Premières: Roberto Zucco: I L’évasion

Explication

Bernard Marie Koltès, Roberto Zucco,

Affiche de spectacle

Introduction

Dernière pièce écrite par BMK avant sa mort des suites du sida en 1989, Roberto Zucco a été inspirée par un personnage réel, Roberto Succo, meurtrier dangereux, reconnu comme malade mental. De son vivant, BMK n’a pas vu sa pièce représentée au théâtre, la première mise en scène de celle-ci ayant eu lieu seulement en 1990, à la Schaubuhne de Berlin. On peut également rappeler que la pièce a été interdite, lorsqu’il a été question de la représenter dans les villes où avait sévi le véritable tueur. L’étude de la première scène nous amène à nous interroger sur nos horizons d’attente: que pensons-nous trouver dans cette première scène? Correspond-elle à cette fameuse scène d’exposition, à laquelle le théâtre classique nous a habitués?
Intitulée « l’évasion » , elle fait apparaître deux personnages secondaires : les gardiens de la prison. Si elle déjoue nos attentes et semble essentiellement comique, elle met également en place les éléments premiers de l’univers insolite dans lequel la pièce entière baigne.

I Une scène d’exposition pervertie

1) Le refus du vraisemblable ou du réalisme

Cette première scène déçoit totalement un spectateur avide de savoir: aucune indication de lieu ou de temps véritablement précise, aucune information importante non plus. On apprend seulement l’évasion de Roberto Zucco, personnage qui vient d’être arrêté pour le meurtre de son père. La scène s’organise autour de la conversation des deux gardiens de prison, dont c’est la seule apparition de toute la pièce. A la fin de cette scène, nous ne savons rien des personnages qui vont apparaître dans la suite du texte.

De même, Koltès refuse d’emblée les références réalistes au véritable Succo: ainsi il nous présente le personnage comme ayant tué son père seulement (alors que le vrai Succo a tué ses deux parents le même jour, d’abord sa mère puis son père). De même, le vrai meurtrier ne s’est jamais évadé de prison. Condamné à dix ans d’internement en hôpital psychiatrique, il avait été autorisé à se rendre seul à l’université, et a profité de l’occasion pour s’enfuir, mais à aucun moment il n’a pu échapper à la prison, même si lors de sa deuxième arrestation il est monté sur les toits pour narguer ses gardiens.

En revanche, Koltès inscrit la pièce dans la littérature, en choisissant de multiplier les références à la première scène du Hamlet de Shakespeare.

Traducteur de Shakespeare pour le théâtre, BMK connaît bien son théâtre et cette première scène s’apparente clairement à la première scène d’Hamlet.

2) Une ouverture shakespearienne

Les ressemblances:

Le choix du lieu : « Platform » (terrasse chez Shakespeare) ; ici « chemin de ronde d’une prison » : le choix même de l’expression « chemin de ronde » peut évoquer un château moyennageux (les remparts d’Elseneur »). En même temps, le terme de « ronde » suggère un monde clos sur lui-même, fermé, ce qui accentue l’image carcérale. (Mais ce sont les gardiens qui tournent en rond).

Le choix du moment : même scène nocturne, aux lisières du jour (la naissance du jour fait disparaître le fantôme dans Hamlet) ; ici, la première didascalie « à l’heure où les gardiens, à force de silence et fatigués de fixer l’obscurité » évoque la longueur et la profondeur de la nuit, là encore envisagée du point de vue des gardiens (un monde où toutes les frontières se mêlent : le gardien de prison est aussi prisonnier). Noter que la didascalie met en jeu une allitération en f qui peut suggérer la lassitude.

Les personnages : deux soldats chargés de monter la garde (Bernardo et Franscisco, relayés par Marcellus et Horatio), deux gardiens chez Koltès. En ne leur donnant aucun nom précis, K accentue la pure fonction à laquelle ils sont réduits. De même, K conserve l’opposition que l’on trouvait déjà chez Shakespeare : le sceptique (celui qui pense qu’il n’y a rien à voir, qui nie l’existence du fantôme), le convaincu.
Dans le détail même du texte, K s’amuse à évoquer Hamlet : ainsi il est question à plusieurs reprises des « oreilles » (« l’idée sans les oreilles », « les oreilles tendues », « nos oreilles ») ce qui renvoie à la réplique de Bernardo : « permettez nous de donner un nouvel assaut à vos oreilles qui sont si bien fortifiées contre le récit de ce que nous avons vu depuis deux nuits »
« And let us once again assail your ears,
That are so fortified against our story,
What we two nights have seen. »

les différences

L’apparition elle -même :

