethnologie d’un village français. Mais on lui doit surtout des traductions d’auteurs variés (poètes, écrivains et anthropologues). Elle a notamment participé à la traduction du Seigneur des anneaux de J.R.R Tolkien. C’est pas rien !)

Ce qui deviendra le journal de bord est plus proche du  journal intime que du carnet d’enquête dans lequel on note à la volée des expressions, des idées ou des croquis pris sur le vif pendant la journée. Lorsqu’arrive le soir, on revient sur sa journée de terrain et on écrit ses pensées, ses réflexions, et les différents moments importants qui ont marqué la journée. Je reproduis ici la première page de son journal.

« Port Moresby, le 20 septembre 1914. Le 1er septembre a marqué une nouvelle époque de ma vie; j’entreprends ma propre expédition en zone tropicale. Le mardi 1-9-1914, j’avais été avec l’Association britannique jusqu’à Toowoomba. Rencontré Sir Oliver et Lady Lodge. Je bavardais avec eux, et il m’offrit son aide. La fausseté de ma position et les tentatives de Stas pour « rétablir les choses », mes adieux à Désiré Dickinson, ma colère envers Stas, qui s’est muée en une rancune tenace, laquelle persiste à ce jour — tout ça appartient à la période précédente, celle du voyage en Australie avec l’Association britannique. Je suis retourné à Brisbane tout seul, dans un wagon-salon, lisant le Handbook sur l’Australie. A Brisbane, je me suis senti abandonné de tous et j’ai dîné seul. Soirée avec [Fritz] Gräbner [ethnologue allemand] et Pringsheim, qui espèrent pouvoir rentrer en Allemagne. Nous parlons de la guerre. Etroitement liés à mes souvenirs de cette période, il y a le vestibule de l’hôtel Daniell, son mobilier de pacotille, l’escalier bien en vue. Je me rappelle mes visites matinales au musée en compagnie de Pringsheim… »

Malinowski raconte ses journées, ses impressions, les personnes qu’il rencontre, etc. dans son journal de terrain que les ethnologues ont après lui consacré parmi les outils d’enquête. Pour toutes celles et tous ceux qui voudront approcher les méthodes de l’ethnographie, il vous faudra par conséquent un carnet d’enquêtes et un journal de bord. Dans la mesure où le journal de bord ne sera lu que par vous, vous pourrez y coucher vos réflexions les plus intimes, vos frustrations et vos joies les plus secrètes. Sa destinée n’est pas d’être publié, et l’exemple du journal de Malinowski est une exception, jugée nécessaire et utile à la communauté anthropologique.

Au niveau de la préparation, Malinowski n’emmène pas avec lui de manuel d’ethnographie, car cela n’existe pas. Il prend quelques livres et l’équivalent du Guide du routard pour découvrir le peuple et la région. Faites-en autant.

Sur tous les lieux où vous allez vous rendre, vous pouvez consulter l’histoire, la géographie, l’économie des lieux. Aujourd’hui, vous trouverez des sociologies, voire des ethnologies des lieux d’accueil. Renseignez-vous sur les expressions les plus courantes, les habitudes alimentaires mais aussi les habitudes de vie, ce qu’on appelle sauvagement la culture dans laquelle vous allez être plongé·e durant un an. Et notez chaque jour tout ce qui se rapporte à votre découverte des lieux et du milieu que vous allez partager avec d’autres.

 

=> Bronislaw Malinowski, Journal d’ethnographe, (1967), traduit de l’anglais par Tina Jolas, Paris: Seuil, 1985

Des vacances roboratives ou pas

 

Christian Darles 1949-2021

 

Le temps des vacances est un temps social destiné à reprendre pied dans la longue course des illusions néolibérales. C’est un temps personnel de réaffirmation d’un savoir-être, un temps de prise de recul ou de distance qui va permettre un travail sur soi. C’est un temps socialement accepté pour permettre de rebondir sur des activités passées, et de prendre des décisions (de bonnes décisions) pour un retour social à la rentrée.

Le calendrier grégorien ne coïncide pas avec le calendrier de l’entreprise et de l’école. Mais la vie économique est à la fois calquée sur le rythme scolaire et sur le rythme annuel, notamment pour tout ce qui concerne l’impôt et les taxes. Rite de passage profane, l’été entre en vacances, mais la réalité pour beaucoup d’étudiants c’est de devoir travailler pour provisionner leur compte. Pour d’autres, c’est faire des stages et acquérir de l’expérience professionnelle. Une enquête de l’Insee montre qu’un quart des étudiants travaillent durant leurs études en région Auvergne-Rhône-Alpes. Ce qui correspond tout de même à plus de 81 mille jeunes.

