Premières, Madame Bovary, explication N°4: La Mort d’Emma

Troisième partie, chapitre VIII

De « Il ne fallait peut-être pas désespérer » à « Elle n’existait plus  »

Introduction:

Au moment où Emma comprend que ses dettes vont être révélées au grand jour (la saisie de ses biens a été annoncée à Yonville), elle tente tout d’abord de trouver l’argent nécessaire en sollicitant les gens qu’elle connaît, et la succession de ses échecs (Maître Guillaumin, Binet, Rodolphe) l’amène à considérer que la seule voie qui lui est offerte reste le suicide. Elle vole donc dans le capharnaum d’Homais de l’arsenic, qu’elle « mange » aussitôt sous le regard effrayé de Justin qui lui a ouvert la porte.

Lorsqu’on envisage la mort d’autres héroïnes romanesques dans des ouvrages qui ont précédé Madame Bovary (on peut évoquer les morts de Manon Lescaut, dans le roman éponyme de l’abbé Prévost, celle de Virginie, dans Paul et Virginie de Bernardin de Saint Pierre, voire celle d’Atala dans le récit de Chateaubriand)  on mesure l’enjeu littéraire que constitue l’écriture de cette page: comment Flaubert va-t-il traiter ce thème éminemment romanesque, thème dont le pathétique inévitable semble peu convenir à son tempérament?

I La mort de l’héroïne: réalisme et pathétique

1) Une mort ritualisée

La mort d’Emma s’inscrit dans une forme parfaitement ritualisée: il s’agit d’une mort publique, aboutissement d’une agonie qui a duré toute la nuit et une partie de la journée suivante. Sont présents Félicité, la domestique, le docteur Canivet, Homais le pharmacien, et Charles.

Dans les lignes qui précèdent, Flaubert a longuement décrit l’administration de l’extrême onction, ce qui ajoute à la solennité du moment. Le pathétique est d’emblée représenté par le personnage de Charles: fidèle à lui-même, toujours prompt à s’illusionner, il espère une rémission. En présentant au style direct sa pensée même « Il ne fallait peut-être pas se désespérer« , alors que la mort d’Emma est imminente, Flaubert en fait un personnage pitoyable, dont il détaille ensuite les « sanglots étouffés« .

2) La composition d’un tableau

De fait, dans l’ordre du pathétique, Flaubert compose un véritable tableau: tous les participants sont saisis dans une attitude précise, et les circonstances imposent à la scène une religiosité que seuls les deux hommes dits de science peinent à admettre. Ainsi « Félicité s’agenouilla devant le crucifix » (la piété commune, si l’on peut dire). Homais, quant à lui, « fléchit un peu les jarrets« . L’ironie de Flaubert se manifeste avec l’emploi du terme « jarret » (sens technique: zone de la jambe située derrière le genou). Le pharmacien, malgré son anticléricalisme se laisse contaminé par l’atmosphère, même s’il ne le reconnaitra jamais. Même malaise chez Canivet qui « regardait vaguement sur la place « . L’adverbe « vaguement  » souligne bien qu’il s’agit là d’une posture, destinée à dissimuler un mal-être diffus. Le prêtre est ensuite évoqué dans une attitude conforme à sa fonction: « Bournisien s’était remis en prière« , la place qu’il occupe, près du lit, et la mention de « sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans l’appartement » marquent bien l’importance que la scène lui confère. Flaubert décrit en dernier Charles, dans une attitude entièrement tendue vers Emma: « à genoux, les bras étendus vers Emma« , « il avait pris ses mains et il les serrait » (la seule divinité de Charles reste sa femme).

Le tableau est ainsi construit selon une gradation croissante en fonction de l’importance des personnages.

3) Une mort dramatisée (théâtralisée)

Mais Flaubert ne se limite pas à un tableau: il l’anime, et donne à la mort d’Emma un aspect dramatique au sens théâtral du terme (une mort en « action » si l’on peut dire). Deux moments se distinguent clairement, avant et après l’intervention de l’Aveugle (Le « Tout à coup » marque une rupture violente). Mais à l’intérieur même de ces deux moments, Flaubert joue sur les rythmes, alternant phases lentes et phases accélérées.