Shakespeare :
Un fantôme
Le père
Assassiné par sa femme et son frère

Koltès
Un être réel
Le fils
Le meurtrier de son père

Le personnage de Zucco est présenté comme inhumain : il s’apparente à un animal :le deuxième gardien le qualifie à deux reprises de «bête », ce qu’il appuie avec deux adjectifs : « furieuse », « sauvage ». En même temps, l’utilisation de l’indéfini « une » semble dédouaner déjà Zucco : n’appartenant pas à l’humain, en quoi peut-il être jugé responsable de ce qu’il fait ? (A rapprocher du passage où il se définit lui-même comme un « rhinocéros »).

II Une scène comique

Là encore Koltès reste fidèle au théâtre de Shakespeare et au mélange des genres qui caractérise le drame élisabéthain (comique et tragique)

1) Un comique de situations : deux gardiens de prisons se retrouvent :

Tout d’abord dans une situation où leur présence apparaît comme totalement inutile : la didascalie initiale : « les gardiens, à force de silence et fatiguer de fixer l’obscurité, sont parfois victimes d’hallucinations » discrédite totalement la première réplique, elle même déjà à la forme interrogative : « Tu as entendu quelque chose ? ».
Cette inutilité est largement accentuée par les premières répliques : le terme « rien » est répété à 10 reprises et plusieurs fois accentué par sa place dans la phrase : « ne fixer rien », « à me guetter rien » (COD placé après le verbe, et non seulement négation composée).
La modernité de la prison évoquée dans la deuxième réplique sert également à montrer que leur présence est vaine : la gradation descendante : « grilles, passoires, tamis », l’utilisation des formules hypothétiques « S’il passait » , « Il faudrait », la métaphore finale du criminel « liquide » (répété deux fois) accentuent encore l’inutilité de ces deux gardiens, qui de ce fait passent pour deux idiots.

Mais deuxième effet comique : il y a bien évasion et les gardiens ne voient rien, alors que le premier gardien a bien pris soin de justifier leur présence « pour empêcher les évasions » . Bien mieux, alors que le dialogue semble se répéter :
« Tu as entendu quelque chose  » / / « Tu ne vois pas quelque chose ? »
« Non, rien du tout » // « Non, rien du tout »
« Non, mais j’ai eu l’idée d’entendre quelque chose » // « Non, mais j’ai l’idée de voir quelque chose
Le premier gardien renonce, alors que le second commence à deviner quelque chose (les rôles s’inversent), mais sans savoir quoi. Et ce n’est qu’au moment où Zucco disparaît que les gardiens voient réellement : les didascalies accentuent le paradoxe :
« Zucco commence à disparaître » // « C’est un prisonnier qui s’évade » (réalité en train de se faire : utilisation du présent : «commence », « qui s’évade »
« Zucco a disparu »// » Putain, tu as raison, c’est une évasion ». (Action accomplie : passé composé « a disparu », nominalisation : « une évasion »).

2) Comique de caractères : deux gardiens, deux clowns qui ne cessent de se disputer, de manière habituelle et répétitive