 

Insee Flash Auvergne, n°70, février 2020

Il est par conséquent discutable de proposer une liste de lecture de vacances alors que certains étudiants et étudiantes n’auront pas le temps d’en éplucher les premières lignes. C’est pourtant ce que j’ai l’habitude de faire. Et si cette année, mon conseil serait de ne rien faire, ou plutôt de faire autrement et autre chose que ce que l’on fait d’habitude ? Il y a par conséquent quelque chose de l’ordre de la morale dans cette injonction à utiliser son temps libre à des fins utilitaires. Doit-on se sentir coupable si l’on n’ouvre aucun livre durant l’été ?

Pour ma part, j’ai terminé cette année avec un article de pédagogie et j’entends consacrer une partie de mon temps à approfondir un certain nombre de notions. C’est très curieux. J’ai rencontré l’œuvre de Paulo Freire au début des années 2000, lorsque j’ai commencé mon enquête de terrain sur l’unité d’habitation Le Corbusier à Firminy. Un anthropologue qui vivait là-bas avait passé quelques années au Brésil et était revue au début des années 1970 avec un ouvrage sur la cause amérindienne. Juste avant sa mort, il a traduit un ouvrage de l’architecte Lucio Costa. Mais cela ne m’avait pas accroché à l’époque. Et il a fallu attendre vingt ans pour que je me décide enfin à entrer dans son œuvre. Paulo Freire appartient au courant de la pédagogie critique très développées hors de France, et qui commence à trouver sa place ici. Elle permet de conscientiser l’apprenant sur les formes d’inégalités économiques, de genre, sociale, etc. Cette approche résonne avec les intentions pédagogiques du séminaire et les attendus critiques que nous essayons de transmettre.

La lecture alimente une réflexion. D’autres formes sont tout aussi valables, comme la méditation, le recueillement, l’auto-analyse. Mais la lecture permet de ne pas tourner en rond. Se changer les idées comme on dit, c’est faire un pas de côté, c’est prendre une décision sur le long terme, c’est entrevoir des perspectives d’avenir. Finalement peu importe ce que l’on va faire cet été, pourvu que l’on revienne rassuré et impliqué pour une nouvelle année, dès septembre.

A la mémoire de Christian Darles

Bravo à Chaimæ et Telida !

Planche extraite du Noël d’Auggie Wren, Paul Auster, illustration de Jean Claverie, Actes Sud Junior, 1998

 

En cette fin de semestre et cette fin d’année universitaire, le calendrier nous a congratulé de deux soutenances à la fois différentes et assez proches, puisqu’il s’agissait, finalement, de réfléchir à la question du partage des espaces urbains autour des populations paupérisées.

Le travail de Chaimæ tournait pour sa part dans un petit « grand ensemble » au nord de Toulouse. Elle a abordé les difficultés de dialogue entre les habitants et les responsables de la politique de la ville. Le tout dans un contexte de pandémie, d’accessibilité problématique aux personnes et aux associations, etc. Elle a malgré tout su bien se débrouiller.

Quant à Telida, elle a investi son temps et la démarche de recherche sur l’ensemble des îles du Grand Ramier pour effectuer un travail de recherche sur les populations en habitat précaire. Son travail s’est appuyé sur des relevés cartographiques, et des récits de témoignages des habitants et de personnalités municipales.

Ces mémoires seront disponibles à la bibliothèque l’année prochaine, et mon intention n’est pas d’en faire un résumé. Comme j’ai récupéré le train en marche, j’ai découvert des travaux « en chantier » ou en voie d’aboutissement. Cet après-midi, en assistant aux soutenances, une image a ressurgi et j’ai couru feuilleter le livre de Jane Jacobs pour livrer ici son point de vue sur la notion de « poumon vert ».

A propos des urbanistes et des aménageurs, Jane Jacobs écrit en 1961 :

« Mais ce qu’il faut d’abord faire, si l’on veut vraiment comprendre la façon dont les villes et leurs espaces verts s’influencent réciproquement, c’est cesser une fois pour toutes de confondre le rêve et la réalité comme le font les urbanistes. Ceux-ci cultivent en effet une idée absurde venue tout droit de la science fiction, qui consiste à affirmer que les espaces verts sont « les poumons de la cité ». Or, il faut plus d’un hectare de bois pour absorber l’anhydride carbonique dégagé par la respiration, la cuisine et le chauffage d’un foyer composé de quatre personnes. En réalité, ce sont les grandes masses d’air qui circulent au-dessus de nos têtes qui sauvent les cités de la suffocation, pas les espaces verts ».

 

Planche extraite du Noël d’Auggie Wren, Paul Auster, illustration de Jean Claverie, Actes Sud Junior, 1998

 

Thierry Paquot n’avait pas à l’époque de cette réédition sa propre maison d’édition (Terre urbaine), car je pense qu’il l’aurait publié chez lui.