Ainsi la contemplation du miroir marque un temps ralenti: « lentement« , « quelque temps« , longue phrase descriptive. A l’inverse la crise qui suit est caractérisée par la rapidité: « rapidement« , « effrayante accélération« , « secouées« , « des bonds« . Cette même opposition se retrouve dans la deuxième partie: tandis que la chanson de l’aveugle, rapportée au style direct étire le temps, les réactions d’Emma rapportées au passé simple « se releva », « se mit à rire », « une convulsion la rabattit » sont aussi violentes que brutales.

Mai si Flaubert accorde bien à cette scène toute l’importance que le thème exige, on ne peut dire que son héroïne meurt apaisée et sereine.

II Une mort violente

1) La tempête du corps

Cette tempête s’abat sur le corps d’Emma, corps qui est alors doué d’une vie propre: l’unité corporelle se disloque, chaque élément se détache et agit de lui-même: « Sa poitrine se mit… », « La langue lui sortit de la bouche« , « Ses yeux, en roulant, pâlissaient... ». L’évocation de « ses côtes secouées par un souffle furieux »  va dans le même sens, et l’allitération en f et s appuie cette violence.

De ce fait, les réactions du corps suscitent une certaine horreur, qui vient s’opposer à la beauté qui était celle d’Emma autrefois: les détails de la langue « toute entière sortie de la bouche« , ainsi que des yeux qui roulent font naître une certaine répulsion, que la comparaison avec les « globes de lampe qui s’éteignent » appuie. Car si Flaubert reprend là une métaphore habituelle (la lumière comme image de la vie), il lui ôte toute possible poésie, les « globes » renvoyant trop clairement aux yeux exorbités de la jeune femme.

Cette horreur est redoublée par l’insistance sur le bruit: « haleter« ,  » le râle devenait plus fort« , bruit que Bournisien et Bovary semblent vouloir étouffer, l’un par ses oraisons, l’autre part ses sanglots.

2) La terreur de l’âme

La deuxième partie du texte ne renvoie plus au corps, mais bien plutôt à l’esprit ou à l’âme d’Emma: la chanson de l’aveugle provoque une réaction violente, que Flaubert évoque par la comparaison « comme un cadavre que l’on galvanise « , le terme « galvaniser » renvoyant à l’électricité. La description « les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante » est celle de la folie et renvoie à l’opéra Lucia de Lammermoor de Donizetti, dans lequel l’héroïne malheureuse finit par perdre l’esprit, et apparaître ainsi sur scène, après avoir tué son mari. Emma et Charles avaient quitté la salle avant le dénouement, mais celui-ci avait  remarqué alors: « Elle a les cheveux dénoués: cela promet d’être tragique« .

L’aveugle dont Emma se souvient alors lui apparaît comme une figure terrifiante, une figure liée à la mort et à la damnation: « la face hideuse« , « les ténèbres éternelles« , « l’épouvantement » , autant d’expressions qui font du personnage une allégorie de la mort et du châtiment, venue emmener Emma. On peut penser par exemple à la figure mythologique de Charon, toujours décrit comme un hideux vieillard (Aux enfers, c’est lui qui conduit la barque que toutes les âmes doivent emprunter pour traverser le fleuve des Enfers, le Styx).

3) La confusion des états

Mais ce qui rend le passage encore plus troublant, c’est que Flaubert brouille les frontières et fait de cette mort une sorte de mystère difficile à appréhender. Ainsi il multiplie dans cette page les comparaisons comme s’il cherchait à rendre compte par ce procédé d’une réalité presque impossible à saisir autrement: « comme quelqu’un qui se réveille d’un songe« , « comme au contrecoup de quelque ruine qui tombe« , « comme si l’âme eût fait des bonds« .

Plus particulièrement, Flaubert entretient la confusion entre la vie et la mort: « à la croire déjà morte », « comme un cadavre qu’on galvanise« . De fait, le moment même de la mort est éclipsé: « une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus« . Le rythme, rapide (14/4/6), aboutit à un « après » brutal. Le dernier mot du chapitre « Plus » est également très ambigu: car il peut bien être le « plus » de « jamais plus », que celui de « toujours plus » qui aurait pu caractériser l’insatisfaction perpétuelle de Madame Bovary.