(« On finit toujours par s’engueuler »). De fait, ces deux adverbes toujours ou jamais scandent tout le début du dialogue :
« Tu n’entends jamais rien »
« Tu n’as jamais d’idée ».
« Tu n’entends jamais rien ».
L’aspect comique de leur opposition est appuyé par l’utilisation du même vocabulaire indéfiniment repris : ainsi le verbe «entendre » est utilisé 11 fois dans les vingt premières lignes, selon un système d’affirmations négations proches du NON/ Si des enfants.
En même temps, les deux personnages se différencient au cours de la scène : le deuxième gardien se pique de réfléchir : il évoque «notre univers intérieur », «nos paysages intérieurs », termes qui suggèrent une vie spirituelle et méditative, et semble se poser des questions existentielles :
  « Est-ce que tu crois à l’univers intérieur » « Comment crois-tu que quelqu’un peut avoir l’idée de poignarder ou d’étrangler… » Noter l’emploi par deux fois du verbe « croire », comme recherche d’une vérité, d’une foi à laquelle s’accrocher. De même, il débute sa deuxième tirade par la mise en avant de son expérience et de ses réflexions: « Moi qui suis gardien depuis six années, j’ai toujours regardé les meurtriers en cherchant… »
En même temps le personnage est ridicule dans ses réflexions : d’abord parce qu’il pose la question de l’univers intérieur, alors qu’il en a affirmé l’existence juste avant, preuve d’un discours dont il n’est pas sûr du tout.
Et ensuite parce les explications qu’il envisage sont grotesques : l’idée de l’instinct meurtrier logé dans le sexe amène une tirade particulièrement drôle, par l’énumération de tous les types de sexe, selon une formule répétitive il y a + article indéfini au pluriel + adjectifs. La taille semble de fait l’une des obsessions du gardien : « gros », « petits », « tout petits », « énormes »…Voyeurisme bien évidemment, et angoisse personnelle probable, le gardien s’étant au début présenté comme lui-même totalement dépourvu d’instinct meurtrier (et donc de sexe, selon ses croyances ?).
Même ridicule pour le premier gardien quand il étale ce qu’il sait : « Je dirais qu’on dirait Roberto Zucco », la portée des informations données là au spectateur disparaît par le comique de répétition.

Le premier gardien, à l’inverse, apparaît plus balourd : son monde est simple : en tant que gardien de prison, il a « l’idée d’entendre quelque chose », ne croit pas inutile sa présence « pour empêcher les évasions », et répond à la question de l’instinct criminel par une formule simple « Pur vice », qu’il n’hésite pas à répéter « Pur vice, je te dis ». Et s’il finit par adhérer aux idées de son camarade, c’est par incompréhension pure : comment on peut s’évader en marchant seulement sur le toit de la prison : « Qu’est-ce qu’un type ferait sur le toit ? ».En même temps, il est le premier à comprendre la réalité de ce qui se passe, même s’il ignore qui est Zucco. (Le « jamais entendu parler » fait écho à « j’ai l’impression d’entendre quelque chose » : le premier gardien n’entend pas ce qu’il est important d’entendre).

III Un univers symbolique

Mais derrière l’aspect comique de la scène, de nombreux indices invitent à décrypter la scène de manière symbolique .

1) Un univers étrange

-Etrangeté du lieu : « Le chemin de ronde d’une prison, au ras des toits », « les toits de la prison, jusqu’à leur sommet », « le faîte du toit » : un univers entre ciel et terre, qui participe du monde aérien, sans parvenir à se dégager de la pesanteur. Paradoxe même que ce lieu « aérien » soit celui d’une prison. De même, les gardiens se limitent « au ras des toits », alors que Zucco, lui, marche sur eux. (Peut-être parodie des expressions triviales « au ras des pâquerettes » !)

-Etrangeté du moment : « A l’heure où les gardiens, à force de silence et fatigués de fixer l’obscurité », « à cette heure tout le monde a les yeux fermés », « à cette heure » : insistance par la répétition du terme « heure » sur la singularité du moment : être éveillé à ce moment de la nuit relève de la transgression, le silence et l’obscurité s’y révèlent proprement inhumains.

-Etrangeté des personnages eux-mêmes : les gardiens de prisons, même s’ils apparaissent un peu bêtes, ne ressemblent pas à l’image que l’on se fait de leur personnage : dans toute cette scène, seuls deux termes sont empruntés au langage familier «s’engueuler », «putain ». leur registre de langue reste par ailleurs très correct, ils ont tous les deux le goût des images (« grilles », « passoires », « tamis » ; meurtrier « liquide »), voire des procédés littéraires : « Je crois qu’il n’est pas inutile », emploi d’une litote).
Quant à Zucco, il est d’emblée présenté comme un personnage énigmatique : il rappelle bien évidemment le spectre dans Hamlet : Il « apparaît » et « disparaît » (Noter l’inversion du sujet lors de la première didascalie : « Apparaît Zucco », ce qui met en valeur le côté surnaturel de cette apparition). La précision de la cheminée « « Zucco commence à disparaître derrière une cheminée » semble lui donner le pouvoir de se transformer lui-même en fumée évanescente.
Quant aux précisions : « marchant sur le faîte du toit », « Zucco avance toujours, tranquillement sur le toit », elles donnent au personnage une aura quasi divine, seul être capable de braver ainsi la pesanteur (On peut penser au Christ marchant sur les flots ?). En même temps, tous les verbes utilisés ici dans les didascalies définissent exactement Zucco : marcher, avancer toujours// Apparaître, disparaître.