Ce cheminement m’a conduit à ouvrir la biographie de Gilles Clément à la page du tiers-paysage.

« Le Tiers-Paysage — fragment indécise du Jardin Planétaire — désigne la somme des espaces où l’homme abandonne l’évolution du paysage à la seule nature. Il concerne les délaissés urbain ou ruraux, les espaces de transition, les friches, marais, landes, tourbières, mais aussi les bords de routes, rives, talus de voies ferrées… »

Voilà comment les cheminements permettent d’ouvrir à de nouvelles connexions ou bien à re-découvrir cette ville en mouvement perpétuelle. Car comme le dit Siri Hustvedt, la femme de Paul Auster : « On est en mouvement perpétuel jusqu’à notre mort ».

Alors longue vie à nos deux futures architectes !

 

=> Paul Auster, Le Noël d’Auggie Wren, illustrations de Jean Claverie, Actes Sud Junior, 1998

=> Gilles Clément & Louisa Jones, Une écologie humaniste, Genève, Aubanel, 2006

=> Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, (1961), Marseille, Parenthèses, 2012

 

Qu’est-ce qu’un prolo ?

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/17/antifasciste-antitotalitaire-george-orwell-penseur-visionnaire-du-xxie-siecle_6026153_3232.html

 

Dans la littérature orwellienne, le terme de « proles » désigne la classe la plus basse qui règne dans les quartiers « chauds » de la ville. Une immensité populaire de corps dépenaillés qui arpentent les faubourgs et se rassemblent dans des lieux emblématiques pour scander des slogans xénophobes à la gloire de Big Brother.

De « prole » à prolo, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi dans le contexte des années 1940 et qu’Orwell associe au petit peuple sans éducation, sans écriture et sans culture. Mais les prolétaires ne sont-ils réduits qu’à cette image ?

Les Trésors de la Langue Française (TLF) nous permettent de mieux cerner cette notion. « Dans l’antiquité romaine, le prolétaire était le citoyen de la dernière classe déterminée par le cens; exempt d’impôt, n’ayant d’autre bien que sa personne il tenait cette dénomination du fait que son seul espoir de richesse était dans les enfants qu’il pouvait procréer (proles: lignée) (BERN.-COLLI 1981) », nous est-il rapporté. Cette définition coïncide bien avec le sens que donne Orwell dans son livre, réédité en France cette année dans sa version intégrale.

Mais où vivent les prolétaires, ces « gens de peu » qui triment leur vie durant à la recherche d’une ascension sociale qui n’arrivera jamais ? Dans les « quartiers prioritaires » ? Dans les Zones urbaines sensibles ? Sensibles à quoi ? Où vivent les femmes de ménages, des employés destinés à remplir les distributeurs de boissons des gares, les agents de nettoyages, les hordes de livreurs à vélo qui dès le soir venus parcourent la ville pour livrer les victuailles (du Mc Do au sandwich Sarran) ? En plein confinement, cette population a pourtant été en première ligne pour assurer la continuité économique.

 

Contrat de ville – quartiers prioritaires, SIG-Ville 2021

 

Dans cette carte tirée du SIG-Ville, les quartiers prioritaires sont en bleu, et en rouge nous avons les ZUS (zone urbaine sensible). Nous noterons que les « quartiers prioritaires » sont ceux dans lesquels les RASED (réseau d’aide spécialisés aux élèves en difficultés) ont été supprimés. De quelle priorité s’agit-il ? Ces données sont pourtant connues des preneurs de décision.

 

 

Conférence d’Eric Uyttebrouck de  l’université Libre de Bruxelles, mai 2021

 

Le tableau ci-dessus, tiré de l’observatoire des inégalités,  montre en bleu clair la part des enfants de cadres supérieurs en fonction du diplôme, alors que les bâtons noirs montrent la même chose mais pour les enfants d’ouvriers. Nous remarquons une inversion des tendances, alors que la proportion des enfants de cadres supérieurs et d’ouvriers est légèrement plus élevée au collège. Si le « collège unique » institué en 1975 offre à toutes les classes sociales l’idée d’un enseignement commun, nous constatons un éclatement à la sortie qui illustre les disparités entre classes sociales, et le rapport entre classe sociale et le niveau scolaire acquis.

Cependant, le terme de « prolo » semble avoir disparu du vocabulaire au profit de la « classe moyenne » qui n’est pas un synonyme, plus valorisante, plus floue, plus incertaine. La société souhaite-t-elle cacher cette classe « honteuse » ?

 

=> George Orwell, 1984, traduit par Celia Izoard, Marseille : Agone, 2021

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