Niccolò RENIERI (1591-1667) Femme au miroir

III Emma, une héroïne qui s’échappe

Cette absence de sérénité finale montre qu’Emma ne rentre pas dans le cadre de la « belle mort ». De fait, si le début du passage peut faire croire à une mort expiation, qui réhabiliterait la femme adultère enfin revenue de ses erreurs, la fin du chapitre vient nuancer ce propos.

1) L’image du repentir?

Dans un premier temps, il semblerait qu’en mourant Emma expie ses fautes, et Flaubert donnerait ainsi une portée morale édifiante à son roman. Ainsi la contemplation du miroir (qui s’oppose au moment où la jeune femme se regarde dans une glace après la promenade en forêt avec Rodolphe, « J’ai un amant« ) s’inscrit dans la thématique des vanités: remords et prise de conscience de la pécheresse, comme en témoignerait la mention « des grosses larmes« . Sa réaction ensuite, « elle se renversa la tête » montrerait un comportement volontaire, une acceptation de la mort prochaine.

On remarque aussi dans ce paragraphe la présence écrasante de Bournisien: d’abord parce que son costume semble avoir envahi tout l’espace de la chambre: « avec sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans l’appartement« , mais aussi parce sa voix remplit toute la scène: « tout semblait disparaître dans le lourd murmure des syllabes latines » (allitérations en s). A tel point qu’il est lui-même assimilé « au glas de la cloche » (le glas est la sonnerie de cloche que l’on fait tinter pour un personne qui vient de mourir).

Blog qui s’intéresse au thème du miroir dans la peinture

2) L’irruption de l’aveugle

L’entrée en scène de l’aveugle s’inscrit en rupture absolue: venu de l’extérieur, il se signale par « un bruit de gros sabots » (assonance en o), expression qui pourrait s’interpréter au sens figuré! Quant à sa chansonnette grivoise, elle s’oppose pour le moins aux prières de Bournisien!

L’aveugle est souvent un personnage dont l’infirmité est interprétée de manière positive: échappant par la cécité aux sollicitations du monde extérieur, il est plus à l’écoute de vérités intérieures qu’il peut communiquer aux hommes: la figure du devin aveugle s’incarne dans le personnage mythologique de Tirésias, et Sophocle dans Oedipe-roi a largement développé cette opposition entre Oedipe, voyant mais aveugle à l’horreur des actes qu’il a commis, et Tirésias aveugle, mais connaissant toute la vérité.

Quelle vérité l’aveugle transmet-il à Emma, au seuil de la mort? Le grotesque de ses amours, la confusion des sentiments avec ce qui n’était que la satisfaction de désirs sexuels dérisoires. La chanson évoque la vie même d’Emma, depuis sa rencontre avec Charles pendant l’été qui a suivi l’accident du père Rouault, jusqu’à ces multiples amants (« les épis que la faux moissonne« , la faux renvoie à l’image habituelle de la mort). L’image finale la présente le jupon retroussé, pauvre Nanette  ridiculisée. Cette irruption du cynisme et du grotesque subvertissent la valeur morale de la page. Emma a vécu (et est morte) pour si peu de chose…

3) La prise de conscience

Quant au rire d’Emma, décrit par trois adjectifs, dont la longueur est croissante (« atroce« , 2; « frénétique« , 3; « désespéré) », il suggère qu’Emma a compris le message de l’aveugle. Il serait une sorte de réaction de défense devant l’angoisse de ce qu’elle découvre: « les ténèbres éternelles » sont celles du néant, de l’absence totale de transcendance.

Ce rire lui confère aussi une dimension infernale, en opposition absolue avec la religiosité de Bournisien (Souvent le rire est attribué au diable).

Conclusion:

En faisant mourir Emma après ce rire, Flaubert ruine l’image pieuse du repentir: assurément, elle n’a rien à voir avec les héroïnes dont la mort rachète les fautes (Manon Lescaut), ni avec les vierges martyrs comme Virginie ou Atala. Ainsi, même dans la mort, elle ne peut rejoindre ce monde romanesque qu’elle affectionnait tant. Cependant, en suggérant cette ultime prise de conscience, Flaubert lui a conféré une grandeur désespérée, qui sans doute, lui permet d’obtenir, aux yeux du lecteur, ce statut d’héroïne de roman auquel elle a aspiré toute sa vie..

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