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2) Une mise en abyme

Le prince Hamlet, dans Shakespeare, demande à des comédiens de jouer devant sa mère et son oncle la scène de l’assassinat de son père. Koltès propose comme première réplique de sa pièce : « Tu as entendu quelque chose ? », réplique qui évolue au cours de la scène en « Tu ne vois pas quelque chose ? », c’est à dire exactement les questions qu’un spectateur peut poser à un autre au moment où la salle vient de s’éteindre et que le public attend qu’il se passe quelque chose sur scène.
Mais la réplique du deuxième gardien va plus loin : elle s’interprète comme un manifeste théâtral et une charte du spectateur: «à cette heure, nos oreilles devraient écouter le bruit de notre univers intérieur, et nos yeux contempler nos paysages intérieurs ». En substituant aux verbes « entendre » et « voir », les deux verbes « écouter » et « contempler » (activité et non passivité), et en utilisant le verbe impératif « devoir » Koltès invite le spectateur à une autre attitude : le spectateur ne doit pas entendre, ni voir, il doit comprendre qu’il n’est pas là dans la réalité du monde, mais dans l’univers intérieur de Koltès, et que ce n’est qu’en étant lui-même attentif à sa propre intériorité que sa présence au théâtre peut n’être pas totalement inutile (Sinon, il ferait mieux, lui aussi d’aller dormir !). Ou s’il reste éveillé, il passera à côté, tout comme les gardiens passent à côté de l’évasion de Zucco.

3) Le théâtre et la prison

« Je vois un peu le plateau de théâtre comme un lieu provisoire, que les personnages ne cessent d’envisager de quitter. C’est un peu comme le lieu où l’on se poserait le problème : ceci n’est pas la vraie vie, comment faire pour s’échapper d’ici ? les solutions apparaissent toujours comme devant se jouer hors du plateau (…)
Et l’enjeu du théâtre devient : quitter le théâtre pour retrouver la vraie vie. Étant bien entendu que je ne sais pas du tout si la vraie vie existe quelque part, et si, quittant finalement la scène, les personnages ne se retrouvent pas sur une autre scène, dans un autre théâtre, et ainsi de suite. C’est peut être cette question, essentielle, qui permet au théâtre de durer. (…)
(Entretien avec Alain Prique, Revue théâtre en Europe)

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En intitulant cette première scène « l’évasion », en achevant même la scène sur ce mot (« C’est une évasion »), en évoquant d’emblée sur le plateau une prison, Koltès pose dès le début (dans l’urgence même) un thème essentiel de son théâtre : comment s’évader, comment échapper à soi-même, comment échapper justement à son univers intérieur, dont l’ambivalence apparaît dans la formule du gardien : « On devrait de temps en temps refermer les yeux sur notre univers intérieur ».
(Sens multiples : refermer les yeux : se recueillir, se concentrer sur ; mais refermer les yeux : être aveugle, voire « fermer les yeux », mourir ou éviter de voir).

Avec cette dernière pièce, il pose la question avec une acuité d’autant plus forte qu’il est alors lui-même prisonnier de la maladie : ainsi Roberto Zucco est une fuite désespérée vers une liberté (ou une virginité) que seuls le ciel et la lumière semblent susceptibles d’accorder : la dernière scène vient ainsi répondre très directement à celle-ci, début de la quête du personnage de Zucco.

Conclusion

Une scène d’exposition qui refuse le réalisme, qui modifie l’histoire originelle et qui inscrit tout de suite le texte dans la tradition théâtrale: deux personnages grotesques et populaires, qui rappellent Shakespeare, mais aussi le chœur des comédies antiques, venues commenter les actions des personnages. Ils permettent de valoriser le caractère exceptionnel des protagonistes. Cependant l’atmosphère noire, carcérale et hors du temps évoque des thèmes très contemporains : la solitude, l’enfermement et l’inutilité d’une parole qui se déploie en vain pour oublier les gouffres de la nuit.